Par Olivier Barlet
Africultures
“Sauvé par le gong !” Le palmarès est venu in-extremis sauver cette édition aseptisée que fut ce Fespaco 2013 : un vrai palmarès de cinéma venant compenser la faiblesse globale de la sélection, la réduction de 15 à 7 du nombre de salles surtout peuplées de têtes blanches, l’ambiance festive réservée aux lieux marchands, l’absence de centre de rencontre du festival et la désertion globale du public burkinabé. Regard critique sur la compétition longs métrages…
Rengaine : le Fespaco menacé
En attribuant l’étalon d’or à Aujourd’hui (Tey) d’Alain Gomis et l’argent à Yema de Djamila Sahraoui, le jury longs métrages présidé par Euzhan Palcy a fait preuve de lucidité et de courage : il s’agissait des propositions de cinéma les plus originales de la compétition. Le beau film d’Alain Gomis (cf. notre critique) étonne et déstabilise les spectateurs habitués à des récits plus conventionnels pour les inviter à une réflexion sur l’aujourd’hui du monde, tandis que celui de Djamila Sahraoui joue magnifiquement l’épure et la simplicité pour traiter de la douleur de l’Histoire algérienne et des conditions de la réconciliation (critique à venir).
Pourtant, ce palmarès était tronqué : comme à chaque édition, et malgré les pressions de toute la profession, une série de films de la compétition n’ont pu être pris en compte par le jury en raison du règlement qui impose leur projection en 35 mm. C’est ainsi que One man’show de Newton Aduaka (cf. notre critique) fut éliminé, alors qu’il obtenait le prix Paulin Soumanou Vieyra de la critique africaine. [[Le jury a attribué une mention à Yema de Djamila Sahraoui et à Les Enfants de Troumaron de Harrikrisna & Sharvan Anenden.]] L’inanité d’une telle disposition, tandis que le numérique s’impose partout pour le tournage et la diffusion des films, a entraîné nombre de protestations et une pétition des cinéastes. Sous le feu des critiques, Michel Ouedraogo, délégué général du Fespaco, a annoncé lors de la clôture la levée de cette disposition. Il nous déclarait en 2011 qu’il attendait une décision de la Fepaci (Fédération panafricaine des cinéastes) en ce sens puisque c’était la Fepaci qui avait historiquement introduit cette règle — tout en reconnaissant l’indigence actuelle de la Fepaci pour toute décision (cf. notre entretien). En 2013, en dehors de La Pirogue de Moussa Touré, qui reçoit le bronze, la plupart des films qu’il avait fallu “gonfler” en 35 mm pour le seul besoin du Fespaco ont été kinescopés à moindre coût au Maroc, et perdaient ainsi une partie de leur luminosité. L’équipe technique du Fespaco restant sans moyens, elle n’avait pas changé les lampes des projecteurs avant le festival, ce qui ne contribuait pas non plus à cette luminosité, si bien que la lumière et les couleurs de nombre de films étaient bien pâles à l’écran.
A moins que le numérique ne soit réservé à la seule nouvelle salle en construction près du siège, l’annonce de Michel Ouedraogo fait que l’équipement numérique des salles de Ouaga et la prestation d’un opérateur compétent seraient à inscrire au budget du prochain Fespaco. Cela aurait l’avantage de corriger certains manques professionnels : que par exemple le tiers droit de l’écran du Neerwaya ne soit pas flou durant nombre de projections, ou que son projectionniste mette de côté les bandes amorces quand il assemble les bobines pour la projection d’un long métrage, lesquelles coupent le déroulement du film durant plusieurs secondes… Cela ne supprimera par contre peut-être pas la présence au Neerwaya d’un animateur style club de vacances qui lance des formules creuses au micro tandis que le projecteur empêche de lire le générique du film, de toute façon souvent coupé par le projectionniste qui estime le film terminé. Ni sans doute le fait que les entrées de côté se font sans le respect du sas à deux portes, si bien que l’écran est illuminé à chaque personne qui entre ou sort. Ces “petits” détails et bien d’autres concourent à l’impression générale d’un festival pour qui le cinéma n’est pas premier. Le fait que les programmes imprimés ou affichés n’indiquent jamais les langues (originale et sous-titres) achève de décourager un public qui se retrouve régulièrement confronté à des films qu’il ne peut comprendre. L’argument du règlement (les films doivent arriver sous-titrés) ne change rien à la fatigue du public local qui sent peu à peu que ce festival n’est plus pour lui.
Or, c’est bien cela qui pêche : l’attraction du Fespaco tient en grande partie à sa dimension populaire. Le tapis rouge qui orne l’entrée du cinéma Burkina n’aurait un sens que si le public et les photographes se pressaient autour comme à Cannes… Mais aujourd’hui, le public ouagalais ne se mobilise que pour les films burkinabés. Les projections publiques gratuites en plein air ont disparu et aller au Fespaco consiste désormais à se prendre une brochette et une bière dans le brouhaha des échoppes bordant la Maison du peuple ou le siège. Ou bien à aller en famille à la “rue marchande” qui regroupe les artisans et commerçants de toute la sous-région, mais qui a cette année tourné mal du fait du prix d’entrée à 300 Fcfa qui en rebutait plus d’un alors que les autres lieux étaient gratuits, y compris les stands commerçants du siège. La protestation musclée des marchands a conduit à la suppression des contrôles deux jours avant la fin, mais le mal était fait : les chiffres d’affaires étaient faibles.
Cannes est un bon exemple : le plus prestigieux des festivals sait décliner à la fois l’exigence du cinéma de qualité et l’attraction pour sa magie. C’est une affaire de communication et les journalistes y sont choyés, qui en amplifient l’aura dans le monde entier. Le Fespaco profite lui aussi d’une belle notoriété et, dès avant le festival, de nombreux médias s’y intéressent. Mais ce capital est dilapidé dans l’à peu près organisationnel et une certaine méfiance envers le grand public, dont on craint les débordements. Celui-ci serait par exemple valorisé si les films en compétition étaient également projetés gratuitement en plein air sur la place de la Nation comme ce fut le cas autrefois, et présentés par les cinéastes eux-mêmes. Car ce public se détache peu à peu du cinéma et le Fespaco n’est pas le seul en cause : la multiplication des écrans fragmente comme partout au monde la vision collective. Seul l’événement peut en restaurer la culture, à condition de ne pas s’en sentir exclu.
C’est ainsi que le Fespaco scie peu à peu la branche sur laquelle il est assis : l’association d’un festival fédérateur des cinémas d’Afrique avec une fête populaire mobilisant toute la ville. La récurrence des problèmes d’organisation n’arrange pas les choses, même s’ils furent moins prégnants cette année. La faible qualité d’impression du catalogue et ses manques complètent le tableau pour les professionnels. C’est un capital de sympathie qui s’effrite d’édition en édition, du fait du maintien de choix radicaux allant à l’encontre de ce qui a fait la légende du Fespaco : prix élevé des entrées (1000 Fcfa) ou du pass (25 000 Fcfa, soit 39 €), arrêt des projections dans les quartiers, nationalisme au détriment du panafricanisme (le bulletin Fespaco News multipliant les articles sur le cinéma burkinabé tandis que le numéro 3 titrait en une : “Le Premier ministre assiste à la projection du film inaugural”).
Alors même que le festival participe grandement à la diplomatie culturelle du Burkina Faso en un tout qui rassure les innombrables ONGs et programmes de coopération, il est menacé de se voir prendre la natte sur laquelle il est assis par une autre capitale qui privilégierait le cinéma : tout le public festivalier étranger se déplacerait sans remords. L’attractivité de Ouaga n’est plus ce qu’elle était, malmenée par des agressions le soir à proximité des salles : on rapporte des cas de vol du sac à mains de femmes violemment jetées au sol. Il ne faudrait pas que l’actuelle étude menée par un cabinet d’audit international conduise aux mêmes conclusions que ce cabinet avait tirées pour le festival de Marrakech : préconiser ce modèle serait se tromper de cible et le mythe du Fespaco ne résisterait pas aux paillettes.
Certes, l’édition 2013 fut marquée par la peur liée à la guerre du Mali : il fut dit et répété que le public préférait ne pas sortir, et que des étrangers auraient renoncé à leur voyage. La destruction (apparemment un peu rapide) du bagage suspect d’un voyageur en partance à l’aéroport de Ouaga le 3 février a contribué à renforcer la crainte. [[cf. http://www.lefaso.net/spip.php?article52618]] Les mesures de sécurité ont pu réduire l’ampleur du Fespaco 2013 mais, s’il faut en croire Fespaco News, ce sont quand même 4000 badges qui ont été émis et attribués en début de festival. Le chanteur Greg, la nouvelle coqueluche des Burkinabé, et les rythmes fiévreux de la star nigériane Flavour n’ont pas rempli le stade du 4 août pour une inauguration qui fut dramatique certaines années tant la foule s’y pressait, mais la chorégraphie Wakatt (Le Temps) de Seydou Boro, les marionnettes géantes de Boromo au Niger, et la scénographie de centaines d’enfants furent néanmoins suivis par un public nombreux, traditionnellement attiré par le feu d’artifice final.
A notre niveau, en dépit des demandes d’accréditation transmises, la vingtaine de journalistes venant de 14 pays différents, délégués par leur association nationale pour participer à la sixième édition de l’atelier de formation à la critique organisé conjointement par Africultures et la Fédération africaine de la critique cinématographique (FACC), n’avait pas de badge émis au premier jour de l’atelier. Chacun de ces journalistes représentait pourtant un média bien précis. Pour leur donner accès aux salles, le Fespaco concéda une dizaine de badges et il fallut en acheter une autre dizaine alors que cet atelier est traditionnellement organisé en partenariat. Cela n’empêcha pas l’atelier d’être un grand moment de travail intense, chaque groupe de quatre journalistes et un formateur ayant un programme de projections précises, avec pour mission d’analyser les films ensemble et de rédiger un papier critique issu de cette synergie pour les trois bulletins Africiné publiés durant le festival et gratuitement diffusés à 3000 exemplaires aux festivaliers. [[Voir les articles des trois bulletins Africiné publiés sur www.africine.org]] Des conférences de rédaction et points théoriques quotidiens introduisaient des journées bien remplies.
Même couac au niveau du jury de la critique africaine présidé par Baba Diop, président de la FACC : pour la première fois institutionnalisé par le Fespaco alors qu’il était habituellement attribué par l’atelier critique, ses membres se sont retrouvés logés comme les autres jurys à Ouaga 2000, à 45 minutes du centre-ville, mais sans disposer d’un transport pour se rendre aux salles et sans prise en charge. N’étant pas prévenus à temps, ils ne purent présenter leur prix à la conférence de presse des prix spéciaux. Parrainé par RFI selon un accord obscur décidé à la direction du Fespaco sans concertation avec le bureau de la FACC, la remise du prix en fin de cérémonie après celui de Nescafé et de la Loterie nationale burkinabée s’est déroulée alors que tout le monde pliait bagage. La tentative d’instaurer un prix Fipresci de la critique internationale avait avorté en 2011, les membres du jury ayant dû constater à l’aéroport que leurs billets d’avion n’avaient pas été émis. Devant la réticence de la Fipresci de retenter l’expérience mais soucieux de redorer le blason “cinéma” du festival, le Fespaco a institutionnalisé ce prix de la critique africaine, mais en tant que prix spécial doté par RFI (qui parrainait auparavant le prix du public, fort différent) alors que le prix Fipresci, non doté, devait être lié au palmarès.
Cet épisode n’est pas neutre : la critique se retrouve ainsi ramenée à sa seule dimension africaine et c’est bien là le destin d’un festival qui n’est toujours pas considéré par les professionnels comme un grand festival international. [[Cf. http://www.fiapf.org/pdf/guidefiapfFinal.pdf — 51 festivals sont labellisés par la FIAPF (Fédération internationale des associations de producteurs de films) en fonction de leur qualité pour permettre aux producteurs de se repérer dans la masse des festivals et faire des choix pour soumettre leurs films.]] Pour contrer la marginalisation des cinémas d’Afrique dans le monde, il serait pourtant important que le Fespaco réponde aux critères de qualité nécessaires pour offrir une vitrine sans failles et attirer un réseau professionnel international qui dépasse la petite famille qui soutient les cinémas d’Afrique. Le MICA (marché du film) devait se tenir dans le nouveau bâtiment proche du siège, mais un incendie en cours de travaux a reporté sa mise en fonction. Le règlement de la facture de 2009 à l’hôtel Azalaï a permis de l’héberger dans ses locaux (mais la prise de risque de l’hôtel restant limitée, toutes les conférences de presse durent être déplacées en urgence au centre de presse Liptako Gurma, de moindre capacité). Enjeu essentiel pour la commercialisation des films d’Afrique, notamment audiovisuels, le marché du film ne peut avoir d’impact international qu’en la présence de professionnels invités : des choix douloureux sont peut-être à faire dans les invitations pour privilégier cette dimension, avec un encadrement adapté.
Mais sans encadrement public, le cinéma ne se développera pas comme industrie créatrice d’emplois. Les professionnels réunis lors du colloque “Cinéma africain et politiques publiques en Afrique” l’ont affirmé dans une déclaration solennelle. Ils appellent les Etats à sortir de l’inertie. Rien de bien nouveau si ce n’est qu’on sent peu à peu un (petit) vent se lever lié à la reconnaissance de la Culture comme un possible facteur de développement. Le Burkina est à cet égard à l’avant-garde en l’ayant inscrit en bonne place dans sa “Stratégie de croissance accélérée et de développement durable 2011 – 2015” (SCADD), en troisième position après l’agriculture et les mines. La déclaration solennelle de Ouaga appelle notamment les Etats à soutenir le Fonds panafricain du cinéma et de l’audiovisuel (FPCA) dont le Comité d’orientation transitoire (COT) s’est réuni plusieurs journées à Ouagadougou pour travailler sur l’élaboration du cadre juridique nécessaire au passage à l’étape cruciale de la recherche la plus large possible des sources de financement, comme l’indique son communiqué de presse. Etant moi-même membre du COT, je peux témoigner de l’ardeur avec laquelle ce comité travaille pour que ce Fonds puisse voir le jour. Plus il sera officiellement soutenu, plus il aura des chances de lever des fonds internationaux, notamment privés.
La déclaration solennelle du colloque réaffirme le FESPACO “comme le lieu de rencontre et de célébration des cinématographies africaines”. L’enjeu reste donc bien de regonfler l’attractivité du Fespaco, alors que c’est à Johannesburg du 25 au 27 mars 2013 que se réunit le Congrès refondateur de la Fédération panafricaine des cinéastes, qui autrefois se réunissait durant le Fespaco. L’ouverture de la compétition à la diaspora, deuxième annonce choc de Michel Ouedraogo dans son discours de clôture, participe de cette volonté, alors que ces films étaient jusqu’à présent rassemblés dans une section de faible visibilité. On peut imaginer qu’en dehors des productions indépendantes, quelques grosses machines américaines fassent le déplacement : Spike Lee à Ouaga en 2015 ?
De même, la troisième annonce — le doublement des prix de la compétition — vise elle aussi à redonner du poids à la sélection ouagalaise, de nombreux festivals demandant la première mondiale pour assurer leur notoriété : la concurrence est rude et l’argent est le nerf de la guerre. On voit ainsi les Journées cinématographiques de Carthage subir la domination des festivals du Golfe qui alignent les pétrodollars sans vergogne.
Une compétition longs métrages problématique
Qui sélectionne les films au Fespaco ? Quel directeur artistique à la compétence reconnue, comme dans tout festival d’envergure, explique ses choix, sa ligne éditoriale, défend ses audaces et argumente ses nécessaires compromis ? C’est souvent une personne extérieure au pays, convoquée pour sa compétence. Tout festival d’obédience internationale a des programmateurs qui cherchent les meilleurs films et parcourent toute l’année la planète pour déceler des propositions originales de cinéma, des perles à présenter en exclusivité à leur public. Même Cannes le fait car la concurrence est rude. On croise certes le délégué artistique Ardiouma Soma dans certains festivals, mais le Fespaco, peut-être faute des moyens nécessaires, semble davantage attendre que les films viennent à lui.
La compétition longs métrages 2013 joue certes la diversité de styles et d’origines, mais opère des choix qui laissent songeur. Prenons l’exemple du cinéma marocain, qui s’y taille la part du lion : trois films sur vingt. Michel Ouedraogo indique qu’il y a là reconnaissance de l’effort du Maroc pour le financement de son cinéma, qui débouche sur la production d’une vingtaine de longs métrages par an. Force est de constater que cette production certes dynamique reste artistiquement limitée. Se détachent cependant récemment Sur la planche de Leïla Kilani, Mort à vendre de Faouzi Bensaïdi, Chroniques d’une cour de récré de Brahim Fritah, The End de Hicham Lasri, Mon frère de Kamal El Mahouti ou Zéro de Noureddine Lakhmari (qui a dépassé les 250 000 entrées au Maroc) — sans oublier le documentaire Femmes hors-la-loi de Mohamed El Aboudi. La plupart de ces films ont le “défaut” d’être des coproductions internationales et de ne pas être passés par le système marocain d’avance sur recettes. Est-ce là la raison de leur absence au Fespaco ? C’est pourtant souvent dans les exigences des coproductions que se joue l’aboutissement de l’écriture des scénarios, grand manque des films d’Afrique en général. On voit d’ailleurs le prix du meilleur scénario attribué à Les Chevaux de Dieu de Nabil Ayouch, coproduction belgo-franco-marocaine dont nous avons par ailleurs souligné les ambiguïtés dans notre compte-rendu de Cannes. Comme cette autre coproduction fortement européenne qu’est La Pirogue de Moussa Touré (cf notre critique), qui empoche l’étalon de bronze, le film d’Ayouch est une machine à démontrer et à répondre aux attentes du public.
Devoir composer avec des producteurs attentifs à leur marché est à la fois enrichissant et ambigu : il arrive qu’on gomme dans les films tout ce qui gênerait un public international, au détriment d’une certaine fragilité qui fait souvent la valeur des œuvres, car elle retranscrit les incertitudes et les doutes qui témoignent du réel de sociétés ballotées par leur Histoire.
Pourtant à l’abri des exigences et influences, les deux autres films marocains avaient en commun la recherche d’effets et l’étalement des poncifs. Les Ailes de l’amour (Love in the Medina), troisième film d’Abdelhai Laraki, joue dans un microcosme à la fois familial, sentimental et géographique : travaillé depuis tout jeune par la sensualité et le désir malgré les préceptes de son père docteur du Coran, le jeune boucher Thami séduit entre autres femmes la belle Zineb, une femme mariée. Cet amour passion à la découverte du plaisir tient davantage de l’obsession érotique que de la relation, ce qui en retire toute pertinence pour le spectateur. A l’image des mosaïques de la Médina, il devient le décor d’un étalage de clichés éculés. Déjà, dans Mona Saber (2002), son premier long métrage, Laraki frisait la caricature sur fond de dépliant touristique tout en abordant des sujets de fond.
Quant à Androman, de sang et de charbon d’Azlarabe Alaoui, il aurait pu être plus subtil avec son personnage de fille que le père masque en garçon, mais les trompettes et les chants, la passion des ralentis jusqu’à oser faire un spectacle en un long plan abject de la mort de M’hoand qui s’était épris d’elle, les répétitions et la prévisibilité du scénario, la pesanteur générale d’une mise en scène et d’un jeu d’acteurs démonstratifs enferment le film dans la carapace de ses intentions. Cette esthétique forcée rappelle le pesant Pégase du Marocain Mohamed Mouftakir, qui avait emporté l’Etalon d’or en 2011.
Bien que ne pouvant se réclamer d’une politique culturelle cohérente en faveur du cinéma, l’Algérie avait également trois films en compétition. Aussi bien Le Repenti de Merzak Allouache (critique et entretien avec le réalisateur à venir) que Yema de Djamila Sahraoui (critique à venir) faisaient honneur à cette sélection.
Yema
Repenti
Par contre, la facture léchée et consensuelle de Zabana ! de Saïd Ould-Khelifa ramenait à l’époque où le cinéma algérien politiquement correct célébrait obligatoirement les martyres de la lutte de libération. Le film sent la commande d’Etat pour le 50ème anniversaire de l’Indépendance. On suit donc le parcours exemplaire du premier martyr guillotiné par les Français, théâtralisé à souhait. L’utilisation du clair-obscur dans la prison sanctifie le personnage, la musique encourage l’édification, tandis que le rythme et la mise en scène ternissent une plate reconstitution qui ne dégage pas d’émotion. Les rapports entre MNA et FLN ne sont qu’effleurés et tout ce qui serait hors norme laissé de côté.
Même au niveau burkinabé, le choix de Moi Zaphira d’Apolline Traoré, dont on cherche vainement en quoi c’est un film de cinéma, plutôt que Bayiri de Pierre Yaméogo, sidère. Même étonnement devant le prix d’interprétation féminine attribué à Mariam Ouedraogo qui pourtant oscille entre ânonnement et hystérie : fallait-il absolument que le Burkina soit présent au palmarès ? Cette histoire très bavarde d’une villageoise qui pousse sa fille Katia à devenir mannequin jusqu’à ce que celle-ci lui reproche de l’avoir forcée baigne dans un noir et blanc sans relief qui sous l’effet du kinéscopage obligé de la vidéo en 35 mm sombre dans des jeux de gris ocrés gommant les arrières plans en aplatissant l’image. La seule trouvaille qui réveille le public est un somnambule à vélo qui obéit aux ordres et permet à l’héroïne de se déplacer ! Quant au village, il est caricaturé avec mépris comme préférant les dons au travail des champs. Déjà en 2005, Apolline Traoré avait concouru avec le déprimant Sous la Clarté de la Lune…
Sans pousser la comparaison car ces deux œuvres ont leur qualité, le manque d’aboutissement tant technique que scénaristique se retrouve dans deux films en huis-clos. Il faut de la maîtrise pour réussir à dépasser les contraintes d’une unité de lieu sans horizon comme la prison dans Toiles d’araignées du Malien Ibrahima Touré ou le camp de détention dans Virgem Margarida du Mozambicain Licinio Azevedo. Dans les deux cas, c’est en poussant le jeu d’acteur que l’on tente de pallier la faiblesse de la mise en scène. A l’origine de Toiles d’araignées, un beau roman d’Ibrahima Ly (brillant écrivain, universitaire et militant malien prématurément décédé en février 1989 et dont Les Noctuelles vivent de larmes reste inoubliable) et cette phrase d’introduction : “La feuille qui n’est pas libre est une feuille morte”. Mariama, qui aime Lamine, tente d’échapper sans succès au mariage forcé et passera de la prison familiale à la vie carcérale pour avoir osé s’opposer à son destin en invoquant son droit, au même titre que des militants luttant contre la dictature. Il lui faudra échapper à la toile qui lui colle à la peau.
Ce destin de femme forte emblématique pourrait émouvoir si le film le défendait mieux. C’est également le cas de Virgem Margarida, pourtant issu d’une coproduction de qualité entre le Mozambique, l’Angola, la France et le Portugal : prise par erreur dans une razzia de prostituées à l’époque où le nouveau régime veut chasser les traces du colonialisme, la vierge Margarida se retrouve internée dans un camp disciplinaire encadré par des femmes militaires qui se prennent pour des hommes. On imagine la suite : les résistances quotidiennes des femmes qui peu à peu adoptent et protègent la jeune vierge à qui tout est reproché. Souvent empreint d’humour, le film rappelle le contexte idéologique révolutionnaire et ses slogans, et lui oppose une communauté solidaire qui dépasse ses mépris et ses divisions. Filmé avec énergie, il ne manque pas d’images fortes, mais sa limite reste celle de l’émotion : c’est dans la gestion de l’écart qu’un film nous atteint, lorsque l’épaisseur humaine surgit sans qu’on cherche à la convoquer en poussant la musique, le jeu d’acteur ou l’hystérie des situations. Cela ne passe pas forcément par l’épure mais par la distance où le spectateur peut construire sa propre interprétation et relier ainsi, non par sentimentalisme mais par une relation intime, son vécu au récit du film et à la réalité évoquée, fusse-t-elle très éloignée de la sienne propre, dans la compréhension de cette singularité.
La volonté de rendre compte de la production lusophone permettait à deux films angolais d’être en compétition. Premier long métrage de Pocas Pascoal et qui remporte le prix de l’Union européenne, Ici tout va bien (Por aqui tudo bem) est un film attachant sur deux jeunes femmes qui ont précédé leur mère en émigrant à Lisbonne pour échapper à la guerre civile, et s’y retrouvent isolées et sans moyens. Leur condition et la fragilité de leur ancrage moral et culturel sera le sujet d’un film sincère qui évite tout effet pour se concentrer sur leur façon différente d’entrer dans l’âge adulte, confrontées aux garçons, à l’exploitation et au racisme alors qu’elles essayent de survivre. La familiarité de la mise en scène, qui adopte alternativement le point de vue des deux femmes, permet de partager leurs craintes, leurs déceptions et leurs espoirs dans la complexité de leur relation mais peine aussi à établir un lien plus fort, notamment sur le hors champ de la guerre civile, non sans atteindre une belle dimension humaine.
Etonnante approche de la fin de la colonisation portugaise à Luanda que celle choisie par Zézé Gamboa, cinéaste confirmé quant à lui (Un Héros, 2004), avec Le Grand kilapy (O grande kilapy). Avec quelle distance l’évoquer ? Par la farce répond Gamboa. Et nous voilà pris dans le biopic burlesque d’un roublard professionnel, un “kilapy” dans la langue locale, dont la principale préoccupation sera l’argent et les femmes (blanches). Le film nous indique que le personnage a existé et qu’il s’agit d’une libre adaptation de la vie de ce roi de l’arnaque qui arrivait à être un Noir qui réussit dans l’insouciante Angola des Blancs en fréquentant du beau monde dans un contexte particulièrement hostile, à la barbe de la police secrète qui le harcèle. Le clin d’œil est sympathique, Gamboa prenant comme héros un personnage aussi fascinant qu’agaçant, loin de toute figure charismatique ou emblématique d’une lutte anticoloniale à laquelle se livrait ses relations mais dont il restait soigneusement à distance.
Le film cultive l’élégance sur le rythme chaloupant des musiques angolaises des années 70, et fait de l’humour gouailleur de son kilapy une arme contre les conventions. Ses arnaques contre l’autorité l’amenant en prison, l’escroc devient subversif, un héros de la lutte de libération ! Gamboa développe ainsi ludiquement un regard aussi goguenard qu’acerbe sur les figures de l’Indépendance. On en suit avec plaisir les rebondissements, tant la transgression ainsi célébrée montre à quel point les contradictions de la colonie comportaient déjà les germes de la décolonisation, et plus largement combien tout système dictatorial porte en lui ce qui le fera exploser.
On retrouve cette plongée très humaine dans l’imaginaire qui caractérise la littérature lusophone dans le nouveau film très attendu de Flora Gomes (Guinée Bissau), La République des enfants. Dans un monde en guerre où la cruauté est à son comble, des enfants errent sous la coupe d’enfants soldats. Un groupe s’en détache où une bagarre permet au pouvoir de changer de mains, et qui se dirige vers la ville. A la recherche de ses lunettes tombées sous la table lorsque le palais est attaqué, le conseiller du président (le toujours remarquable Dany Glover) se retrouve seul et se joindra aux enfants pour finalement arriver dans une ville où ne vivent plus que des enfants qui ont recréé leur propre société. Chacun cherche à y dépasser ses démons pour trouver peu à peu le chemin du passage à l’âge adulte. Entre les lunettes qui permettent de voir le futur, les rédemptions et réconciliations nécessaires, c’est l’espoir d’une société meilleure que construiraient les enfants qu’évoque Flora Gomes, à condition que leur République devienne mature. A noter qu’à travers le personnage de Dubem incarné Glover, Gomes insiste sur l’importance d’un guide éclairé, d’un adulte. La fable est lumineuse, certains plans magnifiques, le déroulement toujours étonnant. Pourtant, une distance s’installe du fait de l’anglais comme langue de tournage et d’un manque d’approfondissement scénaristique qui restaurerait davantage de rythme et la fluidité que pouvait par exemple atteindre Les Bêtes du Sud sauvage de Benh Zeitlin, un film jouant également sur le fantastique où l’imaginaire de l’enfance se confronte sans le renier au monde des adultes face aux menaces du siècle.
Les jeunes étudiants ne sont pas beaucoup plus vieux dans Les Enfants de Troumaron, le beau film d’Harrikrisna Anenden et de son fils Sharvan (Ile Maurice) basé sur le roman Eve de ses décombres de sa célèbre épouse Ananda Devi, comme l’était déjà La Cathédrale basé sur une nouvelle éponyme. Deuxième long métrage, il a reçu à tort le prix Oumarou Ganda de la première œuvre… mais a bien mérité un prix ! Comme en Angola, les jeunes sont à la dérive. Concentré sur le personnage d’Eve, sur l’origine donc, le film est l’histoire sombre d’une autodestruction. Nous y reviendrons dans une critique détaillée, comme pour d’autres films vus au Fespaco, pour ne pas charger cet article.
De Tunisie, le Fespaco n’a pas choisi les découvertes de Carthage, Le Professeur de Mahmoud Ben Mahmoud, ou Beautés cachées, le dernier Nouri Bouzid, mais Always Brando, de Ridha Behi, une tentative de rencontre, au-delà des clichés humiliants qui plombent la relation, entre le monde arabe et l’Amérique, comme ont pu le faire Nabil Ayouch dans Whatever Lola wants ou Youssef Chahine dans son autobiographique Alexandrie-New York. Fasciné par le personnage de Marlon Brando, tant l’acteur que le défenseur des droits des minorités, Behi fait le voyage de Beverly Hills pour lui proposer de jouer dans son film. Brando accepte mais il est à l’aube de sa mort. Il mettra donc des années à faire sans lui un film sur un tournage américain en Tunisie, où joue le sosie de Brando jeune qui au départ ne crois pas à son talent puis prend de l’assurance et se met à rêver de l’Amérique. Les compromis pour y arriver seront douloureux. La force du film est de prendre le spectateur comme témoin : ton personnel avec voix off pour en expliquer la genèse, regard documentaire sur les métiers du cinéma, jeu de raccords entre les films de Brando et le film en train de se faire sur un film en cours de tournage… C’est beaucoup de distance et l’on se perd un peu dans le fil narratif de cette fugue intimiste mais la sauce pourrait prendre si, par contre, on n’était pas révolté par sa façon d’utiliser le cliché pour dénoncer le cliché : il faudra que le jeune acteur se prostitue avec un acteur homosexuel pour espérer être invité en Amérique, devenue son seul espace de rêve. La rencontre ne devient possible que par le renoncement de soi, mais au niveau du pire cliché, comme si l’homosexualité résumait la dérive immorale de l’Occident. D’un beau projet de rencontre, Ridha Behi fait un film homophobe.
La morale : une critique ne consiste pas à passer un film au crible de ses propres critères mais à interroger la portée des affirmations et présupposés du propos. D’Afrique du Sud, plutôt que par exemple le remarquable et dérangeant Beauty d’Oliver Hermanus, le Fespaco a choisi pour sa compétition, How to steal two million, produit par la dynamique boite de production DV8 de Jeremy Nathan et premier film de Charlie Vundla, jeune cinéaste qui voudrait marcher sur les pas de Quentin Tarantino. Il suit Jack, un homme qui sort de prison et voudrait se réinsérer honnêtement mais, alors qu’un policier corrompu lui dérobe ses maigres avoirs et que son passé le rattrape, Jack doit replonger dans le crime par lequel le drame arrive, sans que le film remette vraiment cette obligation en cause. Vundla fait du thriller sans transgresser le genre, ce qui limite sa portée. Il table sur le sacrifice tragique du héros pour donner une morale à cette histoire où l’enfant d’Olive, une voleuse que Jack entreprend de coacher selon une relation amoureuse inavouée, sera finalement le personnage principal, le seul à incarner un espoir de futur. Le film est lugubre, évoluant dans un microcosme fermé. Il joue sur les oppositions d’ombres et de lumières dans des décors indécis et se concentre sur l’autodestruction d’un homme pris à son propre piège. Tout le monde se manipule et la confiance est interdite : Vundla dresse un sombre tableau d’une société violente dont la pérennité ne pourrait venir que de la rédemption personnelle.
Seul film de facture téléfilm de la compétition 2013, Nishan de l’Ethiopien Shumet Yidnekachew joue du vrai et du faux pour ficeler une histoire dynamique aux messages multiples. Un vieux revolver gagné au poker se révèle être le cadeau fait par l’empereur Haïlé Sélassié à son commandant en chef des armées pour s’être efficacement opposé aux Italiens : il est convoité par des bandits pour le monnayer, mais ils tombent toujours sur une copie. Nishan, femme de tête dont le père a gagné le revolver au jeu, et qui avant d’émigrer doit racheter l’hypothèque qui menace le logement familial, se trouve prise dans un embroglio politico-policier qui tient habilement en haleine jusqu’au happy end final. Lorsqu’elle rencontre le vieux Commandant en chef, celui-ci fait référence à la grandeur passée de l’Ethiopie, la rattachant au sens de l’honneur. Entre l’émigration qui n’est pas problématisée et ces références conservatrices, ce film où la filiation joue un grand rôle n’est pas dénué d’ambiguïtés !
Offrant cette année une rétrospective du cinéma gabonais, le Fespaco avait choisi en compétition le sympathique et familial Collier du Makoko d’Henri-Joseph Kumba Bididi (cf. notre critique), lui aussi efficace coproduction franco-gabonaise.
La sélection 2013 donnait ainsi à réfléchir sur le statut des films entre coproductions aux contenus adaptés au marché international et productions locales souvent inabouties. On sent le Fespaco hésiter entre les deux termes, dans son souci de n’exclure personne et naviguant entre les productions récentes qui n’auraient pas trop été déflorées dans les autres festivals et les incontournables des deux années écoulées. Si l’ambition du festival est de célébrer les plus belles œuvres, point n’est besoin de mettre en compétition les tout derniers films produits. Si leur qualité est problématique, ils peuvent être montrés en panorama. Il convient dès lors de s’affranchir des pressions. La suppression de la clause du 35 mm obligatoire et l’intégration de la diaspora dans la compétition ouvre la voie à une meilleure sélection. C’est dans cette exigence que le Fespaco pourra survivre aux menaces qui le mettent en danger.
Olivier Barlet