Source de l’article : à l’encontre
Avec des billets de Thomas Cluzel et Hubert Huertas
Les chaînes de la radiotélévision publique ERT ont cessé d’émettre mardi peu après 23h11 (20h11 GMT, 22h11 en Suisse et en France) et les écrans sont devenus noirs, l’émetteur principal situé sur une montagne près d’Athènes ayant été neutralisé par la police. Les techniciens n’ont pas réussi à neutraliser la mesure, car ils ont été pris de court. Mais la diffusion par système analogique depuis le bâtiment de l’ERT semble fonctionner encore online ce 12 juin à 13h22, heure locale. Cela pour la minorité qui dispose des moyens techniques adéquats. Ce qui fait dire à un militant, avec ironie : « Je n’avais jamais imaginé devoir regarder la télévision publique illégalement ! »
« C’est illégal. Le gouvernement a arrêté l’émetteur principal. Cela ressemble plus à un gouvernement de Ceausescu qu’à une démocratie », a déclaré le président du principal syndicat des salariés de la télévision, Panayotis Kalfayanis. Quelque 2000 « fonctionnaires », qui ont déjà vu leur salaire effectif déjà fortement réduit (aux environs de 40%), vont perdre leur emploi. Ce qui doit permettre au gouvernement d’atteindre facilement le chiffre de 2000 réductions d’emplois publics – et plus – d’ici à fin juin 2013, selon les accords avec la Troïka (BCE, FMI, UE). Ce que le syndicat des journalistes, Poesy, a de suite mis en relief. C’est une partie d’un plan plus vaste. D’où l’aspect crucial de la riposte présente.
En effet, les hauts responsables de la Troïka ont repris lundi 10 mai à Athènes l’audit des comptes grecs et le contrôle des « réformes ». La réduction du nombre des fonctionnaires ainsi que la fusion ou la suppression des organismes publics en constituent un chapitre substantiel. Lundi soir, les responsables de la Troïka se sont « entretenus » avec le ministre de la Réforme administrative, Antonis Manitakis, sur la restructuration du secteur public. L’ERT l’a annoncé… avant d’être soumise au silence.
Manifestation devant le bâtiment de l’ERT
« On ne peut plus rien attendre de ce gouvernement, mais nous sommes là. Et nous ne partirons pas », déclarent des salarié·e·s d’ERT, devant une foule qui grandit, ce mardi soir 11 juin 2013, dans la banlieue nord d’Athènes. Les salarié·e·s de ERT prennent, nombreux, la parole. Il y a des cinéastes, des téléspectateurs, des artistes, des députés de SYRIZA, avec leurs diverses « sensibilités » politiques. Alexis Tsipras prend une position claire contre la politique d’ensemble du gouvernement et pour son renversement. La pression populaire est donc grande. Des militants du syndicat des journalistes, des membres de la gauche de SYRIZA (Rproject et Courant de gauche) – dont certains sont très connus et reconnus parmi les journalistes, car ayant eu des responsabilités de relief dans leur syndicat – sont activement présents. Cela allait de soi. De plus, dans toutes les villes grecques importantes où se trouvent des bâtiments de l’ERT, ces derniers sont occupés et des manifestations de solidarité se développent.
Le climat n’est pas seulement à l’incompréhension de la décision, mais à la mise en question de l’autoritarisme du gouvernement, de son orientation antidémocratique. Elle s’est exprimée à l’occasion de diverses mobilisations sociales par le biais de « réquisitions » qui ont visé les travailleurs du métro, du trafic maritime (dockers, entre autres) et des enseignants. La réquisition implique l’envoi d’une lettre officielle à chaque salarié·e afin qu’il/elle reprenne son travail, sans cela les sanctions tombent et l’emploi est mis en question. Cette atteinte aux droits démocratiques et sociaux se situe, de facto, dans le prolongement des mesures contre les immigré·e·s.
L’orientation du gouvernement d’Antonis Samaras de la Nouvelle Démocratie – appuyé par le PASOK (social-libéral) et DIMAR (Gauche démocratique) – est en accord avec les représentants de la Troïka (BCE, FMI, UE). Ce n’est donc pas une stricte orientation subordonnée de Samaras ; sur le fond il y a convergence. Le gouvernement joue, depuis des mois, la carte de « la loi et de l’ordre », d’un « pouvoir fort » qui accompagne, comme toujours, une guerre sociale envahissant tous les domaines de la société.
Le PASOK (dirigé par Evangelos Venizelos) et DIMAR (de Fotis Kouvélis) affirment leur désaccord. Mais ce n’est pas la première fois… puis ils rentrent dans le rang. Toutefois, à l’occasion de ce décret sur l’ERT, quatre ministres ne l’ont pas signé : Antonis Manitakis (Réforme administrative) et Antonis Roupakiotis (Justice), qui ont été nommés par la Gauche démocratique, ainsi qu’Evangelos Livieratos (Environnement) et Athanasios Tsaftaris (Agriculture), nommés par le Pasok. Ce décret peut être en vigueur durant 40 jours, même sans majorité parlementaire, par décision du président de la Chambre. Un fait très significatif ressort : Aube dorée soutient la fermeture de l’ERT, ce qui souligne son orientation effective et dément sa démagogie anti-austérité.
Une nouvelle épreuve de force
« La diffusion d’ERT s’arrêtera après la fin des programmes ce soir » [mardi], avait déclaré à la presse le porte-parole du gouvernement, Simos Kedikoglou. ERT est composée de trois chaînes. Les chaînes privées sont toutes en liaison avec le gouvernement et ses suppôts. Avec la démagogie traditionnelle, les partis historiques (entre autres la Nouvelle Démocratie), qui ont mis en place un certain clientélisme des chaînes publiques et ont multiplié les accords avec les opérateurs du privé, dénoncent aujourd’hui : « Un cas d’absence exceptionnel de transparence et de dépenses incroyables. Et tout ceci prend fin maintenant », selon les termes de Simos Kedikoglou.
Simos Kedikoglou
Ce dernier a insisté sur le fait que ce service public, où les grèves se multipliaient ces derniers mois pour s’opposer aux plans de restructuration, rouvrirait sous une autre forme, avec un nombre réduit de salariés. Les objectifs sont clairs dans ce cas : viser les grévistes de tout un secteur (« le public »); opérer une sélection politique parmi les 2656 salarié·e·s de l’ERT. Certains pourront postuler à nouveau, « à un salaire convenu » et avec une obéissance – ou une autocensure – plus stricte ! Vive la PPP : la participation privée-publique.
Même la direction de la Confédération du secteur privé, le GSEE, a déclaré :«ERT appartient au peuple grec… c’est le seul média indépendant et la seule voix publique, qui doit rester dans le domaine public […] nous condamnons cette décision soudaine […]. C’est un choc total. » La Confédération du service public, ADEDY, a qualifié le texte législatif de « coup d’Etat ». ADEDY et GSEE ont appelé à une « grève générale » pour demain. Le fédération des enseignants, dont la grève avait été bloquée par une mesure de réquisition, a appelé ses adhérents à manifester leur solidarité avec leurs collègues de l’ERT en se rendant devant les bâtiments de l’ERT, dans les diverses villes.
Pantelis Gonos, un journaliste de la rédaction d’ERT, mardi 11 mai, confiait à l’AFP : « Le gouvernement, sans consultations ni discussions, a choqué tout le monde en annonçant la suspension à minuit de la télévision, tous les écrans vont être noirs et personne ne sait quand elle rouvrira. » « En tant que journalistes, nous allons essayer de la maintenir ouverte et de poursuivre les diffusions jusqu’à ce qu’on nous ferme. Peut-être vont-ils faire venir la police ? » Une question raisonnable. Une escalade de plus se prépare.
Le syndicat de journalistes Poesy a appelé à une grève immédiate de soutien dans les médias privés. « Le gouvernement est déterminé à sacrifier la télévision publique et la radio » pour satisfaire ses créanciers, a déploré le syndicat. Le gouvernement avait rendu public dans la journée un texte législatif autorisant l’arrêt du fonctionnement d’un organisme public en cas de fusion ou de restructuration. (A l’Encontre, 12 juin 2012)
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La fermeture d’ERT et la presse internationale
Par Thomas Cluzel
Manifestation des employés, une fois la nouvelle tombée
Il était 23 heures, heure locale, lorsque les écrans, tous les écrans se sont éteints. Depuis hier soir, la Grèce est devenue le seul pays européen sans télévision ni radio publique. Pour juguler sa dette, le gouvernement grec a en effet décidé de fermer l’intégralité de son groupe audiovisuel, ERT, soit 4 chaînes nationales, 19 chaînes régionales, six radios, un magazine de programmes télévisés, des sites Internet et l’intégralité des archives nationales audiovisuelles. Une mesure radicale et sans précédent, annoncée quelques heures plus tôt seulement, sans préavis, sans consultations ni discussions.
« Il y avait bien des rumeurs, des spéculations. Mais je ne m’attendais pas à cela. C’est un choc. Et un scandale. Je suis consterné. C’est absurde », commente notamment ce matin le correspondant à Bruxelles d’ERT, interrogé par le magazine SLATE avant d’ajouter : « et donc il n’y aurait plus d’informations. Une situation pareille n’est jamais arrivée nulle part » dit-il. Et le journaliste désabusé d’insister à nouveau : « Ça n’est jamais arrivé ».
Tout a donc commencé 5 heures plus tôt, précise ce matin le quotidien d’Athènes EKATHIMERINI, lorsque le porte-parole du gouvernement a annoncé la décision d’Athènes de fermer, pour une durée indéterminée, les antennes d’ERT. Au moment où l’on impose au peuple grec de lourds sacrifices, il n’est plus question d’hésiter et d’épargner les vaches sacrées a‑t-il déclaré avant de préciser : « Le groupe audiovisuel public constitue un cas d’absence exceptionnel de transparence et de dépenses incroyables. Il est devenu un cas typique d’un incroyable gâchis. Et tout ceci prend fin maintenant. »
Quelques minutes plus tard, la présentatrice du journal télévisé prévient : « Nous sommes le mardi 11 juin, et c’est une journée difficile. Nous allons diffuser ce qui semble être notre dernier JT. » Aussitôt dans les couloirs, c’est la stupeur, raconte ce matin le correspondant du journal LE MONDE. « Les présentateurs ont le maquillage qui dégouline, les yeux hagards. Les assistantes craquent. Le bouleversement s’est répandu jusque dans le couloir qui mène au bureau du président du principal syndicat de salariés, où des éclats de voix homériques font trembler les murs. L’homme se fait agonir d’injures par un de ses affiliés qui lui reproche de ne pas avoir protégé les émetteurs. Car en début de soirée, tout le monde pensait que les salariés d’ERT allaient organiser la résistance, garder l’antenne et le contrôle de la situation, et ce en dépit du décret présidentiel. Sauf que c’est l’émetteur principal situé sur une montagne près d’Athènes qui a été neutralisé par la police, privant d’un seul coup le groupe de tout moyen de retransmission ».
Au total, ce sont donc près de 2800 employés qui, depuis hier soir, se retrouvent au chômage. D’où l’incompréhension d’ailleurs de l’un de ces salariés cités à nouveau par le magazine SLATE : « Les personnes qui étaient salariées vont devoir être indemnisées, soit un coût de près de 300 millions d’euros à l’Etat. Sans compter que cela augmentera encore d’autant le chômage. Et d’en conclure, la décision du gouvernement est décidément incompréhensible ».
Les « bonnes nouvelles », c’est fini, commente pour sa part le présentateur d’un programme anticrise, spécialisé, justement, dans les « bonnes nouvelles ». D’autres se montrent beaucoup plus véhéments. C’est la junte qui revient, lance notamment un ténor du Chœur d’ERT. C’est l’opposé de la démocratie, dit-il. Et d’asséner encore : « nous avons un gouvernement qui rappelle plus la Roumanie de Ceausescu qu’un gouvernement issu du vote du peuple ». « Même pendant la dictature des généraux en Grèce, une telle chose ne s’est jamais passée », renchérit de son côté le directeur général de la radio. Même analyse pour l’éditorialiste du journal d’Athènes EKATHIMERINI : « Les images de la police antiémeute debout devant l’émetteur de la radiotélévision publique évoquent des souvenirs douloureux, dit-il, les souvenirs d’un passé pas si lointain. »
Selon le gouvernement, précise toujours le quotidien, EKATHIMERINI, tous les salariés actuels recevront une compensation et seront autorisés à postuler à nouveau à un emploi dans une nouvelle structure qui rouvrira, sous une autre forme, avec un nombre réduit de salarié·e·s, en septembre prochain. Seulement voilà, rien n’est aussi permanent que le provisoire en Grèce. Sans compter que des efforts substantiels avaient déjà été réclamés aux salariés de l’audiovisuel public avec le départ de 1000 personnes depuis le début de la crise et des salaires rabotés de 45 % en moyenne.
Quoi qu’il en soit, cette suspension apparaît donc aujourd’hui comme l’une des mesures les plus spectaculaires, prises par le gouvernement, dans le cadre du programme d’austérité imposé en échange de « l’aide financière internationale ». Selon le plan de sauvetage négocié en novembre 2012, il devait y avoir 150’000 suppressions d’emplois dans le secteur public sur la période 2010 – 2015. En clair, précise ce matin le DEVOIR de Montréal, le gouvernement grec qui devait éliminer deux mille emplois dans la fonction publique d’ici deux semaines y est arrivé d’un coup, en sacrifiant l’audiovisuel public sur l’autel de la rigueur.
Assez curieusement, rappelle ce matin le NEW YORK TIMES, cette nouvelle intervient juste après la publication d’un rapport du FMI, selon lequel les conséquences de la politique d’austérité auraient été sous estimées. Les documents sont même édifiants, estime TO VIMA (quotidien grec) puisque le FMI avoue lui-même le crime : « le plan de sauvetage de la Grèce s’est révélé une catastrophe, car il a surtout permis à ses créditeurs de se décharger de leur responsabilité et se prémunir des risques de contagion. Et le journal d’Athènes d’en conclure, c’était donc ça : le plan d’aide était faussé depuis le début. Il était censé “sauver” la Grèce, mais c’était de l’euro qu’il s’agissait et cela à travers la mise à mort du pays, dont la dernière victime est tombée hier soir. » (12 juin 2013)
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Sur l’écran noir sur nos nuits grecques…
Par Hubert Huertas
no signal « Imagine » aurait chanté John Lennon, qui n’y serait pas arrivé, car ce n’est pas imaginable. Imaginez qu’un gouvernement annonce la fermeture de ses télévisions et de ses radios publiques, d’une heure à l’autre. Ecran noir et silence. Vous pensez à la Grèce, bien sûr, où cela s’est passé hier soir. Mais imaginez maintenant que cet événement ait eu lieu à Istanbul, en Turquie, et comment l’Union européenne (UE) aurait reçu l’information. Elle aurait suffoqué d’indignation. Elle aurait parlé d’acte de dictature et d’obscurantisme.
Il se trouve que cet acte a été commis en son nom.
Au moment où une partie des socialistes français remet la pression sur la relance en Europe, et demande à François Hollande d’être plus dur en affaire avec la chancelière allemande, cette affaire grecque, hautement symbolique, ne peut qu’enflammer le débat, à l’approche du sommet européen des 27 et 28 juin. Il y avait du monde parmi les frondeurs parisiens [« la gauche » du PS] d’hier soir, à l’Assemblée nationale, avec parmi les présents le Président de l’Assemblée, Claude Bartolone, ou le Ministre du redressement productif, Arnaud Montebourg…
Encore et toujours la question des conséquences des politiques de marche forcée vers le retour aux équilibres budgétaires. En France, les impôts rentrent mal, les recettes de TVA ne sont pas celles que le gouvernement espérait, ce qui un effet de la panne de croissance qui frappe l’ensemble de l’Europe, Allemagne comprise.
Une querelle encore envenimée par les aveux à répétition du FMI, qui ne cesse de rappeler que les politiques d’austérité étaient fondées sur des équations fausses.
Qu’à cela ne tienne. Ce qui n’est plus un doute mais une certitude, à savoir que l’Europe est malade de ses remèdes de cheval, ne change pas d’un iota les politiques d’austérité déjà en cours. Elles se poursuivent et s’amplifient en Grèce, de manière systématique et désormais spectaculaire.
Voilà que pour aller mieux un pays a tellement tranché, tellement taillé, tellement privatisé, tellement vendu tout ce qu’il possédait de biens collectifs, tous ses bijoux de famille, qu’il n’arrive plus à se débarrasser de sa compagnie gazière, et qu’il ferme par contrecoup son audiovisuel public, du jour au lendemain, pour trouver l’argent qu’on le somme de rembourser, et virer les agents qu’on l’oblige à renvoyer.
Voilà, pour être encore plus clair, qu’un pays européen, le berceau de ce continent, la nation la plus ancienne, a pour ainsi dire renoncé à rester un pays pour devenir un simple espace, comme l’Union européenne.
Le fait national étant ce qu’il est, c’est-à-dire incompressible et dangereux quand il est bafoué, il serait étonnant que l’événement d’hier n’ait pas de conséquences majeures. (12 juin 2013, Billet de 7h36 sur France Culture)