Intimidation, extorsion, expulsion

Par Jawad Siyam

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Haa­retz


Tra­duit par Tlax­ca­la

C’est la réa­li­té bru­tale des Pales­ti­niens de Sil­wan, à Jérusalem

Je suis un orga­ni­sa­teur com­mu­nau­taire pales­ti­nien dans le quar­tier de Sil­wan, à Jéru­sa­lem-Est. Lais­sez-moi vous mon­trer ce que c’est que d’être assié­gé par les colons et de subir les attaques constantes des auto­ri­tés israé­liennes.

« Tu es culti­vé », a dit l’in­ter­ro­ga­teur israé­lien, dans un arabe moqueur. « Inta matha­qaf. Tu as des rela­tions. Ne pense pas que j’aie peur de tes rela­tions. Va leur dire ce que j’ai dit, et que je t’ ai mena­cé. Dis-le à Al-Manar et Al-Jazeera.”

Il s’ap­pe­lait Doron Zaha­vi, alias « Capi­taine George », et il était connu pour les méthodes d’in­ter­ro­ga­toire bru­tales qu’il avait uti­li­sées contre des pri­son­niers liba­nais. Le but de cette « conver­sa­tion » à laquelle j’a­vais été convo­qué ne ces­sait de changer.

D’a­bord, j’a­vais accro­ché un pan­neau sur le centre com­mu­nau­taire que j’a­vais fon­dé à Wadi Hil­weh, Sil­wan, indi­quant qu’il appar­te­nait à l’Au­to­ri­té pales­ti­nienne. Ensuite, que j’ai men­ti en disant que les fouilles archéo­lo­giques menées par l’or­ga­ni­sa­tion de colons Elad — dont les porte-parole ont décla­ré que leur objec­tif était de « judaï­ser Jéru­sa­lem » et qui gère la popu­laire attrac­tion tou­ris­tique archéo­lo­gique qu’ils appellent la « Cité de David » — avaient pro­vo­qué l’ef­fon­dre­ment de la route dans notre quar­tier. Puis c’était que j’ai envoyé d’autres per­sonnes atta­quer des Juifs à ma place.

« Nous savons que tu as atta­qué des Juifs ».

« Vous m’a­vez vu atta­quer quel­qu’un ? », ai-je deman­dé. « Vous savez très bien que je n’u­ti­lise jamais la violence ».

« Je sais que tu es sophis­ti­qué », a‑t-il dit. « Tu ne fais pas ça tout seul ».

À un moment de la conver­sa­tion, mon inter­ro­ga­teur m’a dit :

« Si tu étais en Syrie, ou au Liban, ou en Jor­da­nie, tu crois qu’ils te lais­se­raient par­ler comme ça ? Nous sommes des idiots, nous les Juifs. Si on com­pre­nait quelque chose, on expul­se­rait les gens comme toi ».

Des gens comme moi

Je suis un tra­vailleur social de for­ma­tion. Je suis père de deux enfants et résident d’un quar­tier pales­ti­nien de Jéru­sa­lem-Est, Wadi Hil­weh, à Sil­wan. En 1967, mon quar­tier a été occu­pé et fait par­tie de la « ville réuni­fiée de Jéru­sa­lem ». Nous avons été annexés à Israël, mais sans rece­voir la citoyen­ne­té. 350 000 Pales­ti­niens de Jéru­sa­lem-Est sont consi­dé­rés comme des rési­dents per­ma­nents d’Is­raël ; ils béné­fi­cient offi­ciel­le­ment de cer­tains droits sociaux, mais sont en fait pri­vés de nom­breux droits fondamentaux.

À Sil­wan en par­ti­cu­lier, nous vivons sous un régime spé­cial non décla­ré. En rai­son de notre proxi­mi­té avec la mos­quée Al-Aqsa et les lieux saints, parce que l’an­cienne Jéru­sa­lem était située sur les pentes de notre quar­tier, et parce que nous sommes au cœur sym­bo­lique du conflit israé­lo-pales­ti­nien, les auto­ri­tés israé­liennes, ain­si que les colons, ont tou­jours vou­lu s’ap­pro­prier nos terres, pour rendre Sil­wan plus « juif », plus « à eux ».

Depuis des décen­nies, les habi­tants de Sil­wan subissent d’é­normes pres­sions et des attaques constantes et furieuses de la part des colons, de leurs gardes de sécu­ri­té, de la police et des auto­ri­tés israéliennes.

e suis un orga­ni­sa­teur com­mu­nau­taire non violent qui a pas­sé les 20 der­nières années de ma vie à défendre ma com­mu­nau­té, pour les enfants qui n’ont pas une seule aire de jeux, pour les familles, comme les Sou­ma­rin, qui sont mena­cées d’ex­pul­sion sur la base de lois racistes. Pour cela, je suis consi­dé­ré comme une menace par les auto­ri­tés israé­liennes et les colons.

Des poli­ciers israé­liens dans le quar­tier de Sil­wan, à Jéru­sa­lem-Est, le 2 février 2020. Pho­to Emil Salman

En temps réel, les auto­ri­tés ont gar­dé des dos­siers sur Mar­tin Luther King Jr. et d’autres mili­tants noirs des droits civiques en Amé­rique. Ils ont fait l’ob­jet de chan­tage, de menaces, de honte et d’attaques.

A pos­te­rio­ri, bien sûr, tout le monde pré­tend admi­rer le tra­vail du mou­ve­ment pour la liber­té mené par les Noirs, célé­brer l’hé­ri­tage de Mar­tin Luther King. Il en va de même en Afrique du Sud : en temps réel, les mili­tants ont été tour­men­tés et inju­riés, mais rétros­pec­ti­ve­ment, tout le monde pré­tend avoir été favo­rable à leurs efforts.

À Jéru­sa­lem-Est, et en Pales­tine, nous sommes au milieu du temps réel. Il n’y a pas de retour en arrière. Et dans les affres de ce temps réel, les choses peuvent sem­bler “com­pli­quées”. Mais lorsque vous faites un zoom arrière, vous pou­vez voir clai­re­ment que, comme en Afrique du Sud ou dans le Sud des États-Unis, l’his­toire est celle d’une oppres­sion, d’une lutte pour la liber­té — et de ce que les oppres­seurs sont prêts à faire pour étouf­fer les efforts de résis­tance, en par­ti­cu­lier les efforts non violents.

Lorsque mon père est mort à la fin des années 1990, j’é­tu­diais le tra­vail social en Alle­magne. Je suis retour­né à Jéru­sa­lem afin de défendre la mai­son de ma famille contre la menace d’expulsion.

Les colons d’E­lad (la fon­da­tion Cité de David) ont pré­ten­du avoir ache­té la mai­son à mon défunt père, alors qu’il n’é­tait plus en vie pour témoi­gner du contraire. Paral­lè­le­ment, ils ont pré­ten­du avoir ache­té la par­tie de la mai­son appar­te­nant à ma grand-mère à mon oncle, qui vivait à l’étranger.

Ma famille a dû mener un com­bat long et coû­teux devant les tri­bu­naux pour prou­ver qu’ils avaient tort, ce que nous avons fait : mais dès que nous avons gagné le pro­cès, Elad en a enta­mé un autre.

Fina­le­ment, après 20 ans d’ex­tor­sion et de batailles juri­diques épui­santes, ils ont réus­si à s’emparer de la moi­tié de nos biens. En juillet 2019, ma belle-sœur et ses quatre enfants ont été jetés hors de leur appar­te­ment, et des colons israé­liens s’y sont ins­tal­lés. Après ce com­bat long et coû­teux, les colons viennent récem­ment de gagner un autre pro­cès devant les tri­bu­naux israé­liens, et m’o­bligent main­te­nant à leur payer 200 000 dol­lars d’« arrié­rés de loyer ».

Cette his­toire ne concerne pas seule­ment une mai­son ou une famille. Peu après mon retour à Jéru­sa­lem, il m’est appa­ru clai­re­ment que le pro­blème était bien plus pro­fond et plus vaste que cela.

J’ai vu des familles se battre pour gagner leur vie, lut­ter contre les démo­li­tions de mai­sons, résis­ter aux plans de prise de contrôle et d’ex­pul­sion des colons, faire tout ce qui est en leur pou­voir pour libé­rer leurs enfants de déten­tions injustes. J’ai vu les enfants for­cés de jouer dans les rues parce que la muni­ci­pa­li­té de « Jéru­sa­lem Unie » ne four­nit pas un seul ter­rain de jeu ou centre com­mu­nau­taire pour les enfants de Silwan.

J’ai com­men­cé à orga­ni­ser des efforts pour four­nir à la com­mu­nau­té les ser­vices qui lui man­quaient et pour créer un site média­tique et d’in­for­ma­tion qui dirait la véri­té sur notre quar­tier et notre mai­son, contrai­re­ment à la pro­pa­gande pré­sen­tée par Elad aux mil­lions de tou­ristes qui visitent leur site chaque année. Pour cela, j’ai été puni et je conti­nue à l’être à ce jour.

Expul­sion de la famille Rawa­bi de sa mai­son à Sil­wan, à Jéru­sa­lem-Est en 2018. Pho­to Emil Salman

J’ai per­du le compte du nombre de fois où j’ai été arrê­té ou convo­qué à des « conver­sa­tions » comme celle que j’ai eue avec le capi­taine George.

Dans un cas, ils sont allés jus­qu’à uti­li­ser un col­la­bo­ra­teur pales­ti­nien pour inven­ter des accu­sa­tions contre moi, disant que je l’a­vais agres­sé : des accu­sa­tions que même les tri­bu­naux israé­liens ont recon­nu comme étant fausses et sans fon­de­ment, mais seule­ment après que j’ai été assi­gné à rési­dence pen­dant six mois.

On m’a accu­sé de déra­ci­ner les arbres des colons, d’en­traî­ner les enfants à lan­cer des pierres, de faire par­tie de l’OLP. Et du Hamas. Et du FPLP. Rien n’est vrai, donc rien ne colle. Au lieu de cela, ils doivent pas­ser à l’action.

Une par­tie du centre com­mu­nau­taire que j’ai construit a été démo­lie par les auto­ri­tés israé­liennes parce qu’on n’avait pas les per­mis néces­saires, et ce mal­gré le fait qu’il est pra­ti­que­ment impos­sible pour les Pales­ti­niens d’ob­te­nir des per­mis pour construire quoi que ce soit dans leurs propres quar­tiers. La muni­ci­pa­li­té de Jéru­sa­lem exige main­te­nant que nous payions des cen­taines de mil­liers de she­kels de taxes muni­ci­pales, défi­nis­sant notre centre com­mu­nau­taire comme un « com­merce » au lieu de nous accor­der la remise com­mune accor­dée aux ONG.

Plus d’une fois, on m’a pro­po­sé « un salaire et demi » en échange du départ de ma mai­son et de Sil­wan. Plus d’une fois, on m’a dit que si je bais­sais la tête, ils me lais­se­raient tran­quille. Plus d’une fois, plus d’une cen­taine de fois, j’ai refu­sé de quit­ter ma mai­son et de ces­ser de me battre au nom de mon quartier.

Parce que je sais que mon cas n’est pas unique : un jour, c’est ma mai­son, le len­de­main, ce sera celle de mon voi­sin. Un jour, c’est Wadi Hil­weh, le len­de­main ce sera le quar­tier de Batan al-Hawa à Sil­wan, et le jour d’a­près, ce sera Sheikh Jar­rah, ou ailleurs à Jéru­sa­lem-Est. Je com­prends com­ment fonc­tionne cette occu­pa­tion : pour cette rai­son, je suis une menace.

En 2010, lors de la “conver­sa­tion” à laquelle j’ai été convo­qué avec le “capi­taine George”, j’ai deman­dé à mon inter­lo­cu­teur : « Vou­lez-vous que j’ac­cueille les colons qui, par la fal­si­fi­ca­tion, sont venus prendre ma maison ? »

« Mais vous avez gagné au tri­bu­nal », m’a-t-il répon­du, fai­sant réfé­rence à un juge­ment ren­du en notre faveur, avant que les colons n’en déposent un autre récla­mant d’autres par­ties de notre mai­son. « Qu’est-ce que tu veux de plus ? »

« Je sais qu’ils ont d’autres pro­jets », ai-je répondu.

J’ai com­pris alors, comme je le com­prends main­te­nant, que rien ne les arrêtera.

Un jour, l’oc­cu­pa­tion pren­dra fin, et ce jour-là, tout le monde regar­de­ra en arrière et dira : « J’ai tou­jours été en faveur des opprimés ».