Je ne suis pas une femelle

Dans un contexte où les dis­cours trans­phobes sont de plus en plus pré­sents et viru­lents, nous publions cet article afin de rap­pe­ler qu’il ne peut avoir de fémi­nisme sans les per­sonnes trans !

Je n’aurais pas ima­gi­né écrire ces lignes en 2022 et pour­tant nous y voi­là. Depuis quelque temps, des voix se disant fémi­nistes se font le relais des pen­sées conser­va­trices et réac­tion­naires en cla­mant que les femmes doivent d’abord s’identifier comme des femelles. Je suis exas­pé­rée devant une telle régression.

Ce matin, @Melusine_2 nous rap­pe­lait que : « 70 ans de tra­vaux et de luttes fou­lés aux pieds pour qu’on veuille à nou­veau se recon­naître “femelles” ? Ce qui nous dis­tin­gue­rait, c’est nos organes géni­taux, notre fémi­ni­té pro­créa­trice, notre corps pro­gram­mé pour la vie, le lait, le sang et l’engendrement ? Bra­vo, c’est ce qu’ils ont tou­jours dit. ». Depuis des siècles, les dis­cours phal­lo­crates ont essayé de nous enfer­mer dans « une nature » immuable, uni­ver­selle jus­ti­fiant le main­tien des femmes et des per­sonnes LGBT+ dans un sta­tut d’in­fé­rio­ri­té. Long­temps j’ai enten­du les miso­gynes de mon entou­rage appe­ler les femmes autour d’eux leurs « femelles » ou leurs « créa­tures », cra­chant avec amu­se­ment sur les luttes fémi­nistes à chaque occa­sion. Il me parais­sait aller de soi que le mot “femelle” pour nom­mer le groupe social des femmes n’a jamais eu et n’au­ra jamais sa place dans les mou­ve­ments fémi­nistes et pour­tant ! Dois-je vrai­ment expli­quer pour­quoi ce mot dési­gnant « l’Animal apte à pro­duire des ovules sus­cep­tibles d’être fécon­dés »* pose pro­blème ? Régres­sons-nous au point de trou­ver accep­table de dési­gner une caté­go­rie d’humains avec des termes appar­te­nant au champ lexi­cal de l’élevage et du bétail ? En 2022, devons-nous résu­mer notre exis­tence à la pro­créa­tion et à nos inter­ac­tions sexuelles avec “les mâles”?

*Selon notre très cher dic­tion­naire de l’A­ca­dé­mie fran­çaise (sic)

À ces ques­tion­ne­ments, cer­tains mou­ve­ments réac­tion­naires nous répon­dront qu’il n’y a aucun mal à cela, étant don­né que nous fai­sons toutes et tous par­tie de la nature dans un grand Tout har­mo­nieux. Nous serions des femelles humaines, des femmes qui ne doivent pas oublier leurs devoirs de femmes, à savoir la mater­ni­té et la conju­ga­li­té hété­ro. Afin de nous le rap­pe­ler, on nous somme donc de nous iden­ti­fier en fonc­tion de nos organes repro­duc­teurs. Sui­vant cette logique, Marianne Dura­no, mili­tante catho­lique conser­va­trice se reven­di­quant fémi­niste, affirme qu’il s’agirait de : « Sim­pli­fier son exis­tence, c’est vivre ce que nous nous pro­po­sons d’appeler une “éco­lo­gie inté­grale”. L’écologie inté­grale ne choi­sit ni l’humain contre la nature ni la nature contre l’humain. Elle cherche au contraire à récon­ci­lier l’humanisme et l’environnementalisme, à faire la syn­thèse entre res­pect abso­lu de la digni­té humaine et pré­ser­va­tion de la bio­di­ver­si­té. (…) Car la dété­rio­ra­tion de notre envi­ron­ne­ment ne peut qu’entraîner notre propre déshu­ma­ni­sa­tion. »  Dans un contexte de recul mon­dial des droits repro­duc­tifs, à com­men­cer par l’IVG en Pologne ou aux États-Unis, on nous enjoint donc à retour­ner à un mode de vie simple et tra­di­tion­nel. Le tout, avec l’in­jonc­tion condes­cen­dante de faire la paix avec notre « nature inté­rieure ». À l’heure où la crise cli­ma­tique n’est plus une ques­tion loin­taine, cet argu­men­taire sim­pliste nous est pré­sen­té comme une solu­tion ration­nelle et rai­son­nable. En 2015, le Vati­can entend aller dans ce sens avec un pro­jet poli­tique « d’écologie inté­grale » décrit dans l’Encyclique Lau­da­to. Le prin­cipe au cœur de « l’écologie inté­grale » est le sui­vant : « La rela­tion de la vie de l’être humain avec la loi morale est ins­crite dans sa propre nature, rela­tion néces­saire pour pou­voir créer un envi­ron­ne­ment plus digne ». Pour autant, il ne s’agit pas non plus pour le Vati­can de renier les fon­de­ments de l’Ancien Tes­ta­ment, notam­ment ceux de la Genèse. À savoir : après avoir créé l’Homme, mâle et femelle, Dieu les bénit et leur dit : « Crois­sez et mul­ti­pliez, peu­plez toute la terre et domi­nez-la ; soyez les maîtres des pois­sons dans la mer, des oiseaux dans le ciel et de tous les ani­maux qui se meuvent sur la terre. ». Ain­si, ces idéo­lo­giques éco­los conser­va­trices repre­nant à leur sauce de vieux dis­cours sexistes, le corps des « femelles humaines » est une par­tie inté­grante de la nature. Comme cette der­nière, elle néces­site d’être fécon­dée avec modé­ra­tion, doit-être exploi­tée rai­son­na­ble­ment, ces corps fra­giles doivent êtres pré­ser­vés de tout corps étran­ger ou toxique ris­quant de les abî­mer et les rendre moins fer­tiles. Dans cette concep­tion, LA femme et l’homme sont syno­nymes de femelle et mâle humains. Plus pré­ci­sé­ment, la nature pro­fonde de l’homme est de domi­ner la femme qui accou­che­ra dans la dou­leur et aux deux revien­dra le droit d’exploiter les res­sources de la terre mises à leur dis­po­si­tion par Dieu. Ce couple ori­gi­nel res­pec­te­ra les rôles et la com­plé­men­ta­ri­té de cha­cunE afin de trou­ver l’harmonie natu­relle en cha­cunE d’elleux.

Si depuis 60 ans cette rhé­to­rique de la com­plé­men­ta­ri­té natu­relle de l’homme et de LA femme (sic) a été mise à mal par une pro­gres­sion des droits des femmes et des per­sonnes LGBT+, ces idées mora­li­sa­trices imprègnent encore pro­fon­dé­ment notre socié­té. Le pro­blème prin­ci­pal étant qu’on plaque sur la notion de la « nature » un fourre-tout d’idées reçues. Dans le même temps, on peut faire pas­ser pour « contre ‑nature » tout ce qui met­trait à mal ces idées reçues sur « la nature ». Ain­si, tout ce qui sera vu comme “arti­fi­ciel” sera per­çu comme une menace à cette dite nature à com­men­cer par le droit à la contra­cep­tion et l’IVG.

Dès lors, lorsqu’en 2013, la ministre des Droits des femmes, Najat Val­laud-Bel­ka­cem, sug­gère un pro­gramme d’enseignement fran­çais dont l’objectif est de lut­ter contre le sexisme, cela suf­fit à déclen­cher la colère du Vati­can. L’or­ga­ni­sa­tion catho­lique dénonce la bana­li­sa­tion d’une « théo­rie du genre » visant à rendre les enfants déviants et mena­çant la famille. Para­doxa­le­ment, cette ins­ti­tu­tion reli­gieuse et les réac­tion­naires s’ap­puyent sur une vision tron­quée de la science pour jus­ti­fier leur ligne poli­tique anti-fémi­niste et dis­cri­mi­na­toire au nom du « bon sens » et « de la bio­lo­gie ». Une ins­tru­men­ta­li­sa­tion scien­ti­fique qui fini­ra d’ailleurs par aga­cer au plus haut point les bio­lo­gistes. Suite à cela, le corps scien­ti­fique de la bio­lo­gie pré­sen­te­ra un front uni dans une tri­bune parue dans Le Monde. Dans cette der­nière iels affirment que : « Les oppo­sants au concept de genre pré­tendent sou­vent avan­cer des argu­ments rele­vant des sciences bio­lo­giques pour appuyer leurs pro­pos. Ils construisent leur dis­cours sur une sup­po­sée dif­fé­rence essen­tielle entre hommes et femmes, qui vien­drait fon­der un ordre décrit comme “natu­rel”. Les élé­ments de bio­lo­gie sur les­quels ils s’appuient sont cepen­dant, dans la plu­part des cas, sor­tis de leur contexte et indû­ment géné­ra­li­sés. (…) La bio­lo­gie, en par­ti­cu­lier la bio­lo­gie de l’évolution, sug­gère plu­tôt l’existence d’un “désordre natu­rel”, résul­tant de l’action du hasard et de la sélec­tion natu­relle. Elle nous révèle une forte diver­si­té des com­por­te­ments, qu’ils soient ou non sexués : dans la nature, les orien­ta­tions et pra­tiques sexuelles, les modes de repro­duc­tion et les stra­té­gies paren­tales sont incroya­ble­ment variés. Chez le cra­paud accou­cheur, par exemple, le mâle porte les œufs sur son dos et s’en occupe jusqu’à éclo­sion, tan­dis que les mérous changent de sexe au cours de leur vie. Il est inté­res­sant, et quelque peu amu­sant, de noter que ce ne sont jamais de tels exemples qui sont mis en avant dans les débats actuels, lorsqu’il est ques­tion d’affirmer que la “bio­lo­gie” nous don­ne­rait à voir le “modèle natu­rel” que devraient suivre les socié­tés humaines. ». Iels conti­nuent en affir­mant que : « Les oppo­sants au concept de genre, en ten­tant insi­dieu­se­ment de dépla­cer le débat du champ de la poli­tique à celui de la bio­lo­gie, ont pour objec­tif d’imposer leur sys­tème de repré­sen­ta­tions. Cepen­dant, ce sys­tème n’a rien de natu­rel ni d’universel. En le pro­po­sant, ses pro­mo­teurs usurpent les habits du sérieux scien­ti­fique, puisqu’ils réin­ter­prètent des faits bio­lo­giques d’une manière pro­fon­dé­ment biai­sée par leur vision par­ti­cu­lière de ce que devrait être notre socié­té. La science s’efforce de déployer un dis­cours aus­si objec­tif et rigou­reux que pos­sible, et elle ne doit donc en aucun cas ser­vir à confor­ter des pré­ju­gés. Le devoir des scien­ti­fiques est de lut­ter contre la dés­in­for­ma­tion et les uti­li­sa­tions inadé­quates de leur dis­cours. C’est pour­quoi nous rap­pe­lons qu’aucune obser­va­tion de la nature ne sau­rait avoir de pré­ten­tion nor­ma­tive pour la socié­té. (…) Il est donc inad­mis­sible et vain d’instrumentaliser la bio­lo­gie dans un débat concer­nant l’égalité sociale entre les indi­vi­dus, quels que soient leur sexe, leur iden­ti­té ou leur orien­ta­tion sexuelle. L’apprentissage de l’égalité ne peut se faire que par l’éducation, et ce qui se passe dans la nature ne nous ren­seigne en aucun cas sur les déci­sions poli­tiques que nous devons prendre ».

Mal­gré une posi­tion pour­tant très claire de la part d’une majo­ri­té de bio­lo­gistes, les argu­ments bio­lo­gi­sants cen­sés nous gui­der vers une morale ins­tinc­tive ont per­sis­té. Nous avons été satu­réEs de ces rhé­to­riques au moment des débats autour du mariage pour tous et ils reviennent de façon cyclique pour dis­qua­li­fier les avan­cées fémi­nistes. Ils ont été bran­dis aux États-Unis et en Pologne pour légi­ti­mer l’interdiction de l’IVG puisque que jugé comme un acte contre nature. Ces mêmes argu­ments res­sortent mas­si­ve­ment aujourd’hui dès qu’il est ques­tion de l’intégrité et des droits des per­sonnes trans. Mais ce cou­rant idéo­lo­gique éco­lo conser­va­teur ne s’arrête pas là. Il entend éga­le­ment affir­mer qu’en cha­cunE de nous réside une part femelle ou mâle qui serait “pure”. Cette part serait une sorte d’instinct interne résis­tant à la per­ver­sion de la socié­té tech­no­lo­gique et aux dérives de la moder­ni­té. Ce para­digme de pen­sée per­met dans le même temps de déshu­ma­ni­ser les indi­vi­dus appar­te­nant aux com­mu­nau­tés LGBT+ en les ren­voyant à des ano­ma­lies, à des corps fakes, arti­fi­ciels, conta­mi­nés par l’ère contem­po­raine. Bien que nous exis­tions depuis tou­jours (per­sonnes trans com­prises), ce dis­cours réac­tion­naire natu­ra­lise le sys­tème hété­ro, le place en modèle hégé­mo­nique et légi­time, tout en pré­sen­tant les per­sonnes LGBT+ comme des déviants, des pro­duits viciés et défec­tueux. Ain­si, dans une cam­pagne parue en mai 2017, la manif pour tous et cer­tains éco­lo­gistes comme José Bové lan­çaient : « Après les légumes OGM, les enfants à un seul parent » et des slo­gans tels qu’« on veut des enfants bio ». Pour l’auteur Cy Lecerf Maul­poix, en par­lant des conser­va­teurs au sein du mou­ve­ment éco­lo­gistes, : « Les plus conser­va­teurs ont fait du concept de nature l’une des pierres angu­laires de leur théo­rie, maquillant der­rière des pré­ten­tions envi­ron­ne­men­tales leur lutte pour le main­tien d’un ordre hété­ro­cis­pa­triar­cal.(…) Ils s’inscrivent en cela dans une longue his­toire phi­lo­so­phique, reli­gieuse et scien­ti­fique, qui trace les contours d’un ima­gi­naire asso­ciant les sexua­li­tés et les orien­ta­tions de genre non hété­ro­nor­mées au péché, à la mala­die ou à la contre-natu­ra­li­té. (…) L’espace et le corps appa­raissent comme des enti­tés pré­dé­fi­nies, closes sur elles-mêmes, des espaces intou­chables sous peine de pro­fa­na­tion de leur équi­libre interne, qu’ils prennent le nom de Dieu, de Nation ou de Nature humaine. ».

L’objectif de ces cou­rants rétro­grades est de pro­mou­voir un ordre social s’ap­puyant sur la divi­sion sexuelle du tra­vail, l’exploitation et l’aliénation des femmes et de ren­for­cer le modèle de la famille nucléaire. Que des per­sonnes se reven­di­quant fémi­nistes, « alter-fémi­nistes » ou « fem­me­listes », adhèrent en par­tie ou tota­le­ment à ce pro­gramme sexiste et réac­tion­naire, ne me sur­prend mal­heu­reu­se­ment pas. Nom­breux sont les exemples de femmes ou de mino­ri­tés quelles qu’elles soient qui ont com­bat­tu aux côtés de leur oppres­seur et ce, parceque’iels étaient per­sua­déEs de sor­tir leur épingle du jeu au tra­vers du main­tien d’un sys­tème qui les oppres­saient. Pour­tant, les réelles menaces à ce sys­tème patriar­cal sont bien cel­leux qui ne sont jamais sou­mises à des dogmes cen­sés leur dic­ter leur place dans la socié­té. C’est pour­quoi nous, les corps les­biens, trans, inter­sexes, biEs et gays, sommes tou­jours pré­sen­tés comme des corps défec­tueux, qu’il fau­drait contraindre, reca­drer et si ce n’est pas suf­fi­sant, bri­ser. C’est pour­quoi les femmes et les per­sonnes LGBT+ sont tou­jours ques­tion­néEs sur leurs corps et leurs attri­buts sexuels. C’est pour­quoi les femmes ne sont tou­jours pas consi­dé­rées comme des humains auto­nomes, mais recon­duites au rang de femelles, juste bonnes à être inséminées.

Vous êtes vous déjà deman­dé pour­quoi il y avait un tel achar­ne­ment à l’égard des fémi­nistes et des per­sonnes LGBT+ ? Tout sim­ple­ment, car nous sommes la démons­tra­tion incar­née que cette pen­sée réac­tion­naire ridi­cu­le­ment binaire est caduque. Par notre seule exis­tence, nous sommes la preuve qu’il est pos­sible de vivre et de faire famille dif­fé­rem­ment. Mais aus­si qu’il est pos­sible d’avoir un autre regard sur le monde et d’imaginer des alter­na­tives au fameux cré­do : une mai­son, un papa, une maman, un enfant.

Alors oui, les réac­tion­naires de tout bord nous haïssent, nous les fémi­nistes et les per­sonnes LGBT+, car nous sommes un miroir ten­du. En dépit de leur volon­té constante à nier ou igno­rer nos exis­tences et à nous invi­si­bi­li­ser, nous exis­tons et ren­dons vos théo­ries caduques. Mal­gré vos affir­ma­tions idiotes : « Les bies n’existent pas », « tu n’es pas les­bienne c’est une phase, où une ano­ma­lie du à un trau­ma­tisme avec les hommes », « tu es gay ? Veille à être dis­cret, soit ni trop bruyant ni trop effé­mi­né », « tu es trans ? Tu n’existes pas et devras tou­jours t’i­den­ti­fier à ce que tu as entre les jambes », on ne se rata­ti­ne­ra plus. Notre exis­tence vous est insup­por­table ? Elle ne convient pas à votre morale conser­va­trice ? Le miroir que l’on vous tend est dou­lou­reux, dans la mesure où vous n’êtes pas confor­tables dans vos vies ? Tant pis, vous devrez vous y faire, car le temps du silence for­cé est révolu.