La Grèce est notre avenir

Plu­tôt que de se remé­mo­rer le feuille­ton dra­ma­tique mis en scène par les médias (« la Grèce va-t-elle être sau­vée ? ») en 2010 et en 2015, il est plus utile de relire les romans poli­ciers de Petros Markaris

Ce sont, à pre­mière vue, des romans poli­ciers aty­piques, où le prin­ci­pal sus­pense vient de la cir­cu­la­tion à Athènes : chaque fois que le com­mis­saire Kha­ri­tos a un ren­dez-vous à l’ex­té­rieur, se pose cette ques­tion : arri­ve­ra-t-il à l’heure ? pour­ra-t-il pas­ser par la Place Syn­tag­ma ou celle-ci sera-t-elle fer­mée par une mani­fes­ta­tion, un sit-in ? la rue Epis­te­miou sera-t-elle encom­brée ? devra-t-il faire un détour par des petites rues ? Dans le der­nier livre tra­duit, Le sémi­naire des assas­sins, (qui n’est pas des plus réus­sis), l’é­nigme la plus inté­res­sante est même celle de l’i­ti­né­raire du com­mis­saire : pour­quoi, de retour de vacances de l’E­pire, au Nord-Ouest, des­cend-il jus­qu’à Corinthe, avant de remon­ter vers Athènes ? [Réponse : il y a une auto­route directe de l’E­pire jus­qu’à Corinthe, via le pont de Patras. C’est peut-être une des auto­routes construites à l’oc­ca­sion des désas­treux  — par leurs consé­quences finan­cières – Jeux Olym­piques de 2004, avec des fonds euro­péens, qui n’ont jamais été diri­gés là où étaient les vrais besoins].

Quant au reste, l’en­quête avance au rythme des rou­tines poli­cières, à l’al­lure pous­sive de la Fiat 131 Mira­fio­ri tren­te­naire du com­mis­saire [qu’il aban­don­ne­ra pour une Seat espa­gnole flam­bant neuve, choi­sie par soli­da­ri­té sudiste, à l’occasion du mariage de sa fille], ou du train de séna­teur qui doit être celui de l’au­teur, aujourd’­hui âgé de 84 ans. Elle ne réserve pas de grandes sur­prises, et suit tou­jours à peu près le même sché­ma : trois meurtres, chaque fois dans un même milieu pro­fes­sion­nel ou éco­no­mique (des frau­deurs fis­caux, de grands ban­quiers, d’an­ciens com­bat­tants anti­fas­cistes deve­nus de pros­pères entre­pre­neurs…), ce qui per­met à Mar­ka­ris de mon­trer à chaque fois du doigt une caté­go­rie res­pon­sable ou béné­fi­ciaire de la crise.

Car l’in­té­rêt de ces polars, c’est l’im­mer­sion que fait le lec­teur dans les pro­blèmes concrets de la socié­té grecque, à l’é­poque de la troï­ka, c’est-à-dire de la mise sous tutelle de la Grèce par les ins­ti­tu­tions euro­péennes. En effet, même dans le milieu pro­té­gé des fonc­tion­naires de police, Adria­ni, la femme du com­mis­saire, doit se livrer à des pro­diges d’in­gé­nio­si­té pour nour­rir, après une énième coupe dans les salaires et les primes, quatre per­sonnes (sa fille et son gendre en plus de son mari et elle) pour le prix de deux.

Mais plus dur est le sort des petits com­mer­çants et entre­pre­neurs, obli­gés, faute de clients, de bais­ser le rideau (dans cer­taines rues, on ne voit que des bou­tiques fer­mées, où l’a­vis « à vendre » ou « à louer » n’in­té­resse per­sonne), voire de se sui­ci­der dans leur bou­tique. Quant aux ouvriers, ils sont au chô­mage : sur les chan­tiers, en par­ti­cu­lier ceux des Jeux Olym­piques, à part quelques cadres grecs, on ne voit que des immi­grés d’O­rient (Irak, Pakis­tan, Afgha­nis­tan…) ou de l’Est (Bul­gares, Rou­mains, Alba­nais, Géor­giens… on découvre même une caté­go­rie propre à la Grèce : les Pon­tiques – issus de com­mu­nau­tés grecques ancien­ne­ment ins­tal­lées dans les pays au bord de la Mer Noire). Sur ce sujet, Mar­ka­ris est très poli­ti­que­ment cor­rect : tout en consta­tant la situa­tion des ouvriers grecs, il décrit l ‘exploi­ta­tion dont sont vic­times les immi­grés, mal payés, mal logés, obli­gés d’ac­cep­ter n’im­porte quel tra­vail ; sa fille devient même avo­cate spé­cia­li­sée dans la défense des immi­grés, ce qui ne lui rap­porte pas grand-chose.

Mais il y a aus­si deux caté­go­ries sacri­fiées du fait de leur âge : les jeunes, qui après de longues études se retrouvent au chô­mage, et les vieux dont les pen­sions de retraite se réduisent comme peau de cha­grin. Pour elles aus­si, le sui­cide appa­raît par­fois comme la seule issue.

Off­shore, écrit en 2016, est le roman le plus per­cu­tant [lire extrait]. Pour une fois, chaque vic­time appar­tient à un milieu dif­fé­rent, mais le tueur, ou plu­tôt l’or­ga­ni­sa­tion meur­trière, est bien la même. Pro­cé­dé inha­bi­tuel chez Mar­ka­ris, un repré­sen­tant de cette « orga­ni­sa­tion » vient à la fin expli­quer, en quatre pages, la rai­son des meurtres, et, sur­tout, ce qui se passe dans l’é­co­no­mie grecque : « La Grèce est deve­nue un cobaye » ; pen­dant cinq ans, l’Eu­rope a mené une expé­rience pour voir jus­qu’où on peut aller dans la pré­ca­ri­sa­tion et la pau­pé­ri­sa­tion d’un pays, à coups de pri­va­ti­sa­tions et de réduc­tions des salaires, retraites et pres­ta­tions sociales (dans l’éducation, dans la san­té…). Les « repré­sen­tants de l’argent sale » ont sui­vi cette expé­rience avec inté­rêt, et ont eu l’i­dée de mener leur propre expé­rience : peut-on, dans un pays para­ly­sé, exsangue, rem­pla­cer l’é­co­no­mie légale, éteinte, par une éco­no­mie paral­lèle, en inves­tis­sant en Grèce l’argent sale pla­cé dans les para­dis fis­caux off­shore ? Blan­chir l’argent sale consiste en effet à l’in­ves­tir, et donc à déve­lop­per l’é­co­no­mie, en créant de nou­velles entre­prises que rien ne dis­tin­gue­ra des anciennes, si ce n’est que la Grèce est main­te­nant entiè­re­ment entre les mains de « l’organisation ».

On recon­naît là le nou­veau deal ou le « reset » qui s’est mis en place au Chi­li à la faveur du putsch du 11 sep­tembre 1973, on pour­rait sans doute le voir à l’œuvre aujourd’­hui au Liban, à la faveur de la des­truc­tion du port de Bey­routh, si des infor­ma­tions cohé­rentes nous par­ve­naient de ce pays. Mais, sur­tout, on recon­naît dans ce tableau ce qui se passe en France et autres pays de l’Ouest euro­péen à la faveur de la pan­dé­mie du Covid : la stra­té­gie du choc, venue de l’E

École de Chi­ca­go, peut mettre à pro­fit toutes sortes d’é­vé­ne­ments et de situa­tions. Elle a mis 40 ans à pas­ser du Chi­li à la Grèce, mais seule­ment 5 ans, en Europe, à pas­ser de la Grèce à l’Ouest : nous sommes bien dans la « socié­té auto­phage » qu’a­na­lyse Anselm Jappe : le capi­ta­lisme, tou­jours à la recherche de nou­veaux pro­fits, se retourne main­te­nant contre les pays riches qui lui ont don­né naissance.

Off­shore est le roman où Mar­ka­ris va le plus loin, sans doute sous l’ef­fet de l’é­chec de Syri­za et de la colère pro­vo­quée par sa tra­hi­son. Comme sou­vent en Europe, l’ar­ri­vée au pou­voir d’un gou­ver­ne­ment « de gauche » n’a­bou­tit qu’à accé­lé­rer la mise en place du pro­gramme néo­li­bé­ral, écœu­rer ses élec­teurs et conso­li­der l’hé­gé­mo­nie de la droite (aujourd’­hui reve­nue au pou­voir en Grèce). Il reste à ajou­ter que « l’or­ga­ni­sa­tion », ce n’est plus la mafia ou la camor­ra, comme on pour­rait le pen­ser : aujourd’­hui, plus rien ne dis­tingue éco­no­mie « propre » et éco­no­mie « sale », il est temps d’ou­blier la mytho­lo­gie des « crimes de la mafia », et de recon­naître à l’œuvre les crimes de l’in­dus­trie phar­ma­ceu­tique ou des GAFAM.