Caracas : quatrième rencontre des afrodescendants et des transformations révolutionnaires
Fanon, qu’il s’agisse de la folie, du racisme ou de l’”universalisme” confisqué par les puissants, ne cesse, au fond, de tenter de poser “un faire monde”, à la manière d’une transformation en actes des situations où dominés et dominants ont, chacun, tout à perdre de la pérennisation des ordres et désordres existants. Fanon, cet insoumis, ce rebelle qui lutte tenacement et sans faille contre la domination exercée par les puissants sur les faibles, nous éclaire aujourd’hui à propos de l’articulation fondamentale entre le droit à la rébellion devant un système social, politique et économique qui plonge le monde dans le désordre et une colonisation d’un nouveau type. Ainsi, à la violence coloniale a succédé une violence indirecte, l’ordre colonial a contaminé le territoire des colonisateurs. Par un paradoxe dont l’histoire a le secret, l’ « indigène » est omniprésent non seulement dans son aire d’origine mais également dans ce que Fanon appelait les « villes interdites » où s’exercent les formes renouvelées de discrimination, il remarque dans Les damnés de la terre que « le monde colonisé est un monde coupé en deux(…) La zone habitée par les colonisés n’est pas complémentaire de la zone habitée par les colons. Ces deux zones s’opposent mais non au service d’une unité supérieure(…) Ce monde compartimenté en deux est habité par des espèces différentes. L’originalité du contexte colonial c’est que les réalités économiques, les inégalités, l’énorme différence des modes de vie, ne parviennent jamais à masquer les réalités humaines ».
A la veille du cinquantième anniversaire de sa mort, le 6 décembre 1961, il nous faut faire le constat que, malgré l’évolution du monde, il est d’une étonnante actualité, même si le colonialisme, sous ses formes anciennes, a disparu et que de nombreux Etats, libérés de l’oppression coloniale, ont vu le jour.
Pour autant la dépossession, l’aliénation et l’injustice ont elles quitté ce monde ?
A biens des égards, un observateur impartial pourrait dire, à la lumière sanglante des guerres impériales en Irak, en Afghanistan et en Libye mais aussi coloniale en Palestine, que la politique de la canonnière, sur laquelle se sont fondés les empires coloniaux, a repris du service actif.
L’action et l’oeuvre de FANON se situent dans le contexte d’après-guerre marqué par la lutte idéologique entre le bloc occidental et le bloc socialiste avec une division claire ; c’est dans ce cadre qu’un troisième monde ‑qui a affirmé son existence politique lors de la Conférence de Bandung en 1955- émerge au cours des années 1950 – 1960 et revendique sa place dans les relations internationales ainsi que sa part dans le partage des richesses de la planète, en proclamant son refus de la bipolarisation du monde.
C’est dans ce contexte que Fanon a forgé sa réflexion sur le rôle de la violence dans le processus de libération et sur les risques encourus par les anciens colonisés, une fois l’indépendance acquise.
La production intellectuelle de Fanon a fortement influencé les révolutionnaires à travers le monde, en Afrique mais aussi en Asie et aux Amériques. Ses textes ne peuvent être dissociés des circonstances historiques dans lesquelles ils ont vu le jour, mais leur pertinence est intacte et ils continuent d’inspirer de nouvelles générations de militants et d’intellectuels tant au sud qu’au nord. Les grilles de lecture forgées par Fanon demeurent des outils efficaces pour analyser l’actualité d’un monde où la domination et l’exploitation ont changé d’apparence mais restent régies par des mécanismes, eux, fondamentalement inchangés.
Rendre compte de l’apport de Frantz Fanon dans le processus de libération des peuples revient à présenter les différentes étapes de son existence, de ses prises de position, du développement et de la formulation de sa pensée. Son œuvre se confond avec sa trop courte existence marquée par la révolte devant l’injustice, le principe de réalité et l’éthique de l’engagement.
La Seconde Guerre mondiale fut l’élément déclencheur de l’éveil politique du jeune Fanon. Spontanément antifasciste et traduisant déjà par un engagement concret son refus du nazisme, Fanon quitta le foyer familial et partit clandestinement rejoindre, en tant que volontaire, les Forces Françaises Libres qui se battaient contre l’Allemagne nazie.
Décoré de l’armée coloniale française, il n’a jamais vraiment ressenti le sentiment de faire partie des libérateurs. Dans une lettre écrite à ses parents en 1944, il exprime l’ampleur de ses désillusions, « J’ai fait une erreur. Rien, absolument rien ne justifie la brusque décision que j’ai prise de défendre les intérêts du propriétaire terrien : que je le défende ou non, il s’en fout ».
Fanon devait constater que les forces mobilisées contre le nazisme nourrissaient en leur sein l’idéologie raciste et pratiquaient quasi-officiellement la discrimination raciste et ethnique. L’uniforme, censé traduire l’égalité entre soldats, masquait difficilement d’insupportables inégalités de traitement entre noirs et blancs.
Après sa démobilisation, il revient en Martinique puis retourne en France où il s’inscrivit à la faculté de médecine de Lyon où, outre ses cours, il assiste à ceux du philosophe Maurice Merleau-Ponty, lit la revue de Sartre, Les Temps Modernes, et s’intéresse tout particulièrement à Freud et Hegel.
Dans son premier livre, Peau noire, masques blancs ‑qui aurait dû être sa thèse de doctorat- publié en 1952, Fanon évoque cette collision inaugurale avec le racisme européen qu’il découvrit précisément dans l’armée antifasciste de De Gaulle. L’appréhension intellectuelle du racisme qui englobe à la fois le corps et le discours reste remarquablement actuelle, surtout au regard de la résurgence « décomplexée » du discours raciste en Europe. Phénomène, aujourd’hui en France, qui atteint les écoles de foot pour jeunes enfants d’un même pays qui, dans un racisme « pure souche », ont fait l’objet d’un débat indigne à propos des quotas sur la base de la couleur de la peau, des origines et de prétendues aptitudes physiques « spécifiques ».
Peau noire, masques blancs est un jalon fondamental dans la lutte antiraciste, du décryptage des mécanismes de la ségrégation et de ses enjeux politiques. Analysant les ressorts du colonialisme et ses impacts sur les dominés, Fanon conteste le concept de négritude forgé par Senghor et Césaire en articulant la lutte contre le racisme dans un mouvement universel de désaliénation des victimes du racisme et des racistes eux-mêmes.
Psychiatre, il revisita les formes thérapeutiques basées sur la contrainte et la violence inhérentes à la psychiatrie hospitalière traditionnelle.
En 1953, âgé de vingt-neuf ans, il arrive à l’Hôpital psychiatrique de Blida et fut scandalisé de constater que l’école psychiatrique de l’Algérie coloniale classait les Arabes algériens comme « primitifs », affirmant que leur développement cérébral était « arriéré ». Ainsi, pour les psychiatres coloniaux, les comportements pathologiques des indigènes dérivaient de causes génétiques et étaient donc incurables. Fanon, proche de ses patients et de leurs familles, découvrit alors l’expression crue de la hiérarchie des races et d’une ségrégation violente, comparable à l’apartheid.
Le déclenchement de la guerre de libération nationale, le 1er novembre 1954, eut naturellement un impact sur l’hôpital qui accueillait des patients traumatisés par l’expérience de la violence, aussi bien des torturés que des tortionnaires (quelques cas sont évoqués dans Les Damnés de la terre).
Par l’intermédiaire de militants de la cause nationale algérienne, des médecins et des activistes, qui prenaient en charge les moudjahidines blessés, il entra en contact direct avec le FLN. En 1956, lorsque le gouvernement opta pour une politique de répression militaire brutale et généralisée, il démissionna, proclamant que comme psychiatre, il ne pouvait renvoyer ses patients dans une société qui, fondamentalement, les aliène et les déshumanise. Expulsé par les autorités coloniales en janvier 1957, il rejoint Tunis, siège extérieur de la Révolution Algérienne.
Il reprend à Tunis ses activités professionnelles tout en s’engageant dans l’action politique du FLN. Il fut journaliste à El Moudjahid et fut nommé, par le gouvernement algérien en exil, ambassadeur itinérant en Afrique. Il se rendit tour à tour au Ghana où il rencontra Kwame Nkrumah et étudia de près les problèmes posés par la constitution d’un État africain indépendant ; au Congo où il rencontra Patrice Lumumba, en Ethiopie, au Libéria, en Guinée et au Mali. Son objectif était de populariser la lutte du peuple algérien par la consolidation d’alliances avec les peuples d’Afrique et la mise en pratique de l’internationalisme qui caractérisait sa vision des luttes émancipatrices.
Ainsi son action auprès des dirigeants maliens a permis l’ouverture en 1960, d’un nouveau front dans le sud algérien à qui la Guinée a fourni des armes.
Il a même joué un rôle non négligeable dans l’envoi d’armes soviétiques, destinées au front Ouest, grâce à la solidarité du Président Sékou Touré. Fanon fait état de ces séjours en Afrique sub-saharienne dans Les Damnés de la terre.
En 1959, l’éditeur français, François Maspero, publie le deuxième livre de Fanon, L’an V de la révolution algérienne, ce n’est pas seulement une mise en accusation de la France pour les crimes de masse contre la population algérienne, ‑près de cinquante ans après l’indépendance de l’Algérie, la France peine à reconnaitre ses crimes, comme elle peine à reconnaître sa lourde responsabilité dans le pillage systématique de l’Afrique et son impossibilité, malgré une loi pour reconnaître la traite négrière et l’esclavage comme crime contre l’humanité, à ouvrir complétement le chapitre de cette part sombre de l’histoire française – , il s’agit d’un exercice analytique sur les ressorts de la révolution algérienne et les transformations qu’elle induisait dans une société dominée, humiliée et gravement paupérisée. Cet ouvrage fut interdit en France, paradoxalement cela fit parler de Fanon, en Afrique et dans le Tiers-monde. Il fut invité à des congrès internationaux, où il était attentivement écouté au point qu’il devint une cible pour les autorités françaises.
Au printemps 1961, il s’engagea à fournir un manuscrit à son éditeur, ce sera Les damnés de la terre qui ne porte pas seulement sur l’Algérie, mais sur l’ensemble du tiers-monde en voie de décolonisation. Le 3 décembre, il reçoit le manuscrit à l’hôpital Betesdha de Washington. 3 jours après, il meurt d’une leucémie.
En 1962, Maspero fait paraître dans Présence Africaine un hommage à Fanon ; il s’efforce également de publier ses œuvres complètes en recherchant ses textes publiés, souvent de manière anonyme, dans le journal clandestin du FLN, El Moudjahid. Pour la Révolution africaine deviendra ce livre, publié en 1964 ; il a été traduit par Ernesto Che Guevara.
En 1961, date de la rédaction des Damnés de la terre, Fanon considérait que l’ère coloniale était irrévocablement dépassée ; ce qui est désormais en question est l’évolution des Etats libérés. Pour Fanon, la construction d’une société juste et prospère devait passer par la libération intégrale des hommes et des femmes du legs du colonialisme, ainsi il était fondamental d’identifier les carences et d’éliminer les séquelles d’une présence dévastatrice.
Un des chapitres des Damnés de la terre, « Les malheurs de la conscience nationale » est un appel aux peuples libérés de l’emprise coloniale pour la promotion d’élites productives, dotées d’une conscience politique et animées par le sens de l’intérêt général. Si les pays indépendants n’arrivent pas à former leurs élites, triompherait alors une culture d’affairistes qui ne seraient que la caricature de leurs mentors occidentaux, dans leur comportement et leurs modes de consommation. Les mouvements de libération se transformeraient en parti unique, « la forme moderne de la dictature bourgeoise, sans masque, sans fard, sans scrupule et cynique ». En l’absence de perspectives réellement nationales, la voie des « dictatures tribales » serait ouverte : en jouant sur les divisions ethniques et sur les frontières « héritées » du colonialisme, ces nouveaux pouvoirs, portés par les maitres d’hier, finiraient par provoquer le délitement des nouveaux États. Ces mises en garde étaient prononcées à l’aube des indépendances, fêtées dans l’enthousiasme et la ferveur. L’analyse lucide de Frantz Fanon alertait de manière étonnamment prémonitoire sur les dérives susceptibles d’affecter les États postcoloniaux. Il décrit, avec des années d’avance, la pathologie néocoloniale, cette perpétuation de la domination par la soumission de gouvernements nationaux corrompus et antipopulaires aux intérêts des anciennes métropoles coloniales. Si les structures coloniales n’expliquent pas à elles seules l’échec des indépendances africaines, ce demi-siècle a été la démonstration impitoyable de l’efficacité des bombes à retardement léguées par les puissances coloniales. L’indépendance des pays colonisés était pour Fanon une étape préalable et nécessaire mais ne constituait en aucune façon la fin du processus de libération.
Fanon a été l’un des penseurs de la révolution algérienne qui se situait hors de toute réduction dogmatique ou d’interprétation doctrinale. Progressiste et anti-impérialiste sans référence « théologique » au marxisme proche mais sans obédience aucune au camp socialiste. Comme le disait le sociologue Immanuel Wallerstein, dans une formule lapidaire mais très exacte,: « Fanon lisait Marx avec les yeux de Freud et lisait Freud avec le regard de Marx ».
La libération de l’homme et sa désaliénation était pour Fanon le but ultime de la lutte politique sans pathos, sans rigidité mais sans concession.
Il était un homme indivisible qui ne saurait être réduit à une dimension particulière des luttes ; il a été antiraciste au nom de l’universalité et anticolonialiste au nom de la justice et des libertés. Il n’y a nulle part chez lui la moindre volonté de revanche ni de stigmatisation des blancs comme voudraient le présenter aujourd’hui les théoriciens fumeux de l’essentialisme et du soi-disant choc des civilisations. Ses détracteurs, qui se recrutent parmi les « intellectuels » néoconservateurs, lui ont intenté un procès en sorcellerie au titre d’une soi-disant apologie de la violence traduisant ainsi leur méconnaissance de l’œuvre de Fanon et leur mauvaise foi raciste. La violence défendue par Fanon ‑en tant que moyen ultime de reconquête de soi par ceux qui sont niés, exploités et réduits à l’esclavage- est celle de la légitime défense des opprimés qui subissent la violence, encore plus grande, de la domination, de la dépossession et du mépris.
Ce souffle lui a survécu au-delà des générations. Son analyse des pathologies sociales et politiques du racisme est d’une étonnante actualité, son analyse politique, psychologique et sociale dépasse le contexte dans lequel elle a été élaborée, conservant une fraîcheur et une pertinence étonnantes.
Sa lucidité et son indépendance loin de l’isoler, malgré la défiance des marxistes « orthodoxes » prisonniers du dogme, lui ont permis de gagner l’estime et le respect des combattants de la liberté et des indépendances. Fanon a été une référence majeure pour des militants illustres, comme le Commandant Guevara, Amilcar Cabral, Agostino Neto, Nelson Mandela, Mehdi Ben Barka et de bien d’autres…
En Afrique, en Europe, Fanon apparaît aujourd’hui comme plus actuel que jamais. Il fait sens pour les militants africains de la liberté et des droits humains, il fait sens aussi pour tous les Africains et les Arabes contre lesquels s’expriment, aussi bien dans les media que dans les propos d’élites de certains Etats, un racisme décomplexé, libérant ainsi violemment un impensé raciste.
Il fait sens car l’émancipation est toujours l’objectif premier des générations qui arrivent à l’âge de la maturité politique. Beaucoup d’Africains ont appris que ce combat pour la liberté, la démocratie et les droits humains est mené contre les potentats locaux mais aussi contre les tenants de l’ordre néocolonial qui les protège, les utilise pour piller les ressources et les éjecte quand ils ont fait leur temps.
La pensée de Fanon continue d’inspirer aujourd’hui ceux qui combattent pour le progrès de l’homme partout sur la planète. Dans un monde où le système de l’oppression, de l’écrasement de l’humain ne cesse de se renouveler et de s’adapter, sa pensée est un antidote contre le renoncement. Elle est l’arme d’une passion lucide pour le combat incessant pour la liberté, la justice et la dignité des femmes et des hommes. La libération des peuples et des individus de l’asservissement et de l’aliénation reste un objectif, l’émancipation est encore à venir.
Si Frantz Fanon était vivant, il n’aurait certainement pas voulu être considéré comme une autorité canonique hors du contexte de sa lutte et de son témoignage écrit.
La résistance continue, 50 ans après sa mort, Fanon nous exhorte toujours à ne pas abandonner la lutte dans cet espace social où les hommes et les femmes ordinaires peuvent encore remettre les choses en question et déployer la puissance et la sagesse d’un vrai projet politique.
Juin 2011