L’auto-organisation populaire chilienne face à la crise

Par Cris­tian Gonzá­lez Farfán

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Bre­cha


Tra­duit par À l’encontre

Le site Apoya La Olla recense à lui seul 62 ini­tia­tives de cui­sine communautaire.

Source de l’ar­ticle (fran­çais) : À l’encontre, 23 juin 2020.
Texte ori­gi­nal (espa­gnol) : heb­do­ma­daire Bre­cha, 19 juin 2020.

Tra­duc­tion revue et ponc­tuel­le­ment modi­fiée par Dial.

EN LIEN :

Au Chi­li, la crise pro­vo­quée par le COVID-19 et l’inaction du gou­ver­ne­ment de Sebas­tián Piñe­ra, a fait réap­pa­raître, avec les soupes popu­laires, des formes d’auto-organisation popu­laire actives pen­dant la dic­ta­ture d’Augusto Pino­chet (1973 – 1990). Cet article de Cris­tian Gonzá­lez Farfán a été publié par l’hebdomadaire uru­guayen Bre­cha le 19 juin 2020.

Au Chi­li, l’inaction du gou­ver­ne­ment a fait réap­pa­raître des formes d’auto-organisation populaire.

Au Chi­li, comme dans d’autres pays, la maigre réponse du gou­ver­ne­ment face à la débâcle éco­no­mique oblige la popu­la­tion la plus vul­né­rable à orga­ni­ser des soupes popu­laires [ollas comunes] pour pou­voir man­ger. Les mou­ve­ments sociaux reven­diquent comme mini­mum l’attribution d’un reve­nu de base d’urgence, alors que les conta­gions par le COVID-19 sont hors de contrôle.

« La dic­ta­ture était une pan­dé­mie pire : elle tuait, elle tirait sur les gens. Dans cette pan­dé­mie, si je prends soin de moi, je me sauve », mur­mure Enri­que­ta Ley­ton, une habi­tante de Vil­la Fran­cia, un quar­tier de la com­mune d’Estación Cen­tral (San­tia­go) ayant une longue his­toire de résis­tance à Pino­chet. À 78 ans, cette femme remue une grande mar­mite dans le centre com­mu­nau­taire d’Obispo Alvear. Ici, une nou­velle soupe popu­laire est inau­gu­rée pour le quar­tier, qui dis­tri­bue­ra des déjeu­ners tous les same­dis. À 13 heures, ils attendent l’arrivée des voi­sins. Il reste encore une demi-heure.

Enri­que­ta pré­pare le char­quicán, un plat chi­lien copieux com­po­sé de viande, de pommes de terre, de petits pois et d’autres légumes. Pour elle, cette action de soli­da­ri­té n’est pas nou­velle : dans les années 80, elle a par­ti­ci­pé à une soupe popu­laire orga­ni­sée à Cris­to Libe­ra­dor, une com­mu­nau­té chré­tienne liée à Maria­no Puga, un prêtre-ouvrier emblé­ma­tique, récem­ment décé­dé. Ce der­nier a joué un rôle pré­pon­dé­rant dans la défense des droits humains pen­dant la dic­ta­ture. « Cette soupe popu­laire était alors plus clan­des­tine », ajoute Enri­que­ta, en regar­dant le poêle.

Près de quatre décen­nies plus tard, Enri­que­ta prend à nou­veau une louche en bois pour aider à com­battre le chô­mage et la faim dans son quar­tier. Mais aujourd’hui, elle se couvre le nez et la bouche avec un masque pour pré­ve­nir une éven­tuelle infec­tion par le Covid-19. Ceux qui coor­donnent la struc­ture cir­culent dans l’espace étroit avec des tabliers pro­tec­teurs en plas­tique et des masques. Mais dans la cui­sine, il est dif­fi­cile de se confor­mer à la dis­tance phy­sique recom­man­dée par les autorités.

À la porte d’entrée, les orga­ni­sa­teurs attri­buent un numé­ro à chaque habi­tant. Ils arrivent avec des sacs, des cas­se­roles et d’autres réci­pients réuti­li­sables. Une femme en fau­teuil rou­lant arrive éga­le­ment. Le menu com­prend des bananes, une salade com­po­sée et du pain. Pen­dant que les gens reçoivent leurs déjeu­ners, un autre groupe de béné­voles se rend au domi­cile de familles dont les membres se déplacent dif­fi­ci­le­ment ou sont por­teurs de coro­na­vi­rus. Sans comp­ter les livrai­sons à domi­cile, 129 repas ont été dis­tri­bués dans le centre communautaire.

« Je prends soin de moi depuis long­temps à cause de la pan­dé­mie. Heu­reu­se­ment, j’ai quelque chose pour vivre à la mai­son : ma petite-fille et son mari tra­vaillent, et j’ai ma pen­sion. Mais je suis ici par soli­da­ri­té avec les cama­rades », explique Enriqueta.

 

L’absence de l’État

Avec celle du same­di, trois soupes popu­laires sont orga­ni­sées en per­ma­nence à Vil­la Fran­cia. Mais ce qui se passe ici n’est qu’un échan­tillon du réseau qui se forme dans une bonne par­tie des sec­teurs popu­laires du Chi­li, en rai­son de l’effondrement de l’économie. Le der­nier rap­port de la Banque cen­trale du Chi­li a révé­lé que l’indice men­suel de l’activité éco­no­mique pour le mois d’avril a enre­gis­tré une baisse de 14,1% par rap­port au même mois l’année der­nière. Entre-temps, le taux de chô­mage a atteint 9% au cours du tri­mestre février, mars et avril, selon l’Institut natio­nal des statistiques.

En consé­quence, des sites web et des pages Ins­ta­gram et Face­book ont été créées pour car­to­gra­phier ou faire connaître les soupes popu­laires, les can­tines popu­laires, les paniers de soli­da­ri­té et les centres de col­lecte dans le pays. Le site Apoya La Olla recense à lui seul 62 ini­tia­tives de cui­sine com­mu­nau­taire. Chaque jour, les por­tails web mettent à jour les infor­ma­tions avec de nou­velles don­nées. Sur les affiches des soupes popu­laires, on retrouve sou­vent le slo­gan : « Seul le peuple sau­ve­ra le peuple. »

« L’émergence des soupes popu­laires est due à la pré­ca­ri­té des ménages chi­liens et à la mar­chan­di­sa­tion de leurs droits fon­da­men­taux. La moi­tié des tra­vailleurs au Chi­li gagnent moins de 400 000 pesos net par mois (521 dol­lars), et le seuil de pau­vre­té fixé par l’État lui-même pour un ménage moyen de quatre per­sonnes est de 451 000 (587 dol­lars). Ain­si, face à n’importe quel choc – qu’il soit petit ou impor­tant comme celui que nous vivons actuel­le­ment – les familles passent rapi­de­ment de vul­né­rables à hyper-pré­ca­ri­sés. Elles passent de façon logique de l’achat de nour­ri­ture à cré­dit au super­mar­ché à la soupe popu­laire. C’est très grave et on peut le com­prendre à par­tir du sché­ma d’accumulation au Chi­li durant les der­nières décen­nies », explique Mar­co Kre­mer­man, éco­no­miste à la Fon­da­tion Sol, un centre de recherche qui se consacre à l’analyse du monde du travail.

Tant dans le pas­sé que dans la crise actuelle, l’autogestion mobi­lise les soupes popu­laires. « Nous n’avons rien à attendre de l’État », estime Enri­que­ta Ley­ton. De fait, les dons pour la soupe popu­laire du centre Obis­po Alvear sont venus de l’intérieur et de l’extérieur de la com­mu­nau­té Cris­to Libe­ra­dor, mais « il n’y a pas de poli­tiques ou d’institutions ici », explique Fran­cis­ca Val­de­be­ni­to, l’une des res­pon­sables. Pen­dant ce temps, du lun­di au ven­dre­di, les habi­tants vont cher­cher un déjeu­ner à la sojupe popu­laire Lui­sa Tole­do, bap­ti­sée ain­si en hom­mage à la mère des frères Rafael et Eduar­do Ver­ga­ra Tole­do, tués par la dic­ta­ture le 29 mars 1985, date à laquelle on com­mé­more désor­mais au Chi­li le Jour du jeune combattant.

La Péru­vienne Jes­si­ca Sán­chez est recon­nais­sante de l’ouverture de la soupe popu­laire du same­di. Elle est au Chi­li depuis trois ans et est venue direc­te­ment vivre à Vil­la Fran­cia. Avant la pan­dé­mie, elle était employée de mai­son dans la com­mune de La Rei­na, à l’autre bout de la ville. Mais elle est désor­mais chô­meuse depuis bien­tôt 4 mois et n’arrivait pas à trou­ver le som­meil pen­sant à ce qu’elle allait pou­voir don­ner à man­ger à ses trois enfants le lendemain.

« La soupe popu­laire du same­di est un grand sou­la­ge­ment pour moi et ma famille. J’ai vécu pen­dant un cer­tain temps de mes éco­no­mies, mais c’est fini main­te­nant. C’est une très bonne chose qu’ils nous sou­tiennent sans dis­cri­mi­na­tion. J’ai vu des Haï­tiens, des Péru­viens, des Véné­zué­liens par ici. Mais je crois que la situa­tion va encore empi­rer. Ma fille me disait que cela se pro­duit dans tous les pays, pour­quoi retour­ner au Pérou si c’est la même chose ? », se demande Jessica.

 

La soupe populaire : le seul mécanisme

Le manque de trans­pa­rence dans la four­ni­ture des infor­ma­tions épi­dé­mio­lo­giques et le déni des don­nées scien­ti­fiques ont conduit à la chute du ministre de la san­té, Jaime Maña­lich, same­di 13 juin. Selon le Centre chi­lien d’investigation et d’information jour­na­lis­tique (Ciper), le ministre avait infor­mé l’OMS quelques jours aupa­ra­vant que le nombre de décès par Covid-19 au Chi­li dépas­sait les 5000, alors que le rap­port offi­ciel mis à la dis­po­si­tion de la popu­la­tion chi­lienne, ven­dre­di 12, par­lait de 2870 décès.

Après la révé­la­tion de Ciper, les auto­ri­tés ont attri­bué cet écart du nombre de décès à des dif­fé­rences dans les cri­tères de comp­tage : les chiffres envoyés, sous réserve, à l’OMS auraient inclus les décès sus­pects, qui ne sont pas néces­sai­re­ment confir­més par un test de labo­ra­toire comme étant cau­sés par le coro­na­vi­rus. Les chiffres des rap­ports publiés, quant à eux, ne comp­te­raient que les décès dont la cause avé­rée est cette maladie.

La véri­té est que l’incohérence des rap­ports a été la goutte d’eau qui a fait débor­der le vase. Jaime Maña­lich avait déjà été mis en ques­tion pour sa stra­té­gie de confi­ne­ment par­tiel, qui n’a pas eu l’effet escomp­té. Au contraire, le virus est hors de contrôle dans le pays. Le mot « échec » dans la conduite de la crise sani­taire prend une force inha­bi­tuelle ces jours-ci : en date du 18 juin, le rap­port offi­ciel recen­sait quelque 225 000 per­sonnes infec­tées et 3841 décès dus à la pan­dé­mie. Le Chi­li est deve­nu le sixième pays au monde avec le plus grand nombre d’infections par mil­lion d’habitants.

Le confi­ne­ment total pour le Grand San­tia­go, en vigueur depuis le 15 mai, a été cri­ti­qué pour son retard exces­sif. Ce jour-là, le gou­ver­ne­ment a fait état de 39 542 cas confir­més dans tout le pays. Cepen­dant, dès le 20 mars, la pré­si­dente de l’Ordre des méde­cins, Izkia Siches, avait deman­dé au gou­ver­ne­ment de décré­ter « la fer­me­ture de toute la région métro­po­li­taine [qui com­prend le Grand San­tia­go], en n’autorisant que les ser­vices de base de ravi­taille­ment ». À l’époque, le pays comp­tait 434 cas.

Mais pour qu’un confi­ne­ment total ait un sens, explique Mar­co Kre­mer­man, l’État doit pro­té­ger les familles les plus pauvres. Et comme ce n’est pas le cas, selon lui, les gens sont obli­gés de sor­tir de chez eux pour gagner leur vie, avec le risque évident de contrac­ter la maladie.

« Il est cer­tain que les soupes popu­laires ne seraient pas néces­saires si le Chi­li dis­po­sait d’un État dif­fé­rent. En tant qu’action soli­daire et col­lec­tive, elles sont irrem­pla­çables, mais il n’y aurait pas cette urgence des soupes popu­laires liée au fait qu’elles sont presque le seul méca­nisme per­met­tant aux ménages de se nour­rir », ajoute-t-il.

Selon lui, tant la livrai­son annon­cée par le gou­ver­ne­ment de 2,5 mil­lions de paniers ali­men­taires à la popu­la­tion la plus vul­né­rable que le reve­nu fami­lial d’urgence pour sou­te­nir les tra­vailleurs infor­mels sont des « mesures aveugles » qui ne cherchent pas à appor­ter une solu­tion structurelle.

L’économiste insiste sur la néces­si­té d’établir à la place, dans un délai très court, « un reve­nu de base d’urgence pour se sub­sti­tuer aux reve­nus ». Il ne peut pas s’agir de primes. Il doit res­pec­ter un prin­cipe d’universalité, car les cri­tères de ciblage ne fonc­tion­ne­ront pas : cette situa­tion concerne qua­si­ment tous les ménages popu­laires, et l’utilisation des outils de ciblage de l’État retar­de­ront la dis­tri­bu­tion de ces reve­nus. Ils arri­ve­ront trop tard et la crise s’aggravera. »

L’autre prin­cipe fon­da­men­tal, selon lui, est celui de la suf­fi­sance : « Il ne peut s’agir de mon­tants sym­bo­liques, car il s’agit d’une crise sans pré­cé­dent. L’État doit res­pec­ter ses propres cri­tères de mesure, de sorte qu’aucun reve­nu ne puisse être infé­rieur au seuil de pau­vre­té. »

À moyen terme, l’une des pro­po­si­tions de Mar­co Kre­mer­man s’inscrit dans la lignée du pro­jet de loi pré­sen­té par cer­tains dépu­tés de l’opposition qui vise à impo­ser une taxe sur les « super-riches » du pays. De cette façon, pense l’expert, on peut obte­nir plus de recettes fis­cales et « on peut évi­ter que la crise ne soit payée que par les mêmes per­sonnes : la classe tra­vailleuse ».

 

Échange entre soupes populaires

À Her­min­da de la Vic­to­ria, un quar­tier popu­laire né d’une occu­pa­tion de terres en 1967, les gens se sont éga­le­ment orga­ni­sés de manière auto­nome. Et comme plus tôt dans l’histoire, les femmes orga­nisent la soupe popu­laire. « On ne peut pas attendre grand-chose de ce gou­ver­ne­ment inef­fi­cace. Et encore moins des solu­tions », déclare Gema Orte­ga, res­pon­sable du 13e conseil de quar­tier de ce quar­tier, situé actuel­le­ment dans la com­mune de Cer­ro Navia (San­tia­go).

Bien qu’elle soit dia­bé­tique et qu’elle appar­tienne donc à un groupe à risque pour le Covid-19, Gema se rend deux fois par semaine à un mar­ché, avec d’autres voi­sines, pour col­lec­ter des ali­ments pour la soupe popu­laire. Elles ins­tallent un cha­riot de super­mar­ché typique avec un dra­peau chi­lien dans lequel les habi­tants et les com­mer­çants déposent des den­rées. « Je me suis enga­gée ici, j’ai trois enfants et je trouve des forces je ne sais où. Je ne peux pas res­ter chez moi sachant que ma voi­sine n’a rien », explique Gema Orte­ga, qui a 49 ans.

La manière de faire consiste à par­ta­ger ce qui leur reste et à rece­voir ce qui leur manque, en coor­di­na­tion avec d’autres quar­tiers popu­laires de com­munes voi­sines comme Digna Rosa et Yugo­sla­via. « Si nous avons beau­coup de courges par ici, elles viennent les cher­cher. Il ne s’agit pas ici de savoir quelle est la meilleure soupe popu­laire », pré­cise Gema pour expli­quer l’esprit qui régit les échanges.

Jusqu’à la semaine der­nière, les par­ti­ci­pantes dis­tri­buaient les déjeu­ners à l’intérieur du centre com­mu­nau­taire. Tou­te­fois, en rai­son de l’augmentation du nombre de cas de Covid-19, elles ont déci­dé, à par­tir de cette semaine, de ne faire que des livrai­sons à domi­cile : les lun­dis et ven­dre­dis, elles apportent les déjeu­ners à domi­cile, et les ven­dre­dis, elles dis­tri­buent du pain fait mai­son et des sopai­pillas (bei­gnets frits en forme de sou­coupe). La diri­geante se sou­vient qu’« au début, les gens arri­vaient avec beau­coup de honte pour rece­voir leur assiette. D’autres ne venaient même pas au centre com­mu­nau­taire pour la même rai­son ». En tout cas, pour elle, il est essen­tiel de mettre fin à la ten­ta­tive de récu­pé­ra­tion poli­tique par le pou­voir en place. Elle dit cela parce que, mar­di 9 juin, a été divul­gué un docu­ment offi­ciel du gou­ver­ne­ment de la région de Ñuble, au sud du pays, inti­tu­lé « Pro­to­cole de dif­fu­sion » et concer­nant la livrai­son des den­rées pro­mises par le gou­ver­ne­ment. Dans le « Pro­to­cole », il est recom­man­dé d’enregistrer des images de « fonc­tion­naires débar­quant des car­tons et les don­nant aux familles », en plus de « tou­jours valo­ri­ser le pré­sident Sebas­tián Piñe­ra » dans les publi­ca­tions sur les réseaux sociaux. Tou­te­fois, c’est avec insis­tance qu’il est indi­qué de « prendre soin de ne pas écrire » que le pré­sident remet les car­tons, car « le Bureau du contrô­leur finan­cier observe atten­ti­ve­ment » tous les textes qui émanent des canaux officiels.

Ain­si, conclut Gema Orte­ga, « la seule per­sonne que nous devons remer­cier est l’habitant lamb­da des quar­tiers popu­laires qui retire le pain de sa bouche pour aider l’autre. C’est lui qui doit être féli­ci­té et remer­cié. »