Au Chili, l’inaction du gouvernement a fait réapparaître des formes d’auto-organisation populaire.
Au Chili, comme dans d’autres pays, la maigre réponse du gouvernement face à la débâcle économique oblige la population la plus vulnérable à organiser des soupes populaires [ollas comunes] pour pouvoir manger. Les mouvements sociaux revendiquent comme minimum l’attribution d’un revenu de base d’urgence, alors que les contagions par le COVID-19 sont hors de contrôle.
« La dictature était une pandémie pire : elle tuait, elle tirait sur les gens. Dans cette pandémie, si je prends soin de moi, je me sauve », murmure Enriqueta Leyton, une habitante de Villa Francia, un quartier de la commune d’Estación Central (Santiago) ayant une longue histoire de résistance à Pinochet. À 78 ans, cette femme remue une grande marmite dans le centre communautaire d’Obispo Alvear. Ici, une nouvelle soupe populaire est inaugurée pour le quartier, qui distribuera des déjeuners tous les samedis. À 13 heures, ils attendent l’arrivée des voisins. Il reste encore une demi-heure.
Enriqueta prépare le charquicán, un plat chilien copieux composé de viande, de pommes de terre, de petits pois et d’autres légumes. Pour elle, cette action de solidarité n’est pas nouvelle : dans les années 80, elle a participé à une soupe populaire organisée à Cristo Liberador, une communauté chrétienne liée à Mariano Puga, un prêtre-ouvrier emblématique, récemment décédé. Ce dernier a joué un rôle prépondérant dans la défense des droits humains pendant la dictature. « Cette soupe populaire était alors plus clandestine », ajoute Enriqueta, en regardant le poêle.
Près de quatre décennies plus tard, Enriqueta prend à nouveau une louche en bois pour aider à combattre le chômage et la faim dans son quartier. Mais aujourd’hui, elle se couvre le nez et la bouche avec un masque pour prévenir une éventuelle infection par le Covid-19. Ceux qui coordonnent la structure circulent dans l’espace étroit avec des tabliers protecteurs en plastique et des masques. Mais dans la cuisine, il est difficile de se conformer à la distance physique recommandée par les autorités.
À la porte d’entrée, les organisateurs attribuent un numéro à chaque habitant. Ils arrivent avec des sacs, des casseroles et d’autres récipients réutilisables. Une femme en fauteuil roulant arrive également. Le menu comprend des bananes, une salade composée et du pain. Pendant que les gens reçoivent leurs déjeuners, un autre groupe de bénévoles se rend au domicile de familles dont les membres se déplacent difficilement ou sont porteurs de coronavirus. Sans compter les livraisons à domicile, 129 repas ont été distribués dans le centre communautaire.
« Je prends soin de moi depuis longtemps à cause de la pandémie. Heureusement, j’ai quelque chose pour vivre à la maison : ma petite-fille et son mari travaillent, et j’ai ma pension. Mais je suis ici par solidarité avec les camarades », explique Enriqueta.
L’absence de l’État
Avec celle du samedi, trois soupes populaires sont organisées en permanence à Villa Francia. Mais ce qui se passe ici n’est qu’un échantillon du réseau qui se forme dans une bonne partie des secteurs populaires du Chili, en raison de l’effondrement de l’économie. Le dernier rapport de la Banque centrale du Chili a révélé que l’indice mensuel de l’activité économique pour le mois d’avril a enregistré une baisse de 14,1% par rapport au même mois l’année dernière. Entre-temps, le taux de chômage a atteint 9% au cours du trimestre février, mars et avril, selon l’Institut national des statistiques.
En conséquence, des sites web et des pages Instagram et Facebook ont été créées pour cartographier ou faire connaître les soupes populaires, les cantines populaires, les paniers de solidarité et les centres de collecte dans le pays. Le site Apoya La Olla recense à lui seul 62 initiatives de cuisine communautaire. Chaque jour, les portails web mettent à jour les informations avec de nouvelles données. Sur les affiches des soupes populaires, on retrouve souvent le slogan : « Seul le peuple sauvera le peuple. »
« L’émergence des soupes populaires est due à la précarité des ménages chiliens et à la marchandisation de leurs droits fondamentaux. La moitié des travailleurs au Chili gagnent moins de 400 000 pesos net par mois (521 dollars), et le seuil de pauvreté fixé par l’État lui-même pour un ménage moyen de quatre personnes est de 451 000 (587 dollars). Ainsi, face à n’importe quel choc – qu’il soit petit ou important comme celui que nous vivons actuellement – les familles passent rapidement de vulnérables à hyper-précarisés. Elles passent de façon logique de l’achat de nourriture à crédit au supermarché à la soupe populaire. C’est très grave et on peut le comprendre à partir du schéma d’accumulation au Chili durant les dernières décennies », explique Marco Kremerman, économiste à la Fondation Sol, un centre de recherche qui se consacre à l’analyse du monde du travail.
Tant dans le passé que dans la crise actuelle, l’autogestion mobilise les soupes populaires. « Nous n’avons rien à attendre de l’État », estime Enriqueta Leyton. De fait, les dons pour la soupe populaire du centre Obispo Alvear sont venus de l’intérieur et de l’extérieur de la communauté Cristo Liberador, mais « il n’y a pas de politiques ou d’institutions ici », explique Francisca Valdebenito, l’une des responsables. Pendant ce temps, du lundi au vendredi, les habitants vont chercher un déjeuner à la sojupe populaire Luisa Toledo, baptisée ainsi en hommage à la mère des frères Rafael et Eduardo Vergara Toledo, tués par la dictature le 29 mars 1985, date à laquelle on commémore désormais au Chili le Jour du jeune combattant.
La Péruvienne Jessica Sánchez est reconnaissante de l’ouverture de la soupe populaire du samedi. Elle est au Chili depuis trois ans et est venue directement vivre à Villa Francia. Avant la pandémie, elle était employée de maison dans la commune de La Reina, à l’autre bout de la ville. Mais elle est désormais chômeuse depuis bientôt 4 mois et n’arrivait pas à trouver le sommeil pensant à ce qu’elle allait pouvoir donner à manger à ses trois enfants le lendemain.
« La soupe populaire du samedi est un grand soulagement pour moi et ma famille. J’ai vécu pendant un certain temps de mes économies, mais c’est fini maintenant. C’est une très bonne chose qu’ils nous soutiennent sans discrimination. J’ai vu des Haïtiens, des Péruviens, des Vénézuéliens par ici. Mais je crois que la situation va encore empirer. Ma fille me disait que cela se produit dans tous les pays, pourquoi retourner au Pérou si c’est la même chose ? », se demande Jessica.
La soupe populaire : le seul mécanisme
Le manque de transparence dans la fourniture des informations épidémiologiques et le déni des données scientifiques ont conduit à la chute du ministre de la santé, Jaime Mañalich, samedi 13 juin. Selon le Centre chilien d’investigation et d’information journalistique (Ciper), le ministre avait informé l’OMS quelques jours auparavant que le nombre de décès par Covid-19 au Chili dépassait les 5000, alors que le rapport officiel mis à la disposition de la population chilienne, vendredi 12, parlait de 2870 décès.
Après la révélation de Ciper, les autorités ont attribué cet écart du nombre de décès à des différences dans les critères de comptage : les chiffres envoyés, sous réserve, à l’OMS auraient inclus les décès suspects, qui ne sont pas nécessairement confirmés par un test de laboratoire comme étant causés par le coronavirus. Les chiffres des rapports publiés, quant à eux, ne compteraient que les décès dont la cause avérée est cette maladie.
La vérité est que l’incohérence des rapports a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Jaime Mañalich avait déjà été mis en question pour sa stratégie de confinement partiel, qui n’a pas eu l’effet escompté. Au contraire, le virus est hors de contrôle dans le pays. Le mot « échec » dans la conduite de la crise sanitaire prend une force inhabituelle ces jours-ci : en date du 18 juin, le rapport officiel recensait quelque 225 000 personnes infectées et 3841 décès dus à la pandémie. Le Chili est devenu le sixième pays au monde avec le plus grand nombre d’infections par million d’habitants.
Le confinement total pour le Grand Santiago, en vigueur depuis le 15 mai, a été critiqué pour son retard excessif. Ce jour-là, le gouvernement a fait état de 39 542 cas confirmés dans tout le pays. Cependant, dès le 20 mars, la présidente de l’Ordre des médecins, Izkia Siches, avait demandé au gouvernement de décréter « la fermeture de toute la région métropolitaine [qui comprend le Grand Santiago], en n’autorisant que les services de base de ravitaillement ». À l’époque, le pays comptait 434 cas.
Mais pour qu’un confinement total ait un sens, explique Marco Kremerman, l’État doit protéger les familles les plus pauvres. Et comme ce n’est pas le cas, selon lui, les gens sont obligés de sortir de chez eux pour gagner leur vie, avec le risque évident de contracter la maladie.
« Il est certain que les soupes populaires ne seraient pas nécessaires si le Chili disposait d’un État différent. En tant qu’action solidaire et collective, elles sont irremplaçables, mais il n’y aurait pas cette urgence des soupes populaires liée au fait qu’elles sont presque le seul mécanisme permettant aux ménages de se nourrir », ajoute-t-il.
Selon lui, tant la livraison annoncée par le gouvernement de 2,5 millions de paniers alimentaires à la population la plus vulnérable que le revenu familial d’urgence pour soutenir les travailleurs informels sont des « mesures aveugles » qui ne cherchent pas à apporter une solution structurelle.
L’économiste insiste sur la nécessité d’établir à la place, dans un délai très court, « un revenu de base d’urgence pour se substituer aux revenus ». Il ne peut pas s’agir de primes. Il doit respecter un principe d’universalité, car les critères de ciblage ne fonctionneront pas : cette situation concerne quasiment tous les ménages populaires, et l’utilisation des outils de ciblage de l’État retarderont la distribution de ces revenus. Ils arriveront trop tard et la crise s’aggravera. »
L’autre principe fondamental, selon lui, est celui de la suffisance : « Il ne peut s’agir de montants symboliques, car il s’agit d’une crise sans précédent. L’État doit respecter ses propres critères de mesure, de sorte qu’aucun revenu ne puisse être inférieur au seuil de pauvreté. »
À moyen terme, l’une des propositions de Marco Kremerman s’inscrit dans la lignée du projet de loi présenté par certains députés de l’opposition qui vise à imposer une taxe sur les « super-riches » du pays. De cette façon, pense l’expert, on peut obtenir plus de recettes fiscales et « on peut éviter que la crise ne soit payée que par les mêmes personnes : la classe travailleuse ».
Échange entre soupes populaires
À Herminda de la Victoria, un quartier populaire né d’une occupation de terres en 1967, les gens se sont également organisés de manière autonome. Et comme plus tôt dans l’histoire, les femmes organisent la soupe populaire. « On ne peut pas attendre grand-chose de ce gouvernement inefficace. Et encore moins des solutions », déclare Gema Ortega, responsable du 13e conseil de quartier de ce quartier, situé actuellement dans la commune de Cerro Navia (Santiago).
Bien qu’elle soit diabétique et qu’elle appartienne donc à un groupe à risque pour le Covid-19, Gema se rend deux fois par semaine à un marché, avec d’autres voisines, pour collecter des aliments pour la soupe populaire. Elles installent un chariot de supermarché typique avec un drapeau chilien dans lequel les habitants et les commerçants déposent des denrées. « Je me suis engagée ici, j’ai trois enfants et je trouve des forces je ne sais où. Je ne peux pas rester chez moi sachant que ma voisine n’a rien », explique Gema Ortega, qui a 49 ans.
La manière de faire consiste à partager ce qui leur reste et à recevoir ce qui leur manque, en coordination avec d’autres quartiers populaires de communes voisines comme Digna Rosa et Yugoslavia. « Si nous avons beaucoup de courges par ici, elles viennent les chercher. Il ne s’agit pas ici de savoir quelle est la meilleure soupe populaire », précise Gema pour expliquer l’esprit qui régit les échanges.
Jusqu’à la semaine dernière, les participantes distribuaient les déjeuners à l’intérieur du centre communautaire. Toutefois, en raison de l’augmentation du nombre de cas de Covid-19, elles ont décidé, à partir de cette semaine, de ne faire que des livraisons à domicile : les lundis et vendredis, elles apportent les déjeuners à domicile, et les vendredis, elles distribuent du pain fait maison et des sopaipillas (beignets frits en forme de soucoupe). La dirigeante se souvient qu’« au début, les gens arrivaient avec beaucoup de honte pour recevoir leur assiette. D’autres ne venaient même pas au centre communautaire pour la même raison ». En tout cas, pour elle, il est essentiel de mettre fin à la tentative de récupération politique par le pouvoir en place. Elle dit cela parce que, mardi 9 juin, a été divulgué un document officiel du gouvernement de la région de Ñuble, au sud du pays, intitulé « Protocole de diffusion » et concernant la livraison des denrées promises par le gouvernement. Dans le « Protocole », il est recommandé d’enregistrer des images de « fonctionnaires débarquant des cartons et les donnant aux familles », en plus de « toujours valoriser le président Sebastián Piñera » dans les publications sur les réseaux sociaux. Toutefois, c’est avec insistance qu’il est indiqué de « prendre soin de ne pas écrire » que le président remet les cartons, car « le Bureau du contrôleur financier observe attentivement » tous les textes qui émanent des canaux officiels.
Ainsi, conclut Gema Ortega, « la seule personne que nous devons remercier est l’habitant lambda des quartiers populaires qui retire le pain de sa bouche pour aider l’autre. C’est lui qui doit être félicité et remercié. »