Martine Wijckaert, metteuse en scène, as prononcé un discours qui incite à méditer, s’insurger et à se réveiller.
Le discours musclé de Martine Wijckaert
C’était lundi 13 octobre 2014 au Théâtre National, la salle était pleine, il y avait même une Ministre de la Culture. L’ambiance était électrique. C’était la remise des Prix de la Critique, devant une assemblée vive, nombreuse et inspirée au sein de laquelle figurait la ministre de la Culture et de l’Enseignement, Joëlle Milquet, qui a ouvert la soirée en présentant sa politique culturelle. Place ensuite aux lauréats, à leurs remerciements, à leurs revendications et à leurs discours engagés. Parmi ceux-ci, celui de Martine Wijckaert, lauréate du Prix Bernadette Abraté a été particulièrement remarqué et très applaudi. Le texte de cette metteuse en scène, qui a créé et dirigé la Balsamine (ce lieu mythique de “résistance” et de création ouverte aux jeunes), incite à méditer, s’insurger, se réveiller.
Son discours :
L’obtention de ce prix est un paradoxe.
Car recevoir un prix, qu’on le veuille ou non, fait du bien à l’âme et aux nerfs.
Toutefois, ce prix n’est pas spécifiquement un prix que l’on attribue à un artiste.
Voilà donc le point qui m’interroge et fait paradoxe. Car s’il ne récompense pas un artiste, que et qui récompense-t-il ?
La seule certitude en cet instant est, qu’au terme d’une traversée de 40 ans au désert, ce prix signifierait peut-être que la traversée a bel et bien eu lieu et que, quelque part, d’aucuns l’ayant observée à la jumelle, en attestent l’infatigable cheminement.
Aujourd’hui en effet, il y a 40 ans, quasi jour pour jour, que je signais ma première mise en scène.
Aujourd’hui encore, je suis toujours là. Et cet « être toujours là », je ne l’attribue pas tant à mon énergie que je sais relativement considérable mais bien plus à une tension étrange que j’ose appeler la foi.
C’est vrai que je suis entrée en théâtre comme d’autres entrent en religion. Et le temps n’a fait qu’oxygéner de neuf cette foi, heure après heure, année après année.
Le temps aussi a questionné sans relâche mes postures artistiques, leur interdisant tout confort et toute certitude, si bien que, malgré l’expérience toute relative de ces dizaines de milliers d’heures écoulées en bordure de scène, cette scène en question me demeure à chaque nouvelle fois parfaitement mystérieuse et vierge, bouillonnante d’imprévisibles séismes.
Si donc ce prix vient souligner ma capacité à durer, à chercher encore et toujours une terre inconnue au nez de proue de mon frêle esquif, et bien alors, ce prix est adéquat et bienvenu !
Il est de fait assez facile de briller en art, il suffit d’aveugler, il est par contre beaucoup moins évident de durer car pour cela il faut accepter de se laisser traverser par le temps et d’entrer dans le clair-obscur de la solitude.
C’est que le temps en fait, l’immense durée du temps, son indifférence, son poids, tout cela donc, sont les cavaliers, les uniques cavaliers de l’art. Et à ce titre, le théâtre occupe une place magistrale. Car qu’est-ce que le théâtre, sinon le jeu, patient et infini, avec le temps qui seul, architecture l’espace et cabre le jeu. Et le théâtre, acrobate du temps et faiseur de géologies foisonnantes, est donc ce résistant, cet insoumis, ce prince archaïque qui met tout un système d’efficacité et de rentabilité en échec.
A une époque où le temps se gagne, où la durée se dissout en deux clics de réseau, où le résultat seul compte au prix de l’abolition pure et simple du chemin, le théâtre est cette zone d’insurrection absolue, qui invite des humains à partager ensemble l’éphémère d’humaines durées.
Résolument, le théâtre, créateur de mondes improbables, n’est pas à la mode !
Et si trop souvent s’affichent de petits produits commerciaux, disons de type branchés, très vite pensés et conçus pour flatter l’artifice des modes, l’indigence de leur substrat et la chétivité de leurs racines les démodent par conséquent plus vite qu’ils ont été conçus.
Car, résolument encore une fois, le théâtre est ce prince de l’indémodable et dangereuse utopie.
on Dieu, se diront plus d’un en ce moment, c’est que la vieille a le lyrisme tenace et l’orgueil démesuré. C’est vrai, je suis une vieille artisane et c’est, ma foi, un privilège de l’âge de savoir ce que l’on vaut et, par corollaire, ce que l’on ne vaut pas.
Car le chemin de l’art, c’est aussi interroger sans relâche ses capacités, reconnaître l’endroit où l’on se tenait en définitive depuis le début, se laisser désarmer et recevoir les assauts nourriciers de la vie. Comment sinon parler de la mort, de l’incertitude et des séismes de l’amour sans se frotter nuit après jour et jour après nuit à la splendeur de la vitalité primitive.
Toutefois…
Toutefois !
Il me faut tout de même parler de ces temps de merde, venus éreinter dans une interminable dépression toute une jeune génération. Ces temps de merde donc et qui ne sont pas nés de la dernière pluie.
Et que la toute récente actualité politique ne fait qu’accentuer : nous venons en effet d’assister à un véritable coup d’état, grossièrement orchestré par le sémillant Charles Michel qui n’a pas hésité une seconde à baisser son pantalon devant le sinistre bouffon d’Anvers, dit Bart le latiniste, en vue d’un pouvoir qui résolument n’a plus d’odeur et nous montre, si besoin en était, le vrai visage du MR, celui d’un parti vandale, dirigé par des bandits qui ont livré le pays et ses citoyens à la droite la plus extrême, je veux dire celle qui divise, stigmatise et avilit, la droite donc, la plus cynique et surtout la plus nauséabonde, tandis que PS, CDH et compagnie se tiennent au balcon de la bienséance en jouant à « je-te-tiens-tu-me-tiens-par-la-barbichette »… Il faudra donc que les citoyens, tous les citoyens, songent une bonne fois pour toutes à la magistrale tapette, sinon franche raclée, qu’ils préparent et je ne doute pas qu’ils auront une farouche envie de la concrétiser ! Je nous invite donc au vrai bordel, celui de la saine insurrection qui secoue et qui s’entend !
Mais pour revenir à nos moutons de petits comiques de scène, il faut tout de même constater que l’institution, les institutions dites du théâtre, n’échappent pas, et j’ai envie de dire, n’ont pas vraiment envie ni énergie, d’échapper aux lois barbares de l’inculture et des marchés.
En 40 ans, j’ai vu se succéder une sarabande de ministres de tous bords, peu ou prou inspirés, sinon franchement invalides et parfaitement indifférents au principe fondamental qui exige qu’en matière d’art, ce soit évidemment l’artiste qui est la source et l’embouchure.
Ce qu’il serait permis d’appeler une politique culturelle n’est ni plus ni moins cette posture en fer de lance venant soutenir un projet dont on sait qu’il est celui d’un artiste. Mais aujourd’hui, il semblerait que les mots « art » et partant, « théâtre d’art » soient désormais mots obscènes et qu’il est préférable de parler plan, impact, carrière, produits, missions, faisabilité, réseau d’échange, etc…, etc…
Or, il se fait que la culture, la civilisation sont précisément ces mosaïques de minuscules jardinets d’élite (encore un mot obscène…) et où la curiosité de quelques-uns attire insensiblement et avec le temps, la curiosité de tous les autres jusqu’à l’espace infini d’un champ d’humanité à partager. Tant que la politique dite culturelle se refusera à ce principe d’exigence, elle pataugera dans ce fantasme dit égalitaire qu’elle gave pour l’heure des engrais populistes les plus délétères.
Diverses commissions par ailleurs ont été mises en place. Elles éclairent le ou la Ministre… mais comment éclairent-elles ? Là est certainement le sujet qui fâche et qui froisse. Car enfin ! D’une part, ces commissions sont censées classer et trier ce qui en définitive n’est ni classable, ni susceptible d’être trié. Et donc, que classent-elles ? Bien évidemment pas la geste d’un artiste, elle est unique ; non, ce qu’elles classent c’est une capacité à entrer ou non dans un cadre. Beaucoup se sont mutilés pour entrer dans l’un de ces cadres. Peu ont cependant songé qu’avant le cadre, il y a l’œuvre à peindre. S’échangent donc souvent des cadres moulurés et béants. D’autre part, quel degré d’impartialité peut-on attendre de ces commissions dont les membres sont pour la plupart juges et parties, transformant ainsi le travail d’analyse en un marché où l’on fait ses courses et où l’on troque des produits ?
Depuis longtemps déjà, je me dis bien naïvement que la composition de ces commissions devrait puiser ses effectifs parmi des esprits curieux, cultivés, strictement indépendants et qui seraient épaulés par les compétences d’un directeur technique et d’un expert aux comptes.
On peut rêver. Moi je rêve encore. C’est vrai qu’il m’a suffi de rêver avec un marteau en main pour fracturer les portes d’une vieille caserne toute pourrie et que nous fûmes rapidement des dizaines pour la faire chanter comme un théâtre. L’utopie est nécessaire à toutes les époques, aujourd’hui encore bien plus qu’hier où l’infortune du rien nous a donné des ailes. Présentement, c’est l’infortune du trop pré-formaté qu’il faut forcer au pied de biche. Pareil vandalisme est d’ores et déjà indispensable. C’est dynamisant et antidépresseur.
Ensuite, … Ensuite ! Il y a bien sûr les grandes scènes institutionnelles. Ce pourrait aussi être le sujet qui fâche et qui froisse. Me voici pour la toute première fois de ma vie sur la scène de la première d’entre elles. En quarante ans de vie professionnelle, là aussi, j’ai vu pas mal de directeurs s’y succéder, sans qu’aucun d’entre eux ne pousse une pointe jusqu’à Dailly, histoire de voir ce que je pouvais bien y trafiquer… Qu’ils se rassurent, les autres dites grandes maisons n’ont pas fait mieux…C’est qu’à cet endroit on peut diagnostiquer le même cancer : carrière et pouvoir. Pouvoir paradoxal toutefois dans la mesure où il s’appuie sur les artistes sans lesquels la fonction même de ce pouvoir n’existerait tout bonnement pas. En attendant, cette dépendance est chèrement payée par les artistes eux-mêmes qui se voient réduits à n’être que des pions à déplacer au gré de la partie. Cette « nomenklatura » coûte cher ; en soi, cela peut ne pas être un problème, à condition bien sûr que revienne la conscience qu’arrivé à un tel degré de pouvoir, c’est une mission qu’il importe d’accomplir, non une carrière.
Et enfin, la vieille routière que je suis n’aura de cesse d’alarmer la presse là aussi à l’endroit de sa mission. Une presse à genoux, soumise au dictat de l’audit, est la première porte ouverte au déficit démocratique. Un vent mi populiste, mi look demi-branché souffle dans ses colonnes et sur ses antennes aujourd’hui réduites à l’extrême indigence. Or, il se fait que la presse est un acteur essentiel dans la reconquête de l’utopie, tout en étant le témoin et le porteur de l’histoire du temps qui l’a précédée. À cet endroit aussi je n’ai pas cessé de rêver.
Mais il est impossible de finir sans rendre hommage à celles et ceux qui m’ont faite en définitive, je veux parler ici des acteurs et des actrices et aussi des collaborateurs artistiques et techniques. Écrire, mettre en scène, c’est permette qu’advienne un biotope qui offrira à ces personnes l’être au monde et le bonheur de se surprendre. Mais écrire et mettre en scène c’est aussi laisser ce biotope entre leurs mains d’experts jardiniers. Car c’est à eux finalement que revient l’acte de révéler ce qui me demeurait caché. À celles et ceux donc qui m’ont faite, je dis bien plus que merci car ce sont eux qui m’ont appris que nous sommes vivants, humains et insoumis.