Le Forum social mondial (FSM) a été la première réaction internationale à la vague néolibérale qui a ravagé le monde à partir des dernières décennies du siècle dernier. Face à une vague aussi dévastatrice, le mot d’ordre du FSM, « Un autre monde est possible », était minimaliste. Il visait à manifester le refus des thèses de « la fin de l’histoire » et du Consensus de Washington.
En se propageant à travers d’autres courants – social-démocratie, nationalismes — ces thèses, nées à droite avec Ronald Reagan et Margaret Thatcher, faisaient la démonstration de leur caractère hégémonique. Le FSM naquit en en prenant le contrepied, et il obtint un succès immédiat, révélant le potentiel de résistance que cette vague suscitait.
Il atteignit son apogée en 2003 avec les manifestations contre la guerre en Iraq, la plus grande mobilisation internationale recensée à ce jour, et dans laquelle la capacité d’entraînement du FSM joua un rôle important. A partir de là, le FSM commença à décliner jusqu’à son insignifiance actuelle.
Le simple fait de ne pas dresser un bilan de ces manifestations et de ne pas discuter des moyens de leur donner suite dans la lutte pour une solution pacifique et non violente des conflits mondiaux, révéla déjà la faiblesse fondamentale du FSM. L’hégémonie des ONG et de certains intellectuels liés à celles-ci furent la cause de sa décadence.
Le FSM était né dans le contexte d’une réaction idéologique et politique ambiguë à la fin de la guerre froide dans laquelle la position face à l’Etat était déterminante. Il faut rappeler en effet que l’idée centrale de Reagan était que l’Etat n’était pas la solution mais le problème.
Cette affirmation fait partie de la nouvelle hégémonie libérale. Elle a son volet économique — l’« Etat minimal » et donc la centralité du marché – et son volet politique : la promotion d’une « société civile » aux contours imprécis et particulièrement perméables aux interprétations ambigües. Au sein même du FSM, les ONG et d’autres réflexions théoriques prêchaient contre l’Etat. Et, dans ce champ ambigu, se mêlaient les ONG, les visions théoriques et le champ néolibéral lui-même.
Ce n’est donc pas par hasard que les ONG ont toujours refusé que les partis politiques soient présents au FSM. Ce qui a entraîné des situations absurdes : des présidents latino-américains comme Hugo Chavez, Evo Morales, Rafael Correa ou Lula ont été obligés d’intervenir dans des rencontres organisées en parallèle au FSM et n’apparaissant pas dans son programme officiel.
On a là une représentation graphique de la manière dont le FSM s’éloignait des véritables chemins menant au dépassement du néolibéralisme. C’est-à-dire de l’action de nouveaux gouvernements qui rompaient avec la centralité des ajustements fiscaux du néolibéralisme, donnaient la priorité aux politiques sociales et privilégiaient les processus d’intégration régionale et les coopérations Sud-Sud. Soit le contraire de la globalisation néolibérale s’incarnant dans les traités de libre-échange avec les Etats Unis.
Ces gouvernements progressistes ont redonné à l’Etat son rôle de vecteur de la croissance économique et de garant des droits sociaux. Les propositions du FSM lui-même, entre autres celles de réaffirmation des droits sociaux expropriés par le néolibéralisme et de la régulation des flux de capitaux ne pouvaient se réaliser qu’à travers les Etats. En reniant l’Etat au profit d’une prétendue « société civile », les ONG et les intellectuels – en général européens ou latino-américains avec de toute façon une vision eurocentrique – perdaient la piste sur laquelle avançait concrètement le dépassement du néolibéralisme. .
Au moment où l’Amérique Latine, victime privilégiée du néolibéralisme, élisait et consolidait des gouvernements anti-néolibéraux, le FSM, en se déconnectant de l’histoire réelle, se vidait de sa substance. Pour les ONG, les Forums sont de simples espaces d’échanges d’expériences entre différents mouvements. Ils ne sont même pas devenus des lieux de débat entre les gouvernements post-néolibéraux et les mouvements sociaux.
Les ONG et les théoriciens de la “société civile” ont vu leur paradigme libéral et anti-Etat faire dépasser par la réalité. Certains d’entre eux ont fait des gouvernements progressistes latino-américains, comme ceux d’Evo Morales, de Rafael Correa, de Lula ou de Dilma leurs ennemis fondamentaux, servant ainsi les intérêts de la droite.
Les erreurs théoriques se paient cher dans la vie réelle. Elles ont relégué le FSM à l’insignifiance et les visions confuses qui s’articulent avec lui à de funestes errements politiques, eurocentriques et libéraux.
Par Emir Sader
source de l’article : MLS