Médias en Amérique Latine : comment Sisyphe déplace la montagne

Par Thier­ry Deronne

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Vene­zue­lain­fos

La démo­cra­ti­sa­tion de la pro­prié­té des médias n’intéresse plus la gauche qui gou­verne en Occident

Ce n’est pas seule­ment par peur d’un pro­cès média­tique en tota­li­ta­risme que la gauche qui gou­verne en Occi­dent a enter­ré l’information de peuple à peuple que pro­po­saient dès les années 70 Sartre, Bour­dieu ou Mat­te­lart. La démo­cra­ti­sa­tion de la pro­prié­té des médias ne l’intéresse plus parce qu’elle s’est conver­tie au libre mar­ché et a régres­sé au “socié­tal” et au “néo-colo­nial” sous des masques huma­ni­taire ou laïc. Ain­si, s’il y a autant voire davan­tage de vio­la­tions des droits humains en Libye aujourd’hui que sous le gou­ver­ne­ment Kadha­fi, le black-out média­tique dis­pense les socia­listes ou les verts, qui ont reje­té la diplo­ma­tie des afri­cains et des lati­no-amé­ri­cains et voté pour la guerre, d’expliquer pour­quoi les droits humains de la popu­la­tion libyenne ont ces­sé de les pas­sion­ner. Cette “natu­ra­li­sa­tion” de l’appropriation des médias par les grands groupes éco­no­miques et l’asservissement d’une pâle copie appe­lée ser­vice public, condamne ce qui reste de vraie gauche à rou­ler le rocher de Sisyphe sur la mon­tagne quo­ti­dienne de désinformation.

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Citoyen(ne)s équatorien(e)s fêtant le vote de la nou­velle Loi Orga­nique de Com­mu­ni­ca­tion (juin 2013).

Le 14 juin 2013, l’Assemblée Natio­nale de l’Équateur a approu­vé la Loi Orga­nique de la Com­mu­ni­ca­tion[Texte inté­gral de la Loi équa­to­rienne (en espa­gnol) : http://alainet.org/images/Ley%20Org%C3%A1nica%20Comunicaci%C3%B3n.pdf]]. Bien qu’exigé par la Consti­tu­tion de 2008, ce vote a dû attendre quatre ans faute de majo­ri­té par­le­men­taire. La vic­toire en février 2013 de Rafael Cor­rea et de son par­ti ([Alian­za PAIS) a per­mis, enfin, de faire pas­ser la loi par 108 voix pour, 26 contre et une abs­ten­tion. L’Equateur réa­lise ain­si la même révo­lu­tion démo­cra­tique que l’Argentine en redis­tri­buant la pro­prié­té des fré­quences de radio et de télé­vi­sion en trois tiers : 33 % pour les entre­prises pri­vées, 33 % pour le ser­vice public et 34 % pour les médias com­mu­nau­taires (= associatifs).

La loi, qui contient 119 articles et 22 dis­po­si­tions tran­si­toires, défi­nit la com­mu­ni­ca­tion sociale comme “un ser­vice public qui doit être offert avec res­pon­sa­bi­li­té et qua­li­té” et éta­blit “la non-cen­sure préa­lable et la res­pon­sa­bi­li­sa­tion a pos­te­rio­ri des médias sur leurs publi­ca­tions” ain­si que la défense des droits des tra­vailleurs de la presse ; l’élimination des mono­poles audio­vi­suels (pas plus d’une conces­sion de fré­quence de radio en AM, FM ou de télé­vi­sion ne peut être attri­buée à une per­sonne natu­relle ou juri­dique). En Équa­teur 85% des fré­quences audio-visuelles res­tent sou­mises à des conces­sions com­mer­ciales dont l’attribution a été frau­du­leuse dans beau­coup de cas. L’audit des fré­quences réa­li­sé il y a trois ans a mon­tré l’irrégularité d’un tiers envi­ron des conces­sions, ce qui per­met­tra a l’État de les libé­rer pour les autres secteurs.

image001245.jpg Par ailleurs le texte s’est nour­ri d’autres pro­po­si­tions des mou­ve­ments pour la démo­cra­ti­sa­tion de la com­mu­ni­ca­tion telles que l’obligation de consa­crer 60% de la pro­gram­ma­tion quo­ti­dienne à la dif­fu­sion d’oeuvres pour tout public ou de quo­tas de créa­tions ciné­ma­to­gra­phiques et musi­cales natio­nales (articles 102 et 103) pour sou­te­nir la pro­duc­tion indé­pen­dante hors des cir­cuits commerciaux.

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Le Pré­sident Cor­rea à Guaya­quil, ouvrant le pre­mier som­met lati­no-amé­ri­cain sur le jour­na­lisme res­pon­sable (juin 2013).

Quelques jours plus tard, à Guaya­quil, lors du pre­mier som­met lati­no-amé­ri­cain sur le jour­na­lisme res­pon­sable, le pré­sident Rafael Cor­rea a expli­qué que “le pro­blème de fond est le modèle de com­mu­ni­ca­tion capi­ta­liste, l’information comme mar­chan­dise. Tout tourne autour du capi­tal : une cor­po­ra­tion puis­sante peut faire croire au public n’importe quoi, la com­mu­ni­ca­tion ne fait pas excep­tion. Or, si les médias ne sont qu’un com­merce, que se passe-t-il dans un mar­ché où il y a peu d’entreprises et où elles se mettent d’accord entre elles ? La com­mu­ni­ca­tion est un ces champs où appa­raît le plus clai­re­ment la domi­na­tion des puis­sants sur le droit des citoyens, en ce cas, sur le droit d’accéder à l’information. L’information n’est pas une mar­chan­dise, c’est un droit. Les biens publics indis­pen­sables comme l’information ne sont pas comer­cia­li­sables. Le béné­fice des médias pri­vés vient de ce qu’ils la vendent non aux citoyens mais aux annon­ceurs. Ce n’est donc pas la qua­li­té de l’information qui importe mais son carac­tère de mar­chan­dise. La soi-disant liber­té d’information n’est que la liber­té des entre­pre­neurs média­tiques, de ceux qui peuvent acqué­rir un média sim­ple­ment parce qu’ils ont de l’argent. Aujourd’hui la mau­vaise foi d’une cer­taine presse fait encore des dégâts mais elle ne peut plus faire ou défaire les pré­si­dents. Démo­cra­ti­ser la pro­prié­té des médias signi­fie impul­ser des médias hors de la logique du mar­ché – médias publics et com­mu­nau­taires. Avant notre gou­ver­ne­ment, il n’existait ni presse ni radio ni télé­vi­sion publiques. Aujourd’hui les trois existent. Il est temps de nous sou­le­ver contre les empires média­tiques. L’Amérique Latine vit une époque nou­velle, sans les dic­ta­tures que d’ailleurs ces médias pri­vés appuyaient, mais avec des gou­ver­ne­ments pro­gres­sistes immen­sé­ment démo­cra­tiques qui changent la réa­li­té de nos peuples et qui conti­nue­ront à lut­ter contre tout pou­voir de fac­to qui tente de nous main­te­nir dans le pas­sé.

Comme d’habitude ce nou­veau pas vers la révo­lu­tion du champ sym­bo­lique a mis en branle l’appareil média­tique mon­dial, le dépar­te­ment d’État, la CIDH (OEA), cer­taines ONGs ou la SIP (asso­cia­tion de patrons de médias) pour dénon­cer à l’unisson l’“atteinte à la liber­té d’expression” et le “dic­ta­teur Cor­rea”. Lorsqu’en 1973 le gou­ver­ne­ment de l’Unité Popu­laire chi­lienne rele­va les irré­gu­la­ri­tés fis­cales de médias pri­vés comme El Mer­cu­rio, la SIP lan­ça une cam­pagne iden­tique pour désta­bi­li­ser Sal­va­dor Allende.
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Le pré­sident Sal­va­dor Allende reve­nu par­mi les étu­diants chi­liens, San­tia­go, juin 2013.

Mais il est plus dif­fi­cile aujourd’hui à l’internationale du Par­ti de la Presse et de l’Argent d’interférer dans les votes ou de s’opposer à l’éveil citoyen de l’Amérique Latine. Après l’Argentine et l’Equateur, les mou­ve­ments de jeunes, syn­di­cats, pay­sans sans terre, uni­ver­si­taires du Bré­sil reven­diquent à leur tour la démo­cra­ti­sa­tion des ondes[[Sur la cam­pagne pour démo­cra­ti­ser les médias au Bré­sil, voir le MST et MST2]].

Même les Forces Armées Révo­lu­tio­naires Colom­biennes (FARC) qui négo­cient la paix depuis huit mois avec le gou­ver­ne­ment de Juan Manuel San­tos, viennent d’ajouter un cha­pitre sur le plu­ra­lisme de médias mono­po­li­sés par le pri­vé – qui comme au Bré­sil trans­mettent une image raciste, socia­le­ment déni­grante de la population.

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Dil­ma Rous­sef s’adresse au pays, juin 2013.

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Ses idées étaient les mêmes que les nôtres ! Nous vou­lons que cette Dil­ma nous revienne !” Pho­to de Joao Godinho/ Jor­nal O TEMPO

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Sao Pau­lo, juin 2013. Pro­tes­ta­tion popu­laire face au siège du grand groupe pri­vé Glo­bo qui détient le qua­si mono­pole de l’information au Bré­sil, pour exi­ger la démo­cra­ti­sa­tion du champ médiatique.

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MST signe péti­tion natio­nale démo­cra­ti­sa­tion des médias mai 2013

Au Bré­sil, les grands médias cri­mi­na­lisent quo­ti­dien­ne­ment les mou­ve­ments sociaux. Des mili­tants du Mou­ve­ment Sans Terre signent la péti­tion pour la démo­cra­ti­sa­tion des médias dans le cam­pe­ment d’appui à la réforme agraire “Hugo Cha­vez” à Bra­si­lia, mai 2013.

Au Vene­zue­la la majo­ri­té des ondes de radio et de télévision[[Sur la domi­na­tion des médias pri­vés au Vene­zue­la, voir http://www.monde-diplomatique.fr/carnet/2010 – 12-14-Medias-et-Vene­zue­la]], de l’international jusqu’au local, reste elle aus­si aux mains de l’entreprise pri­vée. L’histoire d’un pays que le boom pétro­lier a fait pas­ser sans tran­si­tion de la radio rurale à la télé­vi­sion com­mer­ciale comme modèle unique – celui de Cis­ne­ros et de Miss Mun­do – explique pour­quoi les médias publics et com­mu­nau­taires tendent encore à imi­ter la forme com­mer­ciale, ce qui freine la construc­tion popu­laire des pro­grammes au coeur du pro­jet boli­va­rien. Cer­taines lois ont déjà vu le jour pour léga­li­ser les médias citoyens ou sou­te­nir la pro­duc­tion indépendante[[Sur la loi sou­te­nant la pro­duc­tion indé­pen­dante au Vene­zue­la, voir http://venezuelainfos.wordpress.com/2012/12/06/alvaro-caceres-de-lombre-a-la-lumiere-venezuelienne/]]. Avant d’être sou­mise au par­le­ment la Loi de la com­mu­ni­ca­tion popu­laire qui vise à équi­li­brer la pro­prié­té des fré­quences conti­nue à faire l’objet de débats par­mi les mou­ve­ments sociaux – cer­tains sou­hai­tant aller plus loin qu’une répar­ti­tion par tiers.[[Sur la marche vers la démo­cra­ti­sa­tion des médias au Vene­zue­la : http://venezuelainfos.wordpress.com/2013/03/04/au-venezuela-la-marche-vers-la-democratisation-des-medias/]]

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TV Vene­zue­la — spectre radio-élec­trique 2013

Ici comme ailleurs la tâche pri­mor­diale des mou­ve­ment sociaux est d’anticiper le mou­ve­ment. Car une fois acquis l’équilibre démo­cra­tique de la pro­prié­té des médias, il reste à effec­tuer le saut qua­li­ta­tif : dépas­ser le para­digme domi­nant. Si au moment où les nou­velles fré­quences se libèrent, les mou­ve­ments sociaux n’ont pas encore for­mé des com­mu­ni­ca­teurs d’un type nou­veau, fami­liers de l’héritage mon­dial des esthé­tiques révo­lu­tion­naires comme celle du Nue­vo Cine Lati­noa­me­ri­ca­no et des expé­riences déco­lo­ni­sa­trices de “télé­vi­sion hors de la télé­vi­sion”, for­més aux tech­niques d’enquête par­ti­ci­pa­tive, à la théo­rie cri­tique des médias et aux pra­tiques éman­ci­pa­trices de la for­ma­tion de for­ma­teurs comme celles de Pau­lo Freire, alors le poten­tiel des nou­veaux espaces s’étiolerait entre les mains de petits sol­dats venus d’“écoles de jour­na­lisme” pour nous ser­vir “infos”, “news”, “actus” et autres “live” sur un “pla­teau”.

Thier­ry Deronne, Cara­cas, le 29 juin 2013.