Ce dont on a besoin, ce n’est pas d’une pensée héroïque mais d’une pensée de la fragilité, écologique, attentive aux mouvements, aux signes et aux forces qui se saisissent des pratiques collectives.
Quel militant ne s’est pas frotté, au sein même des collectifs affichant les objectifs les plus à gauche, à des pratiques internes qui semblent furieusement « de droite » — voire « microfascistes » ? Pourquoi l’envie de « faire ensemble » aboutit-elle, trop souvent, à un combat de tranchées… ou à des départs sur la pointe des pieds ? A partir de l’expérience du Collectif sans ticket de Bruxelles et des écrits et méthodes proposés par l’activiste américaine Starhawk et par des philosophes (Gilles Deleuze, Félix Guattari…), l’auteur de Micropolitiques des groupes explore, sans moralisme, les facteurs les plus courants de nécrose des groupes militants, et propose des méthodes pour en prendre conscience et apprendre à les domestiquer.
Dans cet ouvrage, il n’y est pas question d’engagement militant ni de stratégies d’action — tout ce qui relève de la « macropolitique » — mais de la dynamique interne qui régit le fonctionnement d’un groupe et rend possible cet engagement.
L’ouvrage est construit à partir de questions le plus souvent posées après une série d’échecs ayant entraîné la dissolution du collectif. Dans le climat de ressentiment qui s’ensuit, les réponses risquent d’être superficielles et peu propices à une meilleure compréhension des pratiques collectives. Les auteurs de l’ouvrage ne font pas exception à ce défaut de clairvoyance. Toutefois, à la manière de divorcés reconvertis en conseillers conjugaux, ils ont consacré plusieurs années à une réflexion plus approfondie qui rend fructueux le partage de leur expérience.
Les acteurs de cette expérience ont fait leurs premières armes dans des mouvements politiques des années 1980, puis ils ont senti le besoin de s’en détacher afin de « lier le geste à l’acte, la parole à la pratique » en créant « du commun, une culture qui réinvente et qui retisse des passerelles » pour échapper à une vie fragmentée « où l’on milite généralement après six heures du soir ».
L’expérience du Collectif sans Nom
Inspirés par des expériences autogestionnaires qui connaissent un second souffle dans le courant altermondialiste, ces militants créent à Bruxelles le Collectif sans nom (CSN) qui prend « le pari, autant collectivement qu’individuellement qu’il est possible, ici et maintenant, de construire en acte la liberté, l’autonomie, la solidarité ». De leur point de vue, il faut entendre par « autonomie », non pas celle du modèle libéral (aucune dépendance de l’autorité) ni du modèle libertaire (tout est permis), mais une manière de « s’approprier ses temps et ses espaces de vie » dans « un temps choisi articulé à nos besoins, organisé selon nos critères et dans une visée de valorisation collective ». Il s’agit pour eux, concrètement, d’échapper à une réinsertion forcée dans le monde du travail (salarié) autant qu’à la précarité de moyens de subsistance réduits à l’aide sociale.
L’ambition du CSN était de créer un « carrefour des luttes » en rupture avec la vision classique de la Gauche qui avait fait de la classe ouvrière le sujet central de l’émancipation. « Le contrôle du corps, des affects, des déplacements est devenu un lieu de tensions au même titre que les rapports de subordination et d’exploitation dans le monde du travail et que les modes de destructions environnementales. » Pour le CSN, « les résistances passent par des modes d’existences »… Le pluriel est important dans cette phrase car il valorise la diversité des individus plutôt que leur ralliement autour de mots d’ordre consensuels. On retrouve aujourd’hui ce souci d’un réel fondé sur l’immanence, et non sur l’autorité des idées, chez les « nouveaux contestataires » qui se battent contre la précarité du travail des jeunes diplômés ou leurs difficultés de logement : en France, Génération précaire, Jeudi noir, Macaq etc.
Deux ans plus tard, le Collectif sans nom s’auto-dissout, victime d’un « trop plein d’air » qui l’a propulsé sur une « multitude de chantiers et de rencontres ». Incapable de résister à l’urgence, à une « inflation de sollicitations qui l’entraînent dans mille et une activités » le groupe s’agite trop et ne pense pas assez. Il cède par ailleurs à une hantise de la répression judiciaire et policière qui a fini par engendrer une violence se retournant contre le groupe lui-même. « Le groupe peut devenir le propre geôlier de son impuissance. »
L’expérience du Collectif Sans Ticket
L’auteur participe alors à la création d’un autre groupe, le Collectif sans ticket (CST) qui construit un engagement politique à partir de situations concrètes, notamment la lutte pour la gratuité des transports publics, et plus généralement la remise en cause des rapports « entre travailleurs et usagers, entre écologie et aménagement du territoire ».
Cette fois, le groupe fait l’expérience d’un « embourbement » progressif du fait de son incapacité à réfléchir sur ses pratiques collectives, ayant tenu pour argent comptant qu’elles iraient de soi dans un ordre naturel des choses, du moment qu’il existe un consensus sur les idées et les engagements. « Croire qu’il suffit d’un peu de bonne volonté ou d’être naturel pour faire un groupe, c’est comme dire à un ouvrier d’aller pisser devant la porte de son patron pour que cesse l’exploitation. »
« On rencontre seulement cette vieille histoire d’un tissage d’expériences accumulées et pas trop réfléchies qui finissent par s’entrelacer et par former une sacrée boule de nœuds. Celle-ci, à mesure que le temps passe, réduit ses mailles et commence à produire un sentiment d’étouffement. (…) On étouffe, en somme, doublement : de nos habitudes et de nos manières d’y faire face. (…) Du corps qui souffre de cet enlacement et des kystes qui le rigidifient. » Il n’est pas anodin de constater une analogie avec la situation d’un couple en crise après quelques années de vie commune !
L’auto-dissolution du Collectif sans ticket, en 2003, est l’amorce d’un travail de réflexion qui s’est concrétisé par une première publication d’une cinquantaine de pages : Bruxelles, novembre 2003. Il s’est ensuivi une année de questionnements éclairés par la lecture d’auteurs — Deleuze, Guattari, Foucault, Nietzsche, Spinoza, Stengers, souvent cités — et la fréquentation de chercheurs-théoriciens comme l’éducateur Fernand Deligny.
Le livre
Micropolitique des groupes n’est pas destiné à une lecture linéaire. Il se présente plutôt comme un hypertexte dans lequel chacun pourra parcourir selon leur inspiration et ses attentes, chaque chapitre étant désigné par un simple mot qui sert de clé d’entrée. L’auteur suggère à titre d’exemple un itinéraire pour un groupe « qui se forme » (rôles, assembler, décider, réunion…) et un autre pour un groupe « en crise » (événement, évaluer, artifices, pouvoir…). À la fin de chaque chapitre, des mots-clés sont proposés pour la suite de l’exploration.
Par un heureux effet de l’ordre alphabétique, un point d’entrée proche du milieu de l’ouvrage est le verbe « problémer » dont la compréhension me paraît indispensable à la compréhension des pratiques collectives : « Une espèce de fabrication de matériaux que l’on réalise dans les méandres de la pensée… », dit l’auteur. Mais encore ? Il s’agit, nous apprend-il, de pratiquer une forme de questionnement qui nous permet de poser un regard inhabituel sur qui nous paraît familier, ou encore de prêter attention à ce que nous jugions insignifiant. Par exemple, plutôt que de chercher une issue à une situation de crise, le groupe peut partir de l’énoncé de cette situation pour s’interroger sur les objectifs de son action, « chercher une manière de penser son histoire, sa situation, dans ce qui est déjà là » puis, par un déplacement des points de vue, « briser l’ordre de la représentation établie des choses », cette « effraction » lui ouvrirant « un nouvel horizon de sens ».
Ainsi décrite, la démarche nous renvoie à la « problématisation » qui constitue le point de départ de l’éducation des opprimés selon Paolo Freire — educação problematizadora, un « apprentissage du dialogue par le dialogue » qu’il convient de distinguer de la simple résolution de problèmes. Placé devant un problème à résoudre, un expert prend une certaine distance avec la réalité, en analyse ses différents constituants, invente des moyens de résoudre les difficultés de la manière la plus efficace possible, pour finalement décréter une stratégie ou une ligne de conduite. Autrement dit, la réalité de l’expérience humaine se trouve réduite par l’expertise aux seules dimensions que l’on peut traiter comme de simples problèmes à résoudre. C’est le paradoxe du simple d’esprit qui a perdu ses clés et les cherche sous le réverbère… Alors que problématiser/problémer revient à engager le groupe dans un processus de codification de toute la réalité en symboles qui génèrent une conscience critique, et lui fournit ainsi les moyens de modifier sa relation à la nature et aux forces sociales. (…) C’est alors, seulement, que les gens deviennent des sujets, et non plus des objets, de leur propre histoire.
Il y aurait beaucoup à écrire sur chacun des chapitres de cet ouvrage. Pris à témoin d’expériences qui peuvent entrer en résonance avec son vécu, le lecteur est libre de les mettre en action ou de les théoriser dans les champs d’action et d’analyse dont il est familier. Personnellement, j’y ai trouvé un éclairage complémentaire sur des pratiques à première vue éloignées de celles des collectifs qui ont inspiré l’ouvrage. Depuis trois décennies, la problématisation est au cœur de l’approche de « démocratisation active » dont se réclament les animateurs de Village Community Development Association au Maharashtra. Ces groupes d’action des communautés rurales les plus défavorisées sont rassemblés dans un collectif informel qui pratique l’auto-apprentissage pour la formation de nouveaux animateurs (“self-education workshops”). Leurs membres, dont beaucoup ne savent ni lire ni écrire, sont souvent désignés par les villageois comme « ces gens qui posent des questions »…
Il est intéressant de signaler que le Groupe de recherche et de formation autonome (GReFA) dont font partie les trois collaborateurs de Micropolitique des groupes poursuit actuellement son travail sur le terrain de l’auto-apprentissage.
Quid des communautés de l’internet ?
Micropolitique des Groupes n’aborde pas les questions de communication par le biais des outils de communication, à l’inverse de la tendance actuelle des “Communication Studies” d’influence nord-américaine. Il n’y est pas question d’Internet, et encore moins de cette utopie qui consiste à postuler que la communication électronique serait en soi productrice de démocratie.
En réalité, les problèmes de distribution des pouvoirs et les processus de confrontation, de domination et de résistance qui en découlent, se retrouvent sous de multiples formes quels que soient les outils privilégiés pour l’interaction.
C’est pourquoi les propositions de cet ouvrage s’appliquent toutes aux « communautés virtuelles » d’Internet qui se forment autour d’objectifs de mobilisation sociale. Ces groupes de citoyens motivés ne peuvent pas faire l’économie d’une démarche réflexive sur l’engagement militant et le fonctionnement même du groupe.
Le travail spécifique des communautés virtuelles consiste donc à adapter leurs outils aux besoins du développement d’une pensée critique. Par exemple, il est question au chapitre « Décision » de la construction d’une mémoire collective retraçant « le cheminement des décisions, leur histoire et la façon dont elles ont voyagé dans le projet ». C’est, par exemple, une des préoccupations majeures du collectif [CIANE] face à la versatilité de la communication électronique, où l’information se réduit le plus souvent à une fenêtre temporelle de quelques jours empilée sur une montagne d’archives. Le fonctionnement efficace du Collectif dépend pour beaucoup de la vigilance des « appeleurs de mémoire » capables de rappeler les décisions antérieures et leur contexte
Conclusion
Cet ouvrage est de ceux qu’on peut relire à quelques semaines d’intervalle en retrouvant la fraîcheur d’une première découverte. Cette capacité de renouvellement est un indicateur de sa capacité à refléter l’expérience du lecteur en lui fournissant de nouveaux points d’observation. Il peut nourrir une réflexion fondamentale sur la pratique collective, comme par exemple l’opportunité pour un collectif informel de se constituer en association et la moyens qu’il faudra mettre en œuvre pour préserver la dynamique de l’engagement des rigidités de l’institutionnalisation.
Mais il peut aussi bien être utilisé pour réfléchir à l’organisation pratique d’une réunion vitale pour la survie du groupe : proposition d’agencement, définition de rôles (le « maître du temps », la « guetteuse d’ambiance »…), provocation de nécessaires « pas de côté » etc.
La lecture de Micropolitiques des groupes produit à coup sûr des effets. Son usage immodéré est bon pour la santé des associations, collectifs et groupes professionnels !
Bernard Bel
Secrétaire de l’AFAR et porte-parole du Collectif interassociatif autour de la naissance (CIANE)
Une version en ligne du texte existe, ici
Micropolitiques des groupes — Un entretien radiophonique
Réalisation : Nicolas Zurstrassen
L’introduction du livre est en ligne, ici et pour parcourir le livre c’est ici.
- Versión en espagnol — Micropolíticas de los grupos. Para una ecología de las prácticas colectivas descargar el libro