Le réalisateur évoque son intérêt pour le Chili pendant le gouvernement de l’Unité populaire, ainsi que les films sur ce pays auxquels il a participé après le coup d’État de Pinochet.
Ce témoignage de Chris Marker a été envoyé à Carolina Amaral de Aguiar en octobre 2011, lors de l’élaboration d’une thèse de doctorat en histoire sociale. Le réalisateur évoque son intérêt pour le Chili pendant le gouvernement de l’Unité populaire, ainsi que les films sur ce pays auxquels il a participé après le coup d’État de Pinochet.
Toutes les études sur Chris Marker mettent en évidence la difficulté de rendre compte de sa vraie identité, à cause de sa personnalité réservée qui a fait de lui “le plus connu des réalisateurs inconnus” de France. Cette définition, courante parmi les chercheurs, est le résultat de son refus de devenir un personnage public – c’est pour cela que les interviews de Marker sont aussi rares. De plus, il avait l’habitude de faire des affirmations pas toujours vraies sur lui-même, c’est-à-dire qu’il s’amusait à donner des faux indices sur sa vie. Ainsi, il faut dire que, au-delà d’être rares, ses propos extra-filmiques peuvent être des pièges pour les “aventuriers” qui analysent ses œuvres.
Cependant, pour le chercheur “markerien”, les échanges de courriels et la réception d’un témoignage de l’un des plus remarquables réalisateurs de la gauche française est un bijou précieux. En conséquence, ses propos ici présentés – qu’il a envoyés le 27 octobre 2011, neuf mois avant sa mort (le 30 juillet 2012) – sont une source inédite qui aide dans une certaine mesure à la résolution du “mystère Marker”.
Ce témoignage n’est pas une réponse à un questionnaire, mais à une série de requêtes et de consultations générales adressées à Marker par l’auteur dans le cadre de son travail de thèse, dont le sujet est : Le Chili dans l’œuvre de Chris Marker : un regard sur l’expérience chilienne. Les propos de Marker sont dignes d’intérêt, car ils aident à comprendre l’attention portée à l’Amérique latine – notamment au Chili – par le cinéaste, ainsi que les connexions interpersonnelles et les circulations d’idées politiques et culturelles entre deux continents.
Après ces considérations, il est nécessaire de préciser certaines questions posées dans les courriels antérieurs. Ce qui intéressait l’auteur en particulier était l’analyse des films sur le Chili en soulignant les échanges entre la gauche française et chilienne dans les années 1970. Chris Marker a été un médiateur important qui a valorisé “l’expérience chilienne” (c’est-à-dire, le gouvernement de Salvador Allende) au cours des tentatives d’union entre les partis communiste et socialiste français. Ainsi, son séjour au Chili – pour accompagner, en 1972, l’équipe de Costa-Gavras – a fait de lui un témoin privilégié des changements et conflits pendant l’Unité Populaire (UP).
Dans les courriels échangés avec l’auteur, certains films pour lesquels Chris Marker a participé au processus de production sont évoqués : On vous parle du Chili (1973) ; Septembre chilien (1973, de Bruno Muel et Théo Robichet, qui a été produit par la SLON – après ISKRA –, collectif de Chris Marker) ; L’Ambassade (1974), La Spirale (1976) et Le fond de l’air est rouge (1977, où la dernière partie analyse l’UP). Il faut dire que la valorisation de la réalisation collective, une pratique courante à cette époque-là, rend difficile l’attribution d’une seule paternité à certains de ces films, comme le montrent les déclarations du réalisateur, dans lesquelles il minimise généreusement sa participation à certaines œuvres – par exemple La Spirale – alors qu’il en a été le principal responsable.
Ce témoignage doit être vu comme une source importante, surtout en raison de la rareté de l’information extra-filmique sur Chris Marker. Il faut aussi l’analyser comme un produit de la mémoire, dont les imprécisions sont inévitables. Par ailleurs, il est important de remarquer que ce réalisateur “mystérieux” aimait bien amener les chercheurs à prendre des sentiers incertains ou les faire revenir à leur point de départ. Ainsi, ces propos aident avant tout à reconstituer le rôle fondamental que Marker a joué dans les relations politiques et culturelles entre le Chili et la France dans les années 1970.
Par Carolina Amaral de Aguiar
Témoignage de Chris Marker
Bonsoir Carolina,
Commençons par faire le ménage, puisque vous m’attribuez généreusement des films dont je ne suis pas l’auteur. Ni On vous parle du Chili ni Septembre chilien ni La Spirale n’appartiennent à ma filmographie. On vous parle du Chili est, comme vous l’avez noté, une version raccourcie du film de Miguel Littín [Compañero Presidente]. Je n’ai donc rien à y voir : j’ai simplement jugé urgent, tout de suite après le putsch, de présenter une image d’Allende différente des larmes de crocodiles déversées par les médias, et comme grâce à Régis Debray j’avais une copie de Compañero Presidente, il m’a été possible de refiler à une chaîne de télévision ces extraits d’un portrait intelligent et juste. Ensuite notre collectif ISKRA l’a fait circuler dans la série On vous parle, avec l’accord de Miguel [Littín].
Rien à voir non plus avec Septembre chilien : ce sont deux membres d’ISKRA, Bruno Muel et Théo Robichet, qui sont partis pour Santiago et ont filmé tout ce qu’ils ont pu. La Spirale, c’est un peu plus compliqué, mais j’y reviendrai puisque je suis la liste de vos questions. Paradoxalement le seul film directement relié à la tragédie chilienne est celui où le Chili n’apparaît pas, L’Ambassade. Encore que l’ingénuité de certains spectateurs ait entretenu l’ambiguïté, du genre “Tiens, on ne savait pas que Marker était là au moment du coup”, ou la plus étonnante “Tiens, on ne savait pas qu’il y avait une tour Eiffel à Santiago”… Le tournage s’est déroulé sur le principe de l’expérience de Kulechov[[L’expérience Kulechov, créée par le réalisateur soviétique Lev Kulechov, est un effet de montage résultant de la juxtaposition de l’image d’un visage et d’autres images ; le spectateur attribue au visage des émotions différentes à partir des autres images juxtaposées. Kulechov a intercalé le même gros plan d’un acteur et les images d’une assiette de soupe, d’un garçon dans un cercueil, et d’une jeune femme appuyée sur un divan. Les spectateurs ont vu dans le visage de l’homme, successivement, faim, tristesse et désir.]], c’est-à-dire que j’ai réuni un certain nombre d’amis dans le seul lieu connu de moi qui pouvait passer pour une ambassade (l’appartement de Lou, la femme de Wilfredo Lam, qu’on voit jouer la maîtresse de maison) et que je les ai laissés parler de choses et d’autres, sans aucun rapport avec les événements, sachant que n’importe quelle expression appuyée sur un texte orienté devient l’expression correspondant à ce texte. Le seul moment où le vrai Chili rattrape la fiction est celui où ils regardent la télévision. Il y avait plusieurs réfugiés chiliens parmi mes invités, je leur ai passé un reportage sur les premiers jours de la dictature, et on voit leurs réactions en direct. Pour le grand débat idéologique final, j’avais pris soin de mettre côte à côte un camarade très pro-israélien et un farouche militant pro-palestinien. C’est là-dessus qu’ils s’engueulent, et à l’image ça devient un très crédible accrochage entre communistes et gauchistes. Je n’ai “mis en scène” que quelques moments de la vie supposée de cette ambassade.
Autre inexactitude : je n’ai nullement participé au montage de la Bataille du Chili. J’ai été beaucoup plus utile à Patricio [Guzmán], quand victime de cette aberration qu’était le “cuoteo partidista” (je suppose que je n’ai pas besoin de développer[[Le “cuoteo partidista” était le partage de postes politiques, l’attribution de responsabilités administratives et culturelles entre les militants des partis de l’UP, suivant la représentation électorale de chacun des partis]]) il m’a demandé mon aide, en lui faisant parvenir de la pellicule vierge. Pour le montage, il n’avait vraiment pas besoin de moi.
Reste la séquence “Chili” du Le fond de l’air est rouge, où en effet je traite le problème de l’UP, ce qui peut répondre en partie à votre question suivante. L’extrait que j’ai choisi, du dialogue entre Allende et les ouvriers, illustre d’une manière aveuglante la brèche qui allait s’agrandir jusqu’à ouvrir la voie aux putschistes : le manque d’une véritable mobilisation ouvrière. On y mesure à quel point le monde ouvrier n’avait pas pris la mesure de la menace adverse, et comment, pour paraphraser Kennedy, ils pensent davantage à ce qu’Allende peut faire pour eux qu’à ce qu’ils peuvent faire pour Allende.
Il n’y a vraiment aucune comparaison à faire entre l’UP et l’Union de la Gauche en France. Les bases politiques et sociologiques étaient vraiment trop différentes. Le seul lien, ténu, serait l’obsession qu’on a prêtée à Mitterrand de “ne pas finir comme Allende”. Mais il n’y avait pas de risque. Pas d’intérêts américains directement en jeu, pas de CIA en embuscade, pas de syndicats de droite comme les camionneurs au Chili, et côté communistes il était plus facile de se débarrasser de Georges Marchais que de Luis Corvalán[[Georges Marchais (1920 – 1997), secrétaire général du Parti communiste français entre 1972 et 1994, a défendu l’Union de la Gauche française, ce qui l’a conduit à soutenir la candidature de Mitterrand en 1974. Luis Corvalán (1916 – 2010), secrétaire général du Parti communiste chilien pendant les gouvernements de Jorge Alessandri, Eduardo Frei, Salvador Allende et pendant la dictature d’Augusto Pinochet.]].
Je suis venu à Santiago en 1973 avec l’équipe de Costa-Gavras, qui tournait Missing[[Il s’agit d’État de siège, film tourné à Santiago par Costa-Gavras en 1972. Missing, du même réalisateur, est de 1982.]]. J’en ai évidemment profité pour explorer au maximum les aspects accessibles de l’UP. J’y ai gagné une amie pour la vie : Carmen Castillo. J’ai rencontré Armand Mattelart, dont les analyses hétérodoxes m’ont séduit, et Patricio Guzmán qui venait de terminer El primer año. Après d’autres rencontres avec d’autres cinéastes, nous sommes tombés d’accord que ce film était le mieux à même d’informer le public français, et à mon retour j’ai entrepris d’en faire la version française.
C’est donc la thèse de Mattelart, provocatrice mais féconde, selon laquelle la conscience de classe au Chili était plus développée dans la bourgeoisie que dans la classe ouvrière, qui a été le point de départ de La Spirale. Dire que j’en ai été à l’initiative est encore un raccourci fautif. Nous étions tous persuadés à ISKRA qu’un film devait se faire, et c’est la rencontre avec un producteur exceptionnel, Jacques Perrin, totalement impliqué dans l’aventure tout en nous laissant une liberté totale, qui a permis de “cristalliser” le projet. Mattelart n’était pas cinéaste, ce sont deux monteuses, Jacqueline Meppiel et Valérie Mayoux, grandes professionnelles et politiquement motivées, qui ont pris en charge la réalisation. Je ne suis intervenu que plus tard, lorsque devant l’énormité du matériel réuni et la difficulté de faire passer une analyse sociologique dans les codes du spectacle documentaire, elles ont eu besoin d’un “œil neuf”. L’achèvement du film s’est fait dans un travail commun à nous quatre, j’ai signé le commentaire parce qu’il fallait bien une signature, mais il est évident que ce texte repose sur une réflexion collective où chacun a pris sa part, les “techniciennes” n’étant pas les moins compétentes dans le domaine des idées. De la même façon, dans À Valparaiso (que vous ne citez pas), “mon” commentaire s’était largement appuyé sur les notes de Joris [Ivens].
Maintenant la question la plus personnelle : non, je n’ai jamais “milité dans une organisation politique ou un mouvement spécifique”. Ni là, ni avant, ni après. Je suis tout sauf un militant. Je n’en ai ni la plus grande qualité (l’abnégation) ni le plus grand défaut (le sectarisme). Je suis biologiquement incapable de me soumettre à une discipline, et je tiens pour un bien précieux la faculté de tout remettre en cause à tout moment ̶ pas exactement ce qu’on attend d’un militant. Je n’ai jamais considéré les idéologies que sous l’angle hégélien : l’habillage intellectuel des stratégies de domination.
Plus un pessimisme historique absolu hérité des années de guerre (avoir vingt ans en 1941 ne prédispose pas à l’optimisme). Cela dit, vous savez comme moi que les pessimistes ont quelquefois de bonnes surprises, tandis que les optimistes vont de déception en déception. C’est donc paradoxalement ce pessimisme historique qui m’a fait courir le monde à la recherche des moments et des lieux où l’espèce humaine, contre toute raison, exprimait sa volonté de “s’en tirer”. Cela a été aussi bien Israël que Cuba, l’important pour moi était plus l’élan vital que les variétés contingentes. Et comme ces moments incluaient souvent des portraits, justement, de militants, on m’a collé l’étiquette de “cinéaste militant”. Malentendu complet, mais j’ai toujours trouvé inutile de dissiper les malentendus. Dans l’ensemble, ils nous aident à vivre.
Chris Marker
Carolina Amaral de Aguiar est doctorante en histoire sociale de l’Université de São Paulo (USP), titulaire d’une licence d’histoire et d’un Master d’histoire de l’art de la même université. Elle a été doctorante stagiaire à l’Institut des hautes études de l’Amérique latine (Paris III) en 2011. Elle fait partie de l’équipe de recherche du programme international USP-Cofecub, intitulé “Exercices d’histoire culturelle connectée : chemins croisés entre le Brésil, l’Amérique latine et la France”, parmi les groupes d’études d’histoire et d’audiovisuel de la USP.
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Notes