Entretien avec Johan van der Keuken, par Serge Daney. 1978

Chaque chose dans un film est une forme. Par là, je voulais m'en prendre aux malentendus habituels sur le documentaire. Ce n’est pas du documentaire, ce n'est pas du vrai non plus : c'est une forme, de la matière formée et transportée, de la fiction.

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ENTRETIEN AVEC JOHAN VAN DER KEUKEN. Cahiers du ciné­ma, 1978, n° 289

Tes films sont peu ou pas connus en France : il y a des chances qu’ils le soient cette année et tu risques d’être cata­lo­gué alors comme docu­men­ta­riste. Penses-tu que ce mot rend compte de ton tra­vail depuis une quin­zaine d’années ?

Johan van der Keu­ken. Non… Et jus­te­ment un des pro­blèmes que je ren­contre pour faire connaître mes films c’est cette oppo­si­tion : documentaire/fiction. Moi, fon­da­men­ta­le­ment je crois que tout film tra­vaillé consciem­ment au niveau de la forme est un film de fic­tion. Cela fait long­temps que j’es­saie de bri­ser cette sépa­ra­tion entre fic­tion et docu­men­taire. En Hol­lande, comme on a pu suivre ma démarche de film en film, il y a un cer­tain public qui appré­cie ce que je fais. Mais j’ai eu un mal fou à faire sor­tir mes films dans des cir­cuits inter­na­tio­naux, fes­ti­vals ou autres. C’est, je crois, parce qu’on reçoit mes films en bloc et non plus gra­duel­le­ment. Des orga­nismes tels que les fes­ti­vals, c’est fait fina­le­ment pour juger très vite, pour clas­ser très vite, pour confir­mer les caté­go­ries au lieu de les détruire. Pour moi, ce qui est pri­mor­dial, c’est le côté maté­riel du ciné­ma : le fais­ceau lumi­neux sur un écran. Et ce qui s’ins­crit dans ce bom­bar­de­ment lumi­neux d’un écran c’est tou­jours de la fic­tion. C’est très sen­sible dans mes films, qui tra­vaillent beau­coup sur des contrastes lumi­neux, sur la conscience de la lumière. Un film comme Velo­ci­ty 40 – 70 [Snel­heid 40 – 70], par exemple, est construit à la fois sur des continuités/ruptures de mou­ve­ments et sur des chan­ge­ments lumi­neux, des contrastes très forts d’in­ten­si­té lumineuse

Ces ques­tions — oppo­si­tion de lumières, rup­tures de mou­ve­ments — ne sont pas de celles qu’on se pose vrai­ment d’ha­bi­tude dans le docu­men­taire. Com­ment es-tu venu à ce type de questions ?

Van der Keu­ken. Un déve­lop­pe­ment ne va presque jamais logi­que­ment, il y a des sauts, il y a des moments où tu te sens en pleine pos­ses­sion de cer­taines idées, de cer­tains moyens… Au départ, ce qui a été très impor­tant pour moi c’est la pein­ture. La tra­di­tion pic­tu­rale hol­lan­daise qui se fonde très for­te­ment sur la matière elle-même. L’é­cole inter­na­tio­nale de l’Ex­pres­sion­nisme abs­trait. Et cette tra­di­tion ici encore plus ancienne de faire valoir la struc­ture de la pein­ture elle-même. Pas seule­ment sa qua­li­té de pein­ture mais sa maté­ria­li­té. Faire sur­gir avec cette matière l’i­mage du tra­vail phy­sique. L’i­mage n’est pas for­mée à par­tir d’une idée pré­exis­tante mais l’i­dée qui sort de cette image pro­vient du tra­vail phy­sique, et dans ce cas du peintre aux prises avec la matière tra­vaillée. Ce prin­cipe est un des noyaux du film sur Luce­bert. Cela se trou­vait aus­si dans la poé­sie d’a­près-guerre : par­tir de la matière des mots, orga­ni­ser la matière des mots de telle sorte que sur­gisse quelque chose qu’on ne savait pas à l’a­vance. C’é­tait donc pour moi comme un cli­mat et assez tôt j’ai eu le désir d’es­sayer ce pro­ces­sus expé­ri­men­tal et maté­riel dans le ciné­ma. Et aujourd’­hui je suis très éton­né que cela se fasse si peu dans le ciné­ma hol­lan­dais. L’autre influence majeure c’é­tait la musique. Conce­voir le film en termes musi­caux. Don­ner la même auto­no­mie à la construc­tion d’un film, à la construc­tion en train de se faire (parce que l’accent est sur l’action de com­po­ser), que dans la musique ou la pein­ture. Sauf qu’il s’a­git aus­si d’ins­tal­ler un dis­cours dans ce pro­ces­sus, parce que sinon on abou­tit à quelque chose d’as­sez gra­tuit, comme le ciné­ma expé­ri­men­tal. Il y a là un refus, une déci­sion à prendre, parce que dans le fil­mage comme dans le mon­tage, en par­tant de cette auto­no­mie maté­rielle, il est très facile de filer dans l’ex­pé­ri­men­tal. Mais c’est tou­jours une démarche qui se décide dans la situa­tion même, dans le rap­port avec ceux que tu filmes. 

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Dans le vieil entre­tien avec Dau­de­lin pour la Ciné­ma­thèque qué­bé­coise, tu dis : « L’image fil­mée, telle que j’es­saie de la faire, est plu­tôt une col­li­sion entre le champ du réel et l’éner­gie que je mets à l’ex­plo­rer… ». Ce que tu viens de dire sur le tra­vail phy­sique de la matière ne peut-il pas s’ex­pli­quer par le fait que depuis tou­jours tu tiens la camé­ra toi-même ?

Van der Keu­ken. Et peut-être aus­si avant cela l’ap­pa­reil de pho­to… Pour moi, il y a tou­jours eu ce désir de faire quelque chose avec des images, j’ai tou­jours aimé des­si­ner aus­si. Plus tard, à l’ID­HEC, j’ai été confron­té à la divi­sion du tra­vail, à la sépa­ra­tion des fonc­tions et alors là j’é­tais très mal à l’aise. Du coup, pen­dant l’ID­HEC je fai­sais plus de pho­to que de ciné­ma, j’ai fait un album sur Paris, « Paris mor­tel ». Et je me disais : peut-être que le ciné­ma ce n’est pas pour moi… Et puis quand même j’ai ache­té cette Bolex à res­sort que j’ai tou­jours, et avec James Blue j’ai com­men­cé à fil­mer Paris à l’aube. Thé­ma­ti­que­ment, ce n’é­tait pas grand-chose, mais l’im­por­tant était qu’on por­tait la camé­ra sur l’é­paule, qu’on la met­tait sur pied, tous les jours à 4 heures du matin, et qu’on fai­sait le cadre nous-mêmes, et que le résul­tat était de nous, à nous. Après cela j’ai pu faire quelques films pour la Télé­vi­sion hol­lan­daise, des films sur des artistes. Des films très mal payés, quelques cen­taines de flo­rins, et pour ce prix je ne pou­vais que tenir moi-même la camé­ra. J’ai fait aus­si, finan­cé par mes tra­vaux de pho­to­graphe, un petit film, Un moment de silence [Even stilte], où j’es­sayais de tirer une signi­fi­ca­tion de presque rien : une sorte de petit tableau de la ville d’Am­ster­dam. La scène la plus mar­quante pour moi était celle d’un gar­çon qui joue au bas­ket sur une place. Sans déve­lop­pe­ment dra­ma­tique. C’é­tait une approche de la durée. Ce qui m’in­té­res­sait là, c’é­tait qu’à la troi­sième répé­ti­tion des mou­ve­ments du gar­çon pra­ti­que­ment iden­tiques, ces mou­ve­ments prennent un sens hors du réel, par leur suc­ces­sion même, par leur orga­ni­sa­tion dans l’es­pace, par leur insis­tance, et aus­si par la pré­sence répé­ti­tive du son. Là aus­si je tenais la camé­ra. Devant ces pre­miers films, les cri­tiques disaient tou­jours : ce sont des films de pho­to­graphe. Encore une caté­go­rie trompeuse. 

Par là, peut-être vou­laient-ils dire sim­ple­ment que ce sont des films où chaque plan, cadrage, angle de prise de vue est choi­si et pen­sé. Comme cela ne se fait plus dans le docu­men­taire aujourd’­hui, ils mettent cela sur le compte de la photo.

Van der Keu­ken. Peut-être, mais c’est aus­si une grande réserve de leur part… Bon, fina­le­ment je pense que tra­vailler moi-même à la camé­ra c’est mora­le­ment pas mal. Dans la vie, je serais por­té plu­tôt aux mau­vaises habi­tudes : ne pas bou­ger trop, faire le moins d’ef­forts pos­sible. Devoir por­ter la camé­ra m’o­blige à me mettre en forme. Il faut que j’aie un bon rythme phy­sique. La camé­ra est lourde, du moins je trouve. Elle pèse 11,5 kilos, avec une bat­te­rie de 4,5 kilos. Au total, 16 kilos. C’est un poids qui compte et qui fait que les mou­ve­ments d’ap­pa­reil ne peuvent pas avoir lieu gra­tui­te­ment, chaque mou­ve­ment compte, pèse. C’est une Arri­flex. Une camé­ra qui n’est pas aus­si bien des­si­née que l’Eclair ou l’Aäton de Beau­via­la. Une camé­ra encom­brante, copiée sur la vieille Arri des années 30, la camé­ra de Hit­ler. Mais elle est très solide. Je l’ai ache­tée il y a une dizaine d’an­nées, parce que la camé­ra que j’a­vais avant se coin­çait tout le temps (ce que j’in­dique dans le com­men­taire de L’en­fant aveugle 2 [Blind kind 2] : « le film se bloque », on voit une camé­ra ouverte et du film qui bourre, ce n’est pas un effet de style, c’é­tait la stricte véri­té). Mais cette came­ra lourde et dif­fi­cile à mani­pu­ler pré­sente quand même un avan­tage, c’est ce que je viens de dire : que les mou­ve­ments d’ap­pa­reil sont conquis sur la résis­tance maté­rielle de l’ap­pa­reil même. Dans le tra­vail sur le cadre, je suis de plus en plus por­té à éli­mi­ner les mou­ve­ments flous. Depuis quelques temps j’ai un zoom, mais je ne l’u­ti­lise que dans des buts très pré­cis. Par exemple pour faire une cou­pure dans un cadre fixe, une inter­ven­tion mar­quée, par avan­cée ou recul brusque, net, très court…

La pul­sion même du regard…

Van der Keu­ken. C’est ça… Depuis quelques années, quand j’interviewe quel­qu’un, je tiens la camé­ra et je parle en même temps avec la per­sonne. Il faut par­ler sans faire trop sau­ter l’i­mage et opé­rer quelques chan­ge­ments d’axe à l’in­té­rieur d’une phrase, car j’es­saie de conti­nuer l’in­ter­view, tout en conti­nuant un « décou­page » en angles et gros­seurs de plans variés même si on perd quelques phrases d’i­mage. D’où cer­tains pro­blèmes au montage… 

Ce qui est inté­res­sant dans tout cela c’est qu’en pré­sence de tes films on est obli­gé de consi­dé­rer que toi, tenant la camé­ra, tu as un poids maté­riel, un poids phy­sique par­ti­cu­lier, et on ne peut pas avoir un rap­port au monde sans avoir un rap­port à toi comme maté­riau, comme matière aus­si. C’est peut être cela qui te met très à part de ce qu’on appelle les docu­men­ta­ristes. Ceci dit, que penses-tu de ce qui arrive de nos jours au docu­men­taire comme caté­go­rie, soit à la télé­vi­sion, soit au cinéma ?

Van der Keu­ken. J’ai vu récem­ment Grey Gar­dens des frères Maysles. Deux femmes dans une mai­son en Amé­rique. Du ciné­ma-véri­té. J’ai pen­sé que c’était très fort mais en même temps cela me révol­tait beau­coup. Le film montre les rela­tions entre une mère et une fille. La mère ter­ro­rise la fille. Elle a cou­pé depuis tou­jours toutes les pos­si­bi­li­tés de la fille. Elles vivent dans un uni­vers clos. On voit vivre les deux per­son­nages jour après jour. Du point de vue ciné­ma-direct c’est très consé­quent, c’est du très bon tra­vail. Mais moi, les ques­tions de durée… j’aime énor­mé­ment la durée au ciné­ma, seule­ment quand ça dépasse un sen­ti­ment de néces­si­té abso­lue, moi ça me donne la nau­sée. Ain­si par rap­port au film de Wen­ders Au fil du temps [Im Lauf der Zeit]. Là, je res­sens la durée comme une idée valable mais dépas­sant toute néces­si­té, je ne sais com­ment défi­nir ce sen­ti­ment. Tan­dis que chez Straub et Huillet on sent que même si le plan est de 9 minutes 13 il ne fal­lait pas qu’il soit de 9 minutes 14… tu sens qu’on a tiré l’élastique le plus pos­sible jus­qu’au moment exact avant qu’il ne casse. Je ne sau­rais argu­men­ter pour­quoi dans un cas c’est bon et pas dans l’autre. Je crois que cela tient aux rap­ports entre les lon­gueurs des dif­fé­rents plans et aus­si aux gros­seurs de plan. Je par­lais du zoom tout à l’heure… Le vrai tra­vail avec le zoom, le tra­vail per­son­nel, date de Dia­ry [Dag­boek]. C’est là que j’ai com­mence à l’employer comme une ligne droite — ce n’est donc pas une façon d’arriver plus ou moins élé­gam­ment en gros plan. Depuis Dia­ry [Dag­boek], au mon­tage, j’essaie tou­jours de cou­per le départ du zoom — ce n’est donc pas un plan qui se met en mou­ve­ment mais déjà le mou­ve­ment. Le plan pré­cé­dent est sou­vent un plan fixe. D’un plan fixe tu passes sur un autre déjà en mou­ve­ment. Là, je dirais, le zoom montre son iden­ti­té. Et en même temps c’est comme un bras qui s’é­tend, un poing qui sort de l’é­cran. Je me rends compte main­te­nant que dans les panos aus­si j’ai ten­dance à cou­per les débuts. Déjà dans New Ice Age [De nieuwe ijs­ti­jd]: plan fixe/plan fixe/boum (plan en mou­ve­ment). Ce qui est très musi­cal et accen­tue les gestes. Le mou­ve­ment n’est pas un acci­dent qui inter­vient dans une cer­taine façon de suivre un sujet, c’est un mou­ve­ment déli­bé­ré, un mou­ve­ment pris comme mou­ve­ment, qui ne devient image qu’a­près, en se stabilisant.

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Au fond, il faut que tous les mou­ve­ments soient rap­por­tables à une déci­sion de quel­qu’un. Il n’y a pas de mou­ve­ment natu­rel, il y a des choix…

Van der Keu­ken. J’es­saie d’ac­cen­tuer cette ambi­va­lence du docu­men­taire : que le maté­riel tour­né est tou­jours docu­men­ta­tion sur ce qui s’est pas­sé sur place. Pas seule­ment la des­crip­tion de la place mais aus­si ce qui s’est pas­sé entre nous. Ma réac­tion phy­sique à ce qui se pas­sait, la réac­tion des gens à notre pré­sence, etc, etc… Du coup il y a cer­taines choses qui ne peuvent pas ren­trer dans mon esthé­tique disons de lignes nettes — de lignes laté­rales ou de lignes en pro­fon­deur ou de lignes haut-bas. Il y a des choses qui se pro­duisent ins­tan­ta­né­ment et qui sont de l’ordre de la confu­sion. Au mon­tage, on doit quand même inter­pré­ter, juger ce qu’on a fait. Et cer­taines choses ne peuvent se tra­duire en formes claires dans le résul­tat final. Il y a donc for­cé­ment des mou­ve­ments qui ne vont pas dans ce sché­ma mais que je dois admettre parce qu’ils sont l’ex­pres­sion vraie de ce qui s’est pas­sé et qui doit donc être conser­vé dans le film. Et là on retrouve, d’une autre manière, une des notions fon­da­men­tales du docu­men­taire : qu’est-ce c’est vrai­ment la véri­té (la véri­té telle qu’on la res­sent de ce qui s’est pas­sé, de ce qui a eu lieu) et quelle est la forme cor­recte de son admis­sion ? La ques­tion fon­da­men­tale est : quoi admettre ? Parce qu’on peut cor­ri­ger, mas­quer énor­mé­ment de choses au mon­tage : d’un mau­vais mou­ve­ment, on peut gar­der seule­ment un petit bout qui est bon, etc… Par­fois il est néces­saire de faire pré­va­loir des temps faibles, des temps de confusion…

Parce que c’est plus proche de la véri­té du tour­nage. Donc il y a une véri­té du tour­nage. Une véri­té de ce face à face : toi à la camé­ra comme matière et ce que la camé­ra cadre comme matière. 

Van der Keu­ken. Et il y a aus­si ce pro­blème très concret qu’ont les gens qui montent des films tour­nés plus ou moins spon­ta­né­ment : tu as besoin d’éléments de tran­si­tion, de petites scènes, pour pas­ser d’une infor­ma­tion à une autre et la matière te manque — parce que tu as mal fil­mé, parce que c’é­tait emmer­dant, parce que c’é­tait guère ins­pi­rant, parce qu’il y a eu un pépin dans le son… Alors il faut bri­co­ler le mon­tage pour assu­rer le mini­mum de conti­nui­té, de com­pré­hen­sion. Cela aus­si est un tra­vail qui me donne un peu la nau­sée, parce que je suis alors en train de mon­ter quelque chose qui n’exis­tait pas, de mas­quer quelque chose ; il y a donc une véri­té docu­men­taire dans la fic­tion (cette fic­tion-là). Il faut alors se deman­der où com­mence la fiction…

Ce que tu décris là c’est un peu un pro­ces­sus dia­lec­tique. Il y a dif­fé­rentes phases et il ne faut pas seule­ment rat­tra­per les fautes, les manques de la phase pré­cé­dente, mais aus­si ins­crire cette phase comme moment.

Van der Keu­ken. Pour don­ner un autre exemple, un exemple inverse : il arrive sou­vent en tour­nant qu’on voie dans un ensemble de choses en train de se pas­ser le plan qui sort du contexte mais qui peut se com­bi­ner avec d’autres plans déjà tour­nés. Là, l’i­dée d’autre chose naît spon­ta­né­ment. Là, dès le tour­nage, la situa­tion se trans­forme en sa propre fic­tion. Là, je trouve, c’est quelque chose de tout à fait vrai et donc, dans le mon­tage, il s’a­git de retrou­ver cette impul­sion qui a per­mis de décol­ler. Je crois que ça joue beau­coup dans un film, ces moments de trans­for­ma­tion. Tu es par exemple dans la petite rue à côté, tu filmes les gens du quar­tier qui peignent le mur et tout à coup il y a un homme assez âgé qui se met à peindre un bateau à voile et ça se trans­forme, on part en voyage tout en res­tant sur place. Si c’était seule­ment une idée de mon­tage, ça ne décol­le­rait pas. Mais dans le tour­nage il faut être sen­sible à ce genre de choses. Trou­ver les iti­né­raires de l’é­mo­tion. Ce n’est pas conscient. En fil­mant le type qui peint le bateau je ne me dis pas : je vais le mon­ter de telle façon, mais c’est un moment du tour­nage qui se situe à un autre niveau, une étape qui va per­mettre d’al­ler encore un peu plus loin dans le mon­tage sans rien faus­ser, c’est une chose qui en germe était là. Ce que je trouve inté­res­sant dans ce petit film, Le mur [De muur]. C’est de pou­voir mon­ter, après ce type qui peint un bateau, un plan de mouettes qui s’en­volent — une image archi-clas­sique du docu­men­taire hol­lan­dais — qui tout à coup devient autre chose. Ce sont de tels petits ou grands dépla­ce­ments qui me pas­sionnent, ce pas­sage constant entre fic­tion et docu­ments, et cela à tra­vers tous les stades.

Ain­si, quand tu filmes, tu estimes, escomptes., sou­pèses, à chaque plan, les germes de fic­tion qu’il recèle ?

Van der Keu­ken. Ce n’est pas tou­jours conscient mais c’est ça. Déjà quand je fai­sais de la pho­to, avec cepen­dant une notion plus forte de hasard, je sen­tais très bien quand j’é­tais dans un bon rythme… En géné­ral, dans la vie, je suis très peu sûr de moi. Mais quand j’ai la camé­ra en mains j’ai la cer­ti­tude du « quoi faire », c’est éton­nant, ça m’é­tonne tou­jours, c’est sans doute un besoin plus pro­fond de se maintenir…

Paren­thèse : tu cites le docu­men­taire hol­lan­dais. C’est quoi pour toi ? Une tra­di­tion ? Une influence lointaine ?

Van der Keu­ken. Un peu… Ce que j’ai­mais bien quand j’a­vais 18 ans c’é­tait les films de Her­man van der Horst, des courts métrages sur des élé­ments de nature, la pêche, les digues, des films très ryth­més et dont je garde un sou­ve­nir très vif. Van Horst était d’une men­ta­li­té très tra­di­tion­nelle, roya­liste, natio­na­liste, mais il avait le sens de la maté­ria­li­té. C’é­tait sur-mon­té, vlan, clac, clac, boum, boum… Avec aus­si un sens très phy­sique de l’espace. Et puis je me retrouve éga­le­ment dans Ivens. Par exemple Shan­ghaï ou La phar­ma­cie [De apo­theek]. La façon dont il entre en ville, je trouve cela magni­fique, com­ment il fait pas­ser les images pour arri­ver à son vrai thème, c’est très clas­sique mais très vivant, il y a un bruis­se­ment conti­nuel, une res­pi­ra­tion, j’aime beau­coup ça. J’ai remar­qué aus­si com­ment il fait deux plans longs de bateau puis fuit un bateau qui passe très vite, une seconde, et puis ça conti­nue avec une res­pi­ra­tion lente. C’est osé et ça ne se remarque pas tel­le­ment. Et là aus­si je retrouve le sens du tra­vail maté­riel. Je crois que s’il y a un effet de ce pays sur moi c’est que tous mes films ont la main assez lourde. A l’ex­cep­tion de Vacances du cinéaste [Vakan­tie van de fil­mer] où il y a de la légè­re­té, du flot­te­ment, ils marchent tous comme ça : boum boum, très…

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D’a­près ce que tu dis, on voit bien com­ment au mon­tage tu tra­vailles musi­ca­le­ment la matière fil­mée. Mais quand tu filmes, est-ce que tu as déjà des pen­sées de musique, de rythme de la matière filmique ?

Van der Keu­ken. Pas tou­jours, mais j’es­saie aus­si. Un exemple, pour moi mar­quant. Willem Breu­ker avait fait pour Velo­ci­ty [Snel­heid 40 – 70] une musique magni­fique (avec John Tchi­caï) que je n’ai pas toute uti­li­sée faute de lon­gueur d’i­mages ; ça m’a fait de la peine. Quelques années plus tard, pour New Ice Age [De nieuwe ijs­ti­jd], je me trou­vais à Lima, à un coin de rue — c’est deve­nu la séquence de l’en­trée en ville avec les auto­bus qui passent — et tout à coup je me suis dis : main­te­nant je vais trou­ver de la durée pour faire de la place à une musique de Willem. Il s’a­gis­sait donc de faire des images pour qu’une musique auto­nome puisse avoir lieu. C’é­tait assez para­doxal de se trou­ver à Lima et de pen­ser : je vais faire des images qui puissent don­ner du temps à Breu­ker. Là, les rôles musique/images étaient renversés.

Est-ce qu’on n’a pas très vite des tics quand on filme tou­jours soi-même ?

Van der Keu­ken. Dans une cer­taine mesure, ces tics ne sont pas une mau­vaise chose. Cela revient sou­vent à gar­der les meilleurs élé­ments d’un pas­sé, à capi­ta­li­ser une expé­rience qui libère du champ pour abor­der d’autres pro­blèmes. Il faut bien sûr être très cri­tique pour ce genre de solu­tions… mais c’est un peu comme ces musi­ciens de jazz qui ont leurs phrases typiques qui reviennent régulièrement.

La ques­tion n’a de sens que par rap­port à l’é­thique. Au sens où chaque nou­veau sujet, chaque nou­veau corps, chaque nou­vel espace, chaque nou­veau thème devrait en toute logique impli­quer de repar­tir à zéro. Sauf s’il s’a­git des mêmes thèmes. Et à ce sujet, on peut dire que tu sembles avoir une pré­di­lec­tion pour tous les espaces sociaux, urbains, dans les­quels les gens sont gênés, à l’é­troit, coin­cés, rivés. Cela va du gosse sur le ter­rain de bas­ket aux lits étroits dans la péniche en pas­sant par les gens rivés à (à côté de) leur télé­vi­sion. Main­te­nant, tu dois être très conscient de cette constante. Mais com­ment est-ce venu ? A par­tir d’une réflexion géné­rale sur le capi­ta­lisme, l’es­pace moderne ? Ou bien à par­tir du corps du camé­ra­man et des pro­blèmes qu’il rencontre ?

Van der Keu­ken. Dans mon cas, le conte­nu poli­tique est sor­ti de la matière. Mais je crois que dès le début j’ai eu le sen­ti­ment de la lutte pour la vie, cette dépense d’éner­gie néces­saire pour res­ter en mou­ve­ment. Et on n’a pas le choix : il faut res­ter en mou­ve­ment. Dans Ben Webs­ter [Big Ben : Ben Webs­ter in Europe], le com­men­taire dit : une légende vivante mais un corps vivant. Et le film est axé sur cet énorme corps, sur ses dépla­ce­ments, sur l’éner­gie néces­saire à ces dépla­ce­ments. C’est le même type de mon­tage que dans la péniche, quand la femme passe plu­sieurs fois d’une pièce à l’autre en se cour­bant. Contrainte et néces­si­té. Et pour moi cela est lié au thème de l’in­for­ma­tion, je ne sau­rais dire com­ment. Mais concrè­te­ment, par exemple, dans le cas des aveugles, rece­voir des infor­ma­tions ça implique dix fois plus d’ef­fort pour eux que pour ceux qui voient. Je crois que par ce biais l’ef­fort phy­sique, le tra­vail phy­sique, le dépla­ce­ment phy­sique, l’u­sure du corps deviennent le thème du cou­rage. Oui, là je vois un thème héroïque. J’ai remar­qué — je ne sais pas si c’est cor­rect — que dans Ici et ailleurs (Jean-Luc Godard, 1976, red.), les Pales­ti­niens qu’on voyait n’é­taient presque plus phy­siques, qu’ils exis­taient presque exclu­si­ve­ment sous forme de mode d’in­for­ma­tion, ils étaient deve­nus comme des phé­no­mènes lumi­neux orga­ni­sés selon la forme d’in­for­ma­tion qui les concernait.

Ils sont pris uni­que­ment dans la mesure où ils se com­mu­niquent ou com­mu­niquent de l’information.

Van der Keu­ken. Je pense sur­tout à la dis­cus­sion au bord de la rivière. Pour moi, cela avait quelque chose d’im­ma­té­riel. C’est juste une impres­sion mais si cette impres­sion est cor­recte alors je dirais que dans mon cas c’est exac­te­ment le contraire. Les gens sont pris dans leurs condi­tions phy­siques et ils doivent résis­ter aux condi­tions phy­siques exté­rieures. De plus en plus l’ac­cent est mis sur le décor comme bar­rière, sur l’ob­jet comme quelque chose qui résiste à l’homme. Je ne peux pas bou­cler cela théo­ri­que­ment mais il y a ce rap­port-là. Dans Beau­ty [Beau­ty (de Schoon­heid)] c’est central.

N’im­porte quel sujet que tu traites, tu pro­cèdes beau­coup par ana­lo­gies, mises en rap­port avec de l’hé­té­ro­gène. Dans le film sur Luce­bert, le peintre, ce qui frappe d’abord c’est le mon­tage en paral­lèle des tableaux avec la réa­li­té espa­gnole, ces éta­lages de fruits très colo­rés, comme si la super­po­si­tion des deux pou­vait pro­duire la véri­té de la pein­ture, au moins dire quelque chose sur elle. Et puis on s’a­per­çoit qu’il ne s’a­git pas de mar­quer des res­sem­blances, des rap­pro­che­ments, des simi­li­tudes, mais des écarts irré­duc­tibles, des super­po­si­tions vaines en même temps qu’une sorte d’at­trac­tion irrésistible…

Van der Keu­ken. Cela est lié à des notions d’es­pace. Ce qui m’in­té­res­sait dans ce film pour Luce­bert c’était le pro­blème de la sur­face plate. Le tableau comme sur­face plate. Nor­ma­le­ment un film sur l’art consiste à éta­blir des ana­lo­gies entre la réa­li­té tri­di­men­sion­nelle et la sur­face plate d’un tableau en pré­ten­dant que les élé­ments de cette sur­face plate ont tou­jours des rap­ports de simi­li­tude avec les élé­ments exté­rieurs. Le pro­ces­sus du film pour Luce­bert est un peu l’in­verse : on part de cette sur­face plate et on essaye de la per­cer pour arri­ver dans le réel. Cette tra­jec­toire com­prend trois étapes. D’a­bord une intro­duc­tion his­to­rique : la révolte du quar­tier ouvrier, le Jor­daan, au temps où Luce­bert était enfant ; là je dis : « sup­po­sons que ceci soit le début du film », cela donne d’emblée le niveau fic­tion­nel de l’en­tre­prise, on ne peut pas annexer un évé­ne­ment his­to­rique, on peut seule­ment l’u­ti­li­ser hypo­thé­ti­que­ment. Ensuite vient le peintre au tra­vail. Ces séquences se ter­minent tou­jours sur la même suite de plans : pour com­men­cer, un pano vers le haut, contre le mur avec cette affiche de cor­ri­da et ces pein­tures et cette lumière rouge, un peu mys­té­rieuse, puis un petit tra­vel­ling avant, sur un cha­riot rouge dans un mar­ché, puis la sur­face du tableau est rap­pe­lée à la mémoire, puis on arrive au monde exté­rieur. C’est une ten­ta­tive pour tra­ver­ser, disons le mur. La pre­mière fois on tombe sur les objets colo­rés de la rue, autre­ment dit sur le mou­ve­ment qua­si­ment auto­nome de la cou­leur, la cou­leur comme sujet. Puis on retourne au peintre au tra­vail, il y a la même suite des trois plans et de nou­veau la rue, mais main­te­nant atta­quée et comme pour­rie par l’ac­ti­vi­té humaine, la viande, les crabes, les cac­tus, tout ce qui est résis­tant et mena­cé par la mort, il y a là un sens de l’é­phé­mère, c’est une vue un peu abs­traite mais qui joue par oppo­si­tion à la pre­mière séquence de rues avec ses cou­leurs soi-disant pures. On revient au peintre une troi­sième fois, il est avec ses enfants, il y a donc déve­lop­pe­ment là aus­si, et après les trois plans de tra­ver­sée du mur on arrive à des êtres humains dans la rue, le ven­deur, la vieille dame avec son petit bou­quet, les cas­seurs de cailloux, là c’est le réel social. Et là, la camé­ra par­ti­cipe beau­coup plus, bouge, suit… c’est la conquête d’un espace tri­di­men­sion­nel à par­tir de la réa­li­té du film et de la réa­li­té du tableau qui sont des sur­faces plates. Il s’a­git donc bien de la démarche inverse des films d’art. A pro­pos des plans mon­trant Luce­bert en train de peindre, il y a ces cadrages qui passent à côté de lui, qui ne le quittent pas entiè­re­ment mais qui le quittent un petit peu. Cela tra­duit l’unité de l’in­té­rêt qu’on porte à un per­son­nage et de l’in­ten­tion de signi­fier qu’il existe un monde exté­rieur à lui. Il y a tou­jours quelque chose à côté, tou­jours un hors-champ, et un hors-champ du hors-champ, etc… Ce qui s’ar­ti­cule là, c’est le sen­ti­ment que le réel spa­tial est une concep­tion indes­crip­tible. Je crois que ces légers déca­drages sou­lignent le côté indes­crip­tible du vrai réel.

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On a effec­ti­ve­ment le sen­ti­ment, avec ces déca­drages — reca­drages, que tu veux aus­si indi­quer qu’il n’y a pas de bonne place pour la camé­ra. Où qu’elle se mette c’est tou­jours un choix et un choix ris­qué. Il n’y a pas adé­qua­tion. C’est très inté­res­sant que tu mettes tant de soin à choi­sir cadres et angles pour dire : atten­tion, le choix est tou­jours dan­ge­reux, ris­qué. Dans le docu­men­taire, cette ques­tion est tou­jours refou­lée par l’illu­sion de la place juste — qui est sou­vent la place la plus pares­seuse et la plus voyeuriste.

Van der Keu­ken. Quand je suis en train de tour­ner c’est aus­si l’im­pres­sion que je res­sens… J’ai une amie pho­to­graphe qui m’a dit un jour : il y a deux sortes de pho­to­graphes (ou de cinéastes), ceux qui partent du bord et ceux qui partent du centre ; toi, tu es plu­tôt du bord. Et je pense que c’est vrai. Parce que ce qui m’in­té­resse c’est presque tou­jours ce qui s’in­tro­duit encore juste au bord du cadre, ce qui est presque off, les cinq ou dix cen­ti­mètres les plus à droite ou à gauche. Quand je tourne, par­fois j’es­saie d’al­ler voir juste un peu vers la gauche ou vers la droite et puis il y a quelque chose de très insi­gni­fiant ou de trop signi­fiant qui s’in­tro­duit, alors je reviens…

Ce que tu défi­nis par les rap­ports des bords et du centre c’est exac­te­ment le pro­blème de l’aveugle qui veut tou­jours savoir jus­qu’à quel bord il peut aller.

Van der Keu­ken. Dans son cas, il s’a­git de son bras…

… ou de sa canne. Mais c’est la même chose qu’a­vec ta camé­ra. Bien sûr c’est un para­doxe de com­pa­rer l’a­veugle à celui qui voit mais fina­le­ment il s’a­git du même pro­blème : jus­qu’où j’ai pied.

Van der Keu­ken. Mais pour lui c’est quand même une ques­tion de vie ou de mort. Le ciné­ma est quand même lar­ge­ment une expé­rience esthé­tique mais qui peut dans cer­taines condi­tions, deve­nir géné­ra­teurs de connais­sances et d’action.

Pour un came­ra­man, sauf dans une pro­blé­ma­tique bazi­nienne que tu cites quelque part, c’est rare­ment une ques­tion de vie ou de mort. On fait beau­coup de sur­en­chère en ce moment sur le fait de ris­quer sa peau en pre­nant des images. Il y a eu ce came­ra­man au Chi­li qui a fil­mé sa propre mort…

Van der Keu­ken. Bien sur, lui il ne l’a pas voulu.

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Ques­tion un peu abrupte et morale : qu’est-ce qui se passe quand on filme des aveugles ? Autre­ment dit : quand il ne peut y avoir de réap­pro­pria­tion de la part de ceux que tu filmes…

Van der Keu­ken. Cela n’est pas plus dra­ma­tique que pour d’autres per­sonnes. Le pro­blème de la réap­pro­pria­tion est avant tout social. Bien sûr, dans le cas des aveugles, cela est dra­ma­ti­sé par les condi­tions phy­siques mêmes. Mais très sou­vent quand on filme des gens d’une autre classe que celle à laquelle j’ap­par­tiens, je veux dire des gens d’une classe qui pos­sède moins de pou­voir ou pas de pou­voir du tout, on se retrouve devant la même impos­si­bi­li­té de réap­pro­pria­tion, mais elle est mas­quée. Les gens que j’ai fil­mé à Lima dans la com­mu­nau­té de Vil­la el Sal­va­dor ont revu le film : en quoi cela les sert-il dans leur lutte ? C’est là que j’ai pu éva­luer la grande rela­ti­vi­té de faire des films.

C’est très impor­tant, ça. Il y a tou­jours eu chez les cinéastes mili­tants cette idée — que nous avons nous-mêmes défen­due un moment — qu’il était impor­tant que tes gens se réap­pro­prient leurs images, qu’elles deviennent une arme de lutte pour eux. Le cinéaste était cen­sé les aider en fai­sant le film… 

Van der Keu­ken. En prin­cipe c’est correct.

Bien sûr. Et ça arrive quel­que­fois. Sim­ple­ment on avait oublié que le ciné­ma pou­vait aus­si avoir l’ef­fet inverse, de déstruc­tu­rer, de por­ter les contra­dic­tions à un tel degré d’exa­cer­ba­tion que cela aidait les gens, certes, mais à la manière d’une douche froide ou d’un trau­ma­tisme. Par exemple Godard, s’il aide les gens c’est de cette façon. Et là il fau­drait peut-être que tu dises ce que tu en penses, parce que c’est le pro­blème que se posent tous ceux qui pensent un peu leur pra­tique en termes politiques.

Van der Keu­ken. Là où j’ai vu le pro­blème très net­te­ment c’est avec le trip­tyque Nord-Sud. Il s’est pro­duit un enchaî­ne­ment de pro­jec­tions assez curieux. Le deuxième film, White Castle [Het witte kas­teel], a été tour­né en par­tie dans le camp d’é­té du ghet­to de Colom­bus, USA. J’a­vais ame­né une copie de Dia­ry [Dag­boek], le pre­mier film du trip­tyque, comme une carte de visite, regar­dez, c’est un peu ça que je veux faire chez vous. On a pro­je­té le film aux jeunes, en majo­ri­té noirs, de 13 – 18 ans. Ils étaient abso­lu­ment embal­lés — parce que Dia­ry [Dag­boek] com­prend de nom­breuses séquences tour­nées en Afrique. L’i­den­ti­fi­ca­tion au film pas­sait par là, par ces images de l’A­frique. Et du coup, le texte poétique/politique qui arti­cule les diverses séquences n’é­tait pas pour eux un pro­blème. C’é­tait un fonc­tion­ne­ment assez inté­res­sant du film. L’en­trée qu’ils avaient — l’A­frique – leur per­met­tait un rap­port assez cor­rect avec la glo­ba­li­té du film et le débat qu’il intro­duit sur la cen­tra­li­sa­tion du pou­voir, la vitesse, l’éner­gie… Ce qui j’ai fil­mé à Colom­bus a été inté­gré dans White Castle [Het witte kas­teel] de façon frag­men­tée — pour pous­ser le tra­vail de signi­fi­ca­tion de chaque image. Par cette frag­men­ta­tion, l’i­mage était écar­tée, très loin de celle que les jeunes de Colom­bus avaient de leur situa­tion. Quand le film leur a été pro­je­té, leurs réac­tions ont été plu­tôt néga­tives. Ils trou­vaient ça sinistre, ils se deman­daient pour­quoi tout était brouillé, qu’est-ce qu’ils avaient à faire avec les gens de For­men­te­ra, Espagne… Un peu la même réac­tion s’est pro­duite plus tard avec New Ice Age [De nieuwe ijs­ti­jd]. Un ami avait rame­né une copie à Lima. Les réac­tions : on ne com­prend pas pour­quoi on est com­pa­ré à des ouvriers en Hol­lande qui sont sourds, alors que nous on est nor­maux. Le déca­lage était très fort. Nous, occi­den­taux, nous consi­dé­rons la pau­vre­té comme anor­male, eux non… D’un autre côté, en Hol­lande, il y a eu cette réac­tion : pour­quoi repré­sen­ter l’ou­vrier hol­lan­dais comme un sourd ? Ce qui est un peu l’in­verse. Ici, les gens disaient : de l’a­nor­ma­li­té il a fait du nor­mal. Là-bas : du nor­mal il fait l’a­nor­mal. C’é­tait amu­sant et grave en même temps. Il faut dire qu’à Lima il y avait aus­si ceux qui disaient : le déve­lop­pe­ment qu’on nous montre en Hol­lande, c’est ce qui pour­rait nous arri­ver aus­si si nous ne fai­sons pas très atten­tion. Ce qui allait dans le sens du film : remettre en ques­tion toute une concep­tion du « développement ».

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Ce qu’on voit bien quand même c’est qu’il s’a­gis­sait d’i­ma­gi­naire, de gens qui n’existent pas dans les images domi­nantes. Alors si tu viens dans un ghet­to noir amé­ri­cain avec un film sur l’A­frique, ils ne vont pas être très regar­dants sur ce que le film dit vrai­ment sur l’A­frique, parce que pour eux l’A­frique, est ce qui débloque l’i­ma­gi­naire. Mais quand, par la suite, tu leur retourne leur image actuelle, et en plus mixée avec celle des espa­gnols de For­men­te­ra, là le rejet est inévi­table. Ce n’est pas éton­nant du tout. A moins d’être qua­si­ment ser­viles, les cinéastes ne peuvent pas satis­faire à cette demande-là.

Van der Keu­ken. Je vou­drais quand même ajou­ter au sujet de mon film Les Pales­ti­niens [De Pales­ti­j­nen] que là, autant qua je sache, l’ac­cep­ta­tion a été com­plète de la part des Pales­ti­niens, des Arabes qui ont vu le film. Mais dans ce cas, il s’a­git de gens en posi­tion de lutte, qui ont déjà défi­ni l’ob­jec­tif de leur lutte et donc qui ont déjà com­men­cé par accep­ter leur état de pau­vre­té ou d’im­puis­sance et qui l’ayant accep­té ont pris les armes pour en sor­tir, oui, là on peut ser­vir leurs inté­rêts. Pour les autres c’est plus dif­fi­cile. Parce que jus­te­ment une des carac­té­ris­tiques des gens oppri­més c’est qu’ils ne peuvent accep­ter leur oppres­sion comme telle, l’i­mage de leur impuissance…

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Hier soir, nous dis­cu­tions et vous disiez que la « prise de conscience », telle qu’on la pré­sente en géné­ral, c’est plu­tôt un mythe. Et moi je disais : si on se repré­sente la prise de conscience comme des chocs, des chan­ge­ments, des dépla­ce­ments à l’in­té­rieur des dif­fé­rentes couches de la per­son­na­li­té, oui ça existe. C’est quand même la seule tâche que j’as­signe au ciné­ma, parce que s’il n’y a aucune pos­si­bi­li­té de prise de conscience, on ne voit pas très bien à quoi tout ça rime… Cela revient sim­ple­ment à dire que les films, comme les expé­riences, les ren­contres, les mots, les cri­tiques, peuvent fonc­tion­ner comme « eye-ope­ners » ; il me semble que, quand ça arrive, ce sont des indi­vi­dus qui sont tou­chés par mes films et là il me semble qu’il peut y avoir prise de conscience.

Oui, mais cela n’im­plique pas for­cé­ment que les gens soient conscients de ce qui se passe en eux au point de dire : ah oui, je prends conscience ! Ce serait plu­tôt du côté de la phrase d’Ei­sen­stein : « labou­rer le psy­chisme du spectateur ».

Van der Keu­ken. Il faut que le spec­ta­teur sache ce qui lui arrive. Mais en même temps, je crois qu’on ne peut jamais dépas­ser le mou­ve­ment social dans lequel on est pris. C’est un pro­blème qui s’est posé à moi à un cer­tain moment, quand j’ai fait Dia­ry [Dag­boek]. Le film finit sur le mot « révo­lu­tion » et puis le len­de­main tout est comme avant. Ce mot de « révo­lu­tion » ne vou­lait-il donc rien dire ? Il ne faut quand même pas oublier que le film, cet ensemble d’in­for­ma­tions et d’i­dées, est ensuite recueilli dans le mou­ve­ment social. On ne connaît son effet qu’au moment où quelque chose se met à chan­ger dans la socié­té ; c’est la seule gra­ti­fi­ca­tion que l’on puisse avoir. On ne peut pas mesu­rer une prise de conscience en termes col­lec­tifs mais je crois quand même que s’il y a quelque chose qui se met en marche, le film peut consti­tuer un moment dans un pro­ces­sus de prise de conscience. Ceci dit, je vois la fonc­tion du ciné­ma à ce niveau-là comme très, très rela­tive, car les pro­blèmes des gens se jouent tou­jours au niveau de leur quo­ti­dien et je trouve impor­tant de sou­li­gner dans la forme même du film que la vraie lutte se trouve en dehors du film. C’est aus­si le pro­blème du hors-champ. C’est-à-dire que le film est un frag­ment très incom­plet, très arbi­traire, du réel, mais que ce réel est dans cha­cun des per­son­nages et dans tout ce qui est autour d’eux. Le film est seule­ment un décou­page assez arbi­traire et en cela déjà, il y a fiction.

Mais rien que pour prendre au sérieux cette idée, que le film est un frag­ment néces­sai­re­ment incom­plet, est-ce qu’il n’y a pas déjà un énorme tra­vail de « prise de conscience » ? Si les gens per­ce­vaient les images comme incom­plètes, c’est alors qu’ils seraient obli­gés de les prendre au sérieux. Comme images et comme frag­ments. N’est-ce pas là un peu le pro­gramme fou du cinéaste ? La prise de conscience du spec­ta­teur en tant que spec­ta­teur et qu’à par­tir d’i­mages tou­jours par­tielles, il peut avan­cer quand même. C’est un tra­vail énorme. Il est cer­tai­ne­ment plus gra­ti­fiant pour les cinéastes mili­tants et pour leur public de simu­ler dans des films de fic­tion des prises de conscience glo­bales qui sont en géné­ral des simu­lacres, voire de la frime…

Van der Keu­ken. Oui. C’est le carac­tère rela­tif du pro­duit-film. Et cette rela­ti­vi­té, on peut l’ex­pri­mer par l’emploi de la jux­ta­po­si­tion qui est un élé­ment consti­tu­tif de la forme de beau­coup de mes films. Mais là aus­si il y a un pro­blème, car cette jux­ta­po­si­tion est sou­vent prise par le public pour une com­pa­rai­son : ain­si on croit que dans le Trip­tyque Nord-Sud les pays pauvres et les pays indus­tria­li­sés sont com­pa­rés, mais si on y regarde d’un peu plus près, on voit que les deux choses sont en fait incom­pa­tibles, ne serait-ce que par les dimen­sions dans les­quelles elles sont pré­sen­tées. Dans The New lce-Age [De nieuwe ijs­ti­jd], la troi­sième par­tie du Trip­tyque, on montre une famille hol­lan­daise et dans des séquences qui tournent autour de quelques détails de sa vie. Ou bien c’est le pro­ces­sus exact de leur tra­vail, ou bien le dis­cours que tient la mère à la fille sur le pro­blème de la sur­di­té. Ou encore ce sont les rap­ports entre les deux soeurs qui se tiennent enla­cées en quelques plans très courts, ou la visite d’une des filles à sa soeur sourde-muette. Ou même les trois lits des jeunes filles qui sont fil­més long­temps, trois lits fil­més sépa­ré­ment, avec insis­tance, selon un cer­tain décou­page, un choix, qui peut sem­bler arbi­traire vis-à-vis d’une concep­tion « nor­male » (qui veut que chaque élé­ment du film repré­sente une par­tie à peu près pro­por­tion­nelle du tout, de la réa­li­té des per­son­nages que le cinéaste est cen­sé connaître). Face à cette concep­tion clas­sique du ciné­ma, où, dès qu’on voit un per­son­nage, on doit aus­si savoir com­ment il mange, com­ment il pisse, com­ment il fait l’a­mour, etc., moi, je dirais le contraire : je ne sais rien d’autre du per­son­nage que ce qu’il y a sur l’é­cran. Dans le film, il y a donc la pré­sence de ce qui est là, mais qui existe seule­ment en fonc­tion de l’ab­sence de tout ce qui n’est pas là. Donc, le trou, le néga­tif, l’ab­sence sont un élé­ment consti­tu­tif de la forme de mes films. Le trou est né de la jux­ta­po­si­tion, ou peut-être la jux­ta­po­si­tion est née du trou. Et dans le cas d’un emploi dia­lec­tique de dif­fé­rentes coupes du réel jux­ta­po­sées dans un film, je dirais : dans l’ab­sence d’une par­tie des images existe la pré­sence d’une autre par­tie des images. C’est un peu comme la coexis­tence du plein et du creux : bien qu’on puisse les voir sépa­ré­ment, ils ne peuvent exis­ter l’un sans l’autre. Pour en reve­nir à ces images de The New Ice-Age [De nieuwe ijs­ti­jd], on voit que cette famille de tra­vailleurs du Nord de la Hol­lande est décrite à l’aide d’élé­ments très détaillés, tan­dis que l’autre par­tie, la par­tie « Amé­rique latine », c’est quelque chose qui s’é­tale sur quatre siècles et sur toute une socié­té. Cela devrait décou­ra­ger celui qui veut y voir une com­pa­rai­son parce qu’il s’a­git de deux par­ties inégales. Et c’est cette « incom­pa­ra­bi­li­té » qui cor­res­pond le plus à la réa­li­té. On ne peut pas mettre sous le même déno­mi­na­teur tous les phé­no­mènes du monde.

A pro­pos de L’en­fant aveugle [Blind kind], c’est un film que tu as refait. Com­ment, dans le deuxième film, Her­man Slobbe devient-il un per­son­nage à part entière ?

Van der Keu­ken. Le pre­mier film sur les aveugles, qui date de 1964, c’est un peu le pre­mier film dans lequel je me suis sen­ti « dans mon élé­ment ». Avant, j’a­vais fait des petits films où il y avait des moments qui me tenaient à coeur (vous en avez vu quelques cita­tions dans Congé du cinéaste [Vakan­tie van de fil­mer]). Il y avait ce plan de 1960 où l’on voit un gar­çon qui joue au bas­ket avec une espèce de mou­ve­ment répé­té que je sens encore. Il y a le poème de Luce­bert inti­tu­lé « Il y a tout dans le monde » dans un petit film de 1962 sur des images de pierres et de plantes. Mais à part ça, le pre­mier film avec un résul­tat plus com­plexe et plus de réfé­rences à l’ex­té­rieur, c’est le pre­mier Enfant aveugle [Blind kind]. J’é­tais venu à ce sujet par un bou­quin publié par l’ins­ti­tu­tion des aveugles où l’on décri­vait la façon dont l’en­fant aveugle se forme une réa­li­té, une image du monde et — ce qui était assez impres­sion­nant et même assez inima­gi­nable — la façon dont il doit conqué­rir le monde à par­tir d’une posi­tion fon­ciè­re­ment égo­cen­trique ; parce qu’il est là avec son corps et que ce qui est autour de lui se construit à par­tir du tou­cher et que le monde n’est donc jamais plus grand, ou plu­tôt ne va jamais plus loin que la lon­gueur de son bras.

Il y a l’oreille…

Van der Keu­ken. Effec­ti­ve­ment, l’o­reille sert beau­coup à struc­tu­rer le monde, mais je crois que les rela­tions entre les qua­li­tés tac­tiles des choses et le son ne peuvent venir qu’une fois que cette réa­li­té des choses a été explo­rée cor­po­rel­le­ment, phy­si­que­ment. Alors l’a­veugle doit tou­jours repar­tir de Her­man Slobbe et Johan Van der Keu­ken sa propre pré­sence phy­sique et élar­gir peu à peu le monde. C’est tout à fait le contraire de notre façon de fonc­tion­ner : nous sommes capables d’at­tra­per ins­tan­ta­né­ment des signaux venant de tous les côtés et de très loin aus­si bien que de très près et, à par­tir de ces signaux, de struc­tu­rer la situa­tion dans laquelle nous nous trou­vons. Alors cela m’a don­né l’i­dée qu’il ne s’a­git pas seule­ment d’une image dif­fé­rente de la réa­li­té, mais vrai­ment d’une autre réa­li­té, fon­dée sur d’autres don­nées. Et jus­te­ment, par­ler de cela per­met­tait de défi­nir le tra­vail ciné­ma­to­gra­phique par le manque. Là aus­si, on pour­rait par­ler d’un trou. Il s’agissait donc d’es­sayer de rem­plir un trou avec l’image, de faire valoir l’i­mage par la non-exis­tence de l’i­mage. C’est pour cela qu’il ne faut pas dire que la céci­té, c’est un état de noir, parce que cela éta­bli­rait un rap­port entre la lumière et le noir, mais que c’est une absence. C’est l’ab­sence du blanc, l’ab­sence du noir… Dans le fait de fil­mer des aveugles, il y a deux choses. D’un côté il y a ces enfants aveugles pré­cis, qui existent, qui doivent se débrouiller et là, il y a un drame humain. Et puis, il y a cette obses­sion de mon­trer quelque chose qui ne peut pas être mon­tré et qui signi­fie par là que notre réa­li­té à nous ne peut pas non plus être décrite. C’est la plus grande fic­tion. On doit se rendre compte que ceux qui sont nés aveugles ne peuvent pas vrai­ment conce­voir ce qu’est un film. Alors c’est, disons, la fic­tion totale. Quelque chose d’ab­so­lu­ment rela­tif. Qu’on soit aveugle ou non. Donc, pour en reve­nir à mes deux films sur les enfants aveugles, le pre­mier per­met­tait de déga­ger quelques prin­cipes géné­raux et j’a­vais le sen­ti­ment qu’il fau­drait un jour faire quelque chose de plus axé sur un per­son­nage… Car les aveugles n’existent pas seule­ment en groupes, ils existent aus­si en tant qu’in­di­vi­dus, com­pa­rables à cha­cun d’entre nous. C’est une ques­tion qui se pose tou­jours à moi : com­ment je serais si j’é­tais dans la posi­tion de Untel ou de Untel ? Je crois que cette ques­tion est un moteur très puis­sant dans beau­coup de tra­vaux artis­tiques. J’ai donc gar­dé cette idée en tête et, entre temps, j’ai fait deux films : Bep­pie (1964 – 65) et Quatre murs [Vier muren] (1965). Bep­pie est un film très popu­laire en Hol­lande, peut-être du fait qu’il était assez impres­sion­niste du point de vue de la forme. Quatre murs [Vier muren] est un film sur la crise du loge­ment. Ce che­mi­ne­ment vers des pré­oc­cu­pa­tions sociales a dû se retrou­ver dans le second film, inti­tu­lé cette fois d’un nom propre : Her­man Slobbe, l’en­fant aveugle 2 [Her­man Slobbe, blind kind 2] : un gar­çon au moment de la puber­té, qui doit se débattre avec son envi­ron­ne­ment pour se frayer un che­min, se faire une posi­tion, se créer un monde, pas seule­ment du point de vue de la per­cep­tion, mais aus­si du point de vue social. Et là, la céci­té n’est pas seule­ment un autre mode de per­cep­tion mais aus­si bien un champ de luttes sociales. Le film est impor­tant pour moi en ce sens que c’é­tait la pre­mière fois que des images venant de l’ex­té­rieur s’im­bri­quaient dans la construc­tion du film. L’i­dée d’une réa­li­té déli­mi­tée — même pour la durée pro­vi­soire d’un film — était détruite. Il y avait donc cette idée et d’autres images qui fai­saient écho à cette dis­rup­tion maté­rielle, des images de réa­li­tés poli­tiques de l’é­poque, comme le bom­bar­de­ment de Hanoï ou le meurtre de James Mere­dith au Mis­sis­sip­pi. Et puis, à la fin du film, nous quit­tions Her­man Slobbe et le com­men­taire disait : « nous lais­sons tom­ber Her­man… ». Et le film mon­trait déjà des images d’un film pos­té­rieur (Un film pour Luce­bert), des images tour­nées en Espagne. Tout ça pour intro­duire dans la forme même du film l’i­dée qu’un film est une chose très fic­tive et très rela­tive par rap­port à la vie quo­ti­dienne des sujets ou des groupes de gens fil­més et à leur véri­té. Le film est né du contact éphé­mère avec une réa­li­té, mais il ne peut pas résoudre les pro­blèmes dans la réa­li­té. Par ailleurs, c’est ain­si que s’é­ta­blit le lien entre le poli­tique et le tra­vail sur la forme, car com­ment inté­grer dans une forme ce qu’on ne peut pas inté­grer dans la vie ? C’est la lutte entre les dif­fé­rents élé­ments du film qui devient le prin­cipe construc­teur et cette lutte, je crois, est deve­nue par la suite le sujet même du Trip­tyque Nord-Sud.

Com­ment inter­pré­ter la der­nière phrase du com­men­taire : « Au revoir ; chouette petite forme… »?

Van der Keu­ken. Mais je dis aus­si : « Chaque chose dans un film est une forme ». Par là, je vou­lais m’en prendre aux mal­en­ten­dus habi­tuels sur le docu­men­taire. Ce n’est pas du docu­men­taire, ce n’est pas du vrai non plus : c’est une forme, de la matière for­mée et trans­por­tée, de la fic­tion. Et puis, je reprends et je dis : « quand même, c’est quel­qu’un avec qui j’ai vécu : au revoir ! ». Her­man existe dans la fic­tion et en même temps dans le réel. Faire du ciné­ma, je crois, c’est essayer d’or­ga­ni­ser le plus véri­di­que­ment, le plus direc­te­ment, un pro­ces­sus de pen­sée à par­tir d’i­mages extraites de la réa­li­té visible ; une pen­sée qui, idéa­le­ment, ne pour­rait pas avoir lieu dans un autre medium, une pen­sée insé­pa­rable du fait qu’il s’a­git d’i­mages mou­vantes, avec du son. Quand je vois mes films rétros­pec­ti­ve­ment, je vois bien qu’il s’a­git du tra­vail de quel­qu’un qui appar­tient à une cer­taine classe, la classe moyenne. Mon père est mort le 26 jan­vier der­nier, donc quelques semaines après cet entre­tien. Je suis heu­reux à cause de la grande com­pré­hen­sion qui a exis­té entre lui et moi ses der­nières semaines. Ma mère était une ins­ti­tu­trice venue du Nord, belle, fraîche, avec une grande sen­si­bi­li­té artis­tique et des points de vue sociaux assez limi­tés, il me semble ; une intui­tion méta­phy­sique et une men­ta­li­té très terre-à-terre en même temps. Comme elle est morte en 1960, je dois devi­ner. On n’é­tait pas très libre vis-à-vis de son corps dans notre famille. Mais évi­dem­ment, ce n’é­tait pas excep­tion­nel en Hol­lande cal­vi­niste (« cal­vi­niste » bien que nous, nous n’é­tions pas croyants). Le père de ma mère était le grand-père socia­liste, de tem­pé­ra­ment artis­tique, qui m’a appris à pho­to­gra­phier dès l’âge de douze ans et dont j’ai essayé de faire le por­trait dans Congé du cinéaste [Vakan­tie van de fil­mer]. La classe moyenne… enfin… mon père est venu des bas-fonds de la socié­té ; il a mon­té, par son talent, par son intel­li­gence, et assez seul il a tra­ver­sé dif­fé­rentes couches de la socié­té. Il est deve­nu pro­fes­seur et direc­teur de lycée et il a fait beau­coup de manuels sco­laires. C’est donc une cer­taine classe moyenne en ce sens aus­si de quelque chose qui ren­voie à un pas­sé de sous-pro­lé­taire. Alors si on dit « classe moyenne », qu’est-ce que ça veut dire ? Dans le nord de l’Eu­rope, pour quel­qu’un qui appar­tient mal­gré tout à cette classe moyenne, mais qui essaie de chan­ger la concep­tion qu’il a du monde, ça passe for­cé­ment par la ques­tion, disons, des « autres »… Par exemple les Noirs et ce qu’ils repré­sentent à un cer­tain moment : le Tiers-monde, tout ce pas­sé colo­nial qu’on n’a pas appris à l’é­cole et dont il faut prendre connais­sance et conscience… Le thème du Noir hante mes films et dans Her­man Slobbe il est comme une contre-image de l’a­veugle. Je l’ai pro­po­sé à Her­man qui l’a accep­té sans pro­blème, dans la mesure où il tire beau­coup de choses de sa connais­sance de la musique et qu’il affirme com­prendre dans le Rythm and Blues le rap­port entre cette musique et la condi­tion des Noirs. Ceci dit, je crois qu’on peut cri­ti­quer ce rap­pro­che­ment dans la mesure où, quand même, la céci­té c’est un han­di­cap, une don­née néga­tive qui devient un thème social, tan­dis qu’avec les Noirs c’est évi­dem­ment la socié­té blanche qui a trans­for­mé une carac­té­ris­tique raciale et une culture en han­di­cap, donc le contraire. Bon, je crois que jusqu’à Dia­ry [Dag­boek] inclus, dans mes films, c’est tou­jours le cinéaste qui parle pour les autres, c’est-à-dire des gens défa­vo­ri­sés par rap­port à lui-même. Je crois que depuis, j’ai essayé de créer un espace dans lequel il soit pos­sible à l’autre de par­ler pour lui-même. C’est là qu’est le pro­blème. Dans un film comme Les Pales­ti­niens [De Pales­ti­j­nen] c’é­tait accep­ter le fait que faire le film, c’était être capable de trou­ver le juste milieu entre par­ler et me taire.

Et ton der­nier film ?

Van der Keu­ken. Je fais un film inti­tu­lé The Flat Jungle [De platte jungle] sur la Wad­den­zee, « La Mer des Terres humides ». C’est une mer inté­rieure, sépa­rée de la Mer du Nord par une ran­gée d’îles avec des espaces entre ces îles par les­quels passent les marées, ce qui fait que la mer, toutes les six heures, se retire. Cela donne une région, un milieu natu­rel tout à fait excep­tion­nel, avec des formes de vie assez rares, un type de nour­ri­ture pour beau­coup d’a­ni­maux qui ne pour­raient pas vivre ailleurs, un car­re­four pra­ti­que­ment unique pour les oiseaux migra­teurs. La Mer des Terres Humides du Dane­mark. C’est vrai­ment la der­nière région natu­relle un tant soit peu impor­tante dans notre pays. Il y a une orga­ni­sa­tion en Hol­lande qui lutte contre la des­truc­tion de ce milieu natu­rel par l’industrie, les mili­taires, et tout le « pro­grès » ! Et ils m’a­vaient deman­dé de faire un film.

C’est donc un film de commande ?

Van der Keu­ken. Oui. J’ai d’ailleurs fait d’autres films de com­mande. Pour la plu­part de mes films, j’ai pro­po­sé le sujet moi-même, le plus sou­vent dans le cadre de la VPRO, chaîne de télé­vi­sion appe­lée « libre-pro­tes­tante », mais qui n’a plus rien à faire avec la reli­gion depuis dix ans, et qui est, en fait, par­mi les plus pro­gres­sistes dans le sys­tème de la télé­vi­sion hol­lan­daise. C’est un sys­tème où il y a une répar­ti­tion des temps d’é­mis­sion et des moyens finan­ciers selon les dif­fé­rents groupes poli­tiques, sociaux et reli­gieux ; les pos­si­bi­li­tés étant défi­nies selon le nombre d’adhé­rents de chaque groupe. La VPRO est une petite chaîne qui m’a don­né une liber­té entière dans l’élaboration des sujets. Mis à part La jungle plate De platte jungle], j’ai fait quelques autres films de com­mande comme Vélo­ci­té : 40 – 70 [Snel­heid : 40 – 70] pour com­mé­mo­rer la libé­ra­tion d’Am­ster­dam en 1945 (signi­fi­ca­ti­ve­ment, on a choi­si la date de 1940, ce qui cor­res­pond au début de la guerre chez nous. Avec l’é­cri­vain [Ger­rit Kou­we­naar, avec qui je tra­vaillais, on a vou­lu mon­trer la conti­nui­té de l’é­tat de guerre ; on a donc pris 40 – 70 et non 45 – 70. Ce qui montre un peu la liber­té que l’on pre­nait vis-à-vis de la com­mande.) Et j’ai fait Les Pales­ti­niens [De Pales­ti­j­nen] pour le Comi­té-Pales­tine. Là, je me suis vrai­ment sen­ti lié au point de vue poli­tique du comi­té, dans la mesure où il était aus­si le mien. Il fal­lait défi­nir un ensemble de points de vue poli­tiques com­muns. Et main­te­nant, avec La jungle plate [De platte jungle], j’ai aus­si essayé d’é­lar­gir et de trans­for­mer l’i­dée d’une com­mande, parce que d’une part, les orga­ni­sa­tions éco­lo­gistes tendent à avoir une vision res­treinte des pos­si­bi­li­tés du ciné­ma, et d’autre part, il se trou­vait que l’As­so­cia­tion pour la pro­tec­tion de la Wad­den­zee avait besoin de quelque chose de plus nou­veau, de plus large. On a dis­cu­té de cette ques­tion pen­dant six mois et fina­le­ment j’ai fait le pro­jet d’un film où on ne mette pas l’ac­cent sur le lieu natu­rel, mais sur les hommes qui vivent dans cette région, qui y gagnent leur pain, qui, d’une façon ou d’une autre, entre­tiennent des rap­ports éco­no­miques avec ce milieu. Et à par­tir de là, arri­ver de nou­veau à décrire la nature. Et c’est bien sûr une nature huma­ni­sée (il n’en existe plus ou presque plus d’autre). On s’est donc mis d’ac­cord sur cette idée. Je pense qu’il y a déjà dans Dia­ry [Dag­boek] une forte dimen­sion éco­lo­gique, plus que dans les autres films du Trip­tyque. Mais dans le Trip­tyque, il n’y avait pas la moindre pos­si­bi­li­té pour moi de connaître vrai­ment mon sujet : il fal­lait donc tout le temps faire sen­tir qu’il s’a­gis­sait d’images thé­ma­tiques qui n’é­pui­saient pas le sujet. Tan­dis qu’i­ci, avec la Wad­den­zee, en Hol­lande, il m’est quand même pos­sible de connaître le pro­blème dans beau­coup plus de ses détails et de ses rami­fi­ca­tions. Après avoir lan­cé ce grand coup de dés qu’é­tait le Trip­tyque, il me semble juste pour moi-même d’es­sayer de me dis­ci­pli­ner et de par­ler plus pré­ci­sé­ment des rap­ports très réels qui existent entre les gens et leur milieu natu­rel. Je crois aus­si pro­fi­ter de l’ex­pé­rience des Pales­ti­niens [De Pales­ti­j­nen] et sur­tout de Prin­temps [Voor­jaar] où la parole devient quelque chose de beau­coup plus fort et où les pro­blèmes sont posés par les gens eux-mêmes. C’est dans leur façon de poser ces pro­blèmes et dans les contra­dic­tions dans la façon dont ils les voient que l’in­for­ma­tion passe. C’est un chan­ge­ment impor­tant : le cinéaste devient quel­qu’un qui réagit plus net­te­ment, qui traite plus d’é­gal à égal avec ceux et ce qu’il filme. Il y a comme ça des moments d’ex­pan­sion et des moments de recul : on a, à cer­tains moments, besoin de s’at­ta­quer à des grands ensembles et à d’autres de pré­ci­ser cer­taines choses. Je n’ex­clus pas la pos­si­bi­li­té de fil­mer de nou­veau dans des pays loin­tains, mais ce sera d’une autre façon…

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Com­ment penses-tu la place de la prise de son dans tes films ?

Van der Keu­ken. Je tra­vaille beau­coup sur le son. Sans que cela implique un féti­chisme de la tech­nique. J’ai tou­jours tra­vaillé avec l’Uher 4200, parce que je n’a­vais pas assez d’argent pour ache­ter un Nagra, qui coûte au moins six fois plus cher. Jus­qu’à il y a cinq ou six ans, disons que beau­coup de cinéastes ici tra­vaillaient avec le Uher. Comme il y a eu un repré­sen­tant qui a très bien pous­sé Nagra sur le mar­ché hol­lan­dais, en deux ans, on s’est mis à croire qu’on ne pou­vait plus tra­vailler sans Nagra. Effec­ti­ve­ment, je crois que l’Uher est un appa­reil un peu plus léger, vul­né­rable (aus­si en ai-je deux pour parer à ce risque). Mais quand même, le pro­blème n’est pas uni­que­ment là. Sans doute le Nagra peut faire mieux cer­taines choses, comme cap­ter les sons très bas, très doux, mais mon tra­vail à moi consiste plu­tôt dans l’é­change avec le pre­neur de son (et celui-ci est tou­jours un ami ou Nosh, ma femme). Le rap­port entre la voix et le bruit de fond, ça c’est très impor­tant, ça m’in­té­resse beau­coup. Mais je crois que le tra­vail le plus impor­tant est fait au mon­tage. D’a­bord parce que ça consiste à enle­ver tous les sons para­sites. Et moi, mon par­ti pris, c’est que s’il y a des bruits qui apportent un accent là où il ne doit pas y en avoir, sans que le hasard apporte quoi que ce soit, il faut cor­ri­ger, enle­ver et alors, c’est un tra­vail fou. Même si la qua­li­té sonore de base, le son cru, tel qu’il est, n’est pas spé­cia­le­ment beau, une fois retra­vaillé, il s’a­mé­liore sou­vent de 50%, parce qu’on le retra­vaille, mais en res­pec­tant son carac­tère pre­mier. C’est un peu la même chose qu’avec le tra­vail de la camé­ra. Je pense que dans le son, il n’y a pas seule­ment l’es­pace sonore tri­di­men­sion­nel qui s’a­jou­te­rait à l’image. Natu­rel­le­ment cette dimen­sion est là aus­si. Mais le son est aus­si une matière à tra­vailler libre­ment. Il faut trou­ver là aus­si une ten­sion entre ce qui, du son, appar­tient à l’i­mage et ne peut être sépa­ré de cette image, et ce qui peut être libé­ré de l’i­mage pour être trai­té comme une matière auto­nome. Il y a une par­tie de fidé­li­té à la prise directe et une par­tie où le son se forme de façon plus auto­nome. Et là, j’ai à ma dis­po­si­tion dif­fé­rents moyens, comme de consi­dé­rer le son comme une couche auto­nome qui se trouve der­rière ou devant l’é­cran. Je dirai géné­ra­le­ment qu’une couche sonore très dense et très mar­quée — comme par exemple dans la séquence de l’en­trée à Lima dans The New Ice-Age [De nieuwe ijs­ti­jd] où l’i­mage joue un rôle d’ar­rière-fond à un ensemble sonore com­po­sé de la musique de Willem Breu­ker, mêlée à de très forts bruits de tra­fic — forme une espèce de bar­rage entre le spec­ta­teur et l’é­cran. Là, si on coupe, on inter­rompt ce bar­rage et on fait lit­té­ra­le­ment un trou dans le son. A tra­vers ce trou, l’i­mage peut venir vers le spec­ta­teur. Mais pour connaître le rap­port spa­tial entre la musique et l’image, il faut aus­si tenir compte de la com­po­si­tion, du mou­ve­ment, de l’ef­fet de pers­pec­tive dû à la lon­gueur de la focale employée et des cou­leurs (dans les images) et du rythme (dans le mon­tage). Dans cette scène de l’en­trée à Lima, la den­si­té optique et ryth­mique et les cou­leurs (les auto­bus jaunes, les vête­ments colo­rés, les pan­neaux publi­ci­taires « Marx-Lenin » et « Coca-Cola », avec beau­coup de rouge) sont telles que l’i­mage lutte avec le son pour occu­per le pre­mier plan. L’i­mage elle-même a ten­dance à se situer devant la sur­face de l’é­cran. C’est seule­ment quand le son devient moins intense et l’i­mage plus large, tour­née avec une focale plus courte, qu’on obtient une impres­sion de pro­fon­deur dans l’es­pace. Cela a son pro­lon­ge­ment dans le tra­vail sonore et là, ce qui m’a beau­coup enri­chi dans le tra­vail de Willem Breu­ker, c’est l’an­crage de la musique dans les qua­li­tés et les struc­tures de tous les bruits et de tous les sons dans la bande sonore elle-même. Donc, la musique n’est pas quelque chose qui joue der­rière les images ou sous les images, elle peut jouer devant les images et elle peut aus­si s’an­crer ou se fondre dans une bande sonore déjà mon­tée. Dans le même film, on peut don­ner l’exemple du flû­tiste dans les Andes : c’est un type qui joue seul sur sa flûte et j’avais deman­dé à Willem de faire une espèce de couche musi­cale dans les notes graves pour don­ner une sorte de base sur laquelle pour­rait repo­ser cette flûte. Il a donc por­té cette idée à sa vraie forme musi­cale en écri­vant une seconde voix avec des cuivres pour sou­te­nir la flûte. Et là je trou­vais que c’é­tait une idée assez belle et même une atti­tude très cor­recte vis-à-vis d’une culture du Tiers-monde. Lit­té­ra­le­ment : de sou­tien. C’est à la fois un rap­port sym­bo­lique et pour le musi­cien une façon très réelle de se ser­vir de son métier. C’est une idée de bande sonore comme sup­port où peuvent se ren­con­trer dif­fé­rents espaces sonores. Et mes films sont sou­vent orga­ni­sés ain­si, pas tel­le­ment selon une pro­gres­sion de conte­nu, mais selon une alter­nance d’intensité sonore et de moments de silence. Signi­fi­ca­ti­ve­ment, mon pre­mier tra­vail un peu per­son­nel, entre­pris en 1960, s’ap­pelle Un moment de silence [Even stilte].

Venons-en à la ques­tion de la récep­tion de tes films. Com­ment sont-ils distribués ?

Van der Keu­ken. Tous mes films sont pas­sés à la télé­vi­sion. On fait le maxi­mum pour infor­mer les gens avant qu’ils ne passent, pour les mon­trer aux cri­tiques de ciné­ma, de façon à obte­nir aus­si des réac­tions de gens plus spé­ci­fi­que­ment inté­res­sés au ciné­ma. Je crois qu’en Hol­lande, depuis quinze ans, il y a un cer­tain public qui suit ce tra­vail de film en film. Ceci contraste avec l’é­tran­ger où cet inté­rêt est plus récent. Ce qu’il y a d’in­té­res­sant dans ce tra­vail, c’est tout le che­mi­ne­ment, la for­ma­tion et le déve­lop­pe­ment des idées sur une longue période, alors que dans le ciné­ma il faut convaincre avec un seul résul­tat, une fois pour toutes. Ceci dit, je vois la télé­vi­sion comme quelque chose de très pro­blé­ma­tique, mais je dirai qu’elle a au moins de la valeur par la néga­tive : c’est ne pas être absent. Qui que soit qui peut être pré­sent dans le cadre offert par la télé­vi­sion avec quelque chose d’un peu des­truc­teur, c’est déjà pas mal. Ensuite, la plu­part du temps, les films sont repris et des copies sont tirées par la Ciné­ma­thèque, le Film­mu­seum d’Amsterdam (qui dis­tri­bue les films dans le cir­cuit non com­mer­cial, pour toutes sortes de groupes à tra­vers le pays). Et puis on fait des échanges avec ceux de mes films sous-titrés en anglais avec d’autres ciné­ma­thèques et d’autres ins­ti­tu­tions dans d’autres pays. Il y a quelques films qui sont chez Fugi­tive Ciné­ma et il y a quelques films qui sont dans la fil­mo­thèque du minis­tère de la Culture, films qui ont été finan­cés par ce minis­tère. Je crois que mes films ne sont pas fon­da­men­ta­le­ment dif­fi­ciles, mais qu’ils ont quand même besoin d’un cadre social pour fonc­tion­ner et que des cinéastes, en tant que per­sonnes iso­lées, ne peuvent pas créer ce cadre. 

Dans la revue Skrien, tu tiens une rubrique que tu signes « Le petit entrepreneur»…

Van der Keu­ken. Pour moi, ce titre était un peu iro­nique, mais c’é­tait pour sou­li­gner ce fait que je suis un petit entre­pre­neur. Tout cela tient aux contra­dic­tions dans les­quelles on se trouve. D’une part, on est pour la socié­té socia­liste et d’autre part on est sans cesse obli­gé de mobi­li­ser un peu d’in­té­rêt pour son tra­vail per­son­nel afin de pou­voir trou­ver de l’argent, afin de mon­trer son tra­vail etc. Dans la pra­tique quo­ti­dienne, on est ame­né à pra­ti­quer un peu le contraire de ce qu’on pré­co­nise. Alors on est un entre­pre­neur sans capital.

Pro­pos recueillis par Serge Daney et Jean-Paul Far­gier (jan­vier 1978, Amsterdam)