Johan van der Keuken : Le tour d’une œuvre en 80 critiques

par Robin Dereux

Ce texte est un extrait, conden­sé et rema­nié, d’une thèse sou­te­nue par Robin Dereux : Les films de Johan van der Keu­ken : un ciné­ma de la mémoire ?

La revue Images docu­men­taires a fait paraître un numé­ro entier sur Johan Van der Keu­ken en 1998, dont est extrait le texte de Robin Dereux que nous publions ici, avec leur aimable auto­ri­sa­tion (paru dans : Images docu­men­taires n°29/30 — 1998).

Ce numé­ro est épui­sé et se trouve en pdf (en trois par­ties : 1/3, 2/3, 3/3) sur le site de la revue : imagesdocumentaires.fr


 

Biblio­gra­phie sur Johan van der Keuken 

En dehors des nom­breux articles cités par Robin Dereux dans son article, ont été publiées deux pla­quettes en français :

Johan van der Keu­ken, éd. Minis­tère de la Com­mu­nau­té fran­çaise (Bel­gique), 1983

Les Films de Johan van der Keu­ken, sous la direc­tion de Jean-Jacques Hen­ry, éd. Vidéo Ciné Troc, ig85

Aven­tures d’un regard, en col­la­bo­ra­tion avec Fran­çois Albe­ra, éd. Cahiers du cinéma

Remer­cie­ments

Chris­ta Blum­lin­ger, Susan­na Scott, Tho­mas Tode et Johan van der Keuken.

Mots-clés

Van der Keu­ken est per­pé­tuel­le­ment un cinéaste à redé­cou­vrir : mal­gré une volu­mi­neuse biblio­gra­phie, la connais­sance de son tra­vail ciné­ma­to­gra­phique demeure lacunaire.

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Johan van der Keu­ken / son pre­mier livre Wij Zijn 17 (Nous avons 17 ans)Historiquement, les pre­miers articles consa­crés à l’œuvre de Johan van der Keu­ken ont concer­né sa pra­tique de la pho­to­gra­phie. C’est l’é­poque où il fait paraître son pre­mier livre Wij Zijn 17 (Nous avons 17 ans), regrou­pant des por­traits de ses copains de lycée.

Cette publi­ca­tion connaît alors un cer­tain reten­tis­se­ment. Quo­ti­diens, heb­do­ma­daires, revues de pho­to­gra­phies reprennent cer­taines images ou publient des contro­verses sur l’a­ve­nir de la jeu­nesse. Aujourd’­hui, on pour­rait s’é­ton­ner d’une telle réac­tion : le livre décrit un groupe d’a­do­les­cents qui, certes, sont sus­cep­tibles par­fois de boire de l’al­cool en fumant beau­coup, mais il pré­sente sur­tout le por­trait déjeunes gens par l’un des leurs.

En 1955, pour­tant, le choc est impor­tant : les jeunes et leurs parents écrivent aux jour­naux, pour dire que leur jeu­nesse ne res­semble en rien à cela. Le livre fait même l’ob­jet d’é­mis­sions de radio et de télé­vi­sion, car on y voit un énon­cé poli­tique ou phi­lo­so­phique, proche des exis­ten­tia­listes. La réac­tion la plus spec­ta­cu­laire est sans doute la publi­ca­tion par Louis Drent de Wij Zijn Ook 17 (Nous aus­si avons 17 ans), la ver­sion « catho­lique et sou­riante » du même thème, bien­tôt sui­vie par le livre humo­ris­tique de Gras Hei­jen Waren Wij Maar 17 (Si au moins nous avions 17 ans), qui pré­sente des pho­to­gra­phies de per­sonnes âgées.

À ce moment-là les Pays-Bas étaient en pleine période de recons­truc­tion, et van der Keu­ken ins­tal­lait pro­ba­ble­ment sans ima­gi­ner une telle réper­cus­sion — l’i­mage dune jeu­nesse qui doute, qui s’in­ter­roge sur le futur, et pour ain­si dire sans jamais sou­rire. Peut-être est-ce avec cette notion de choc his­to­rique que l’on peut com­prendre une telle dis­pro­por­tion de réac­tion : le livre entier contre­di­sait l’i­dée de la jeu­nesse posi­tive, en bonne san­té, réso­lu­ment tour­née vers l’avenir.

L’at­mo­sphère sul­fu­reuse autour de Wij Zijn 17 per­met en tout cas à Johan van der Keu­ken de deve­nir un per­son­nage à suivre. Tous ses livres sui­vants (Ach­ter Glas puis Paris mor­tel) et ses dif­fé­rentes expo­si­tions sont eux aus­si cou­verts par une série d’articles.

À par­tir de 1966, la presse com­mence à s’in­té­res­ser à Johan van der Keu­ken dans son acti­vi­té de cinéaste. Et la com­pa­rai­son inter­vient avec l’ac­ti­vi­té de ses débuts. On parle de « films de pho­to­graphe ». Cette expres­sion s’ap­pli­que­ra pen­dant long­temps au ciné­ma de Johan van der Keu­ken. Mais alors que les articles de cette pre­mière période y asso­cient un carac­tère péjo­ra­tif, elle acquiè­re­ra pour les cri­tiques de la fin des années 70 — tour­nés vers l’interconnexion des arts — une nou­velle dimen­sion en deve­nant gage de qualité.

Au début des années 70, les films de van der Keu­ken, s’ils conservent un sujet orien­té vers les Pays-Bas s’ouvrent néan­moins radi­ca­le­ment sur le reste du monde. C’est le début de ce qui devien­dra plus tard le tryp­tique Nord-Sud. Para­doxa­le­ment, alors que ses pro­jets deviennent plus inter­na­tio­naux, van der Keu­ken n’ar­rive pas à mon­trer ses films à l’é­tran­ger. Il lui fau­dra attendre le milieu de la décen­nie pour que les choses se débloquent vraiment.

La revue Skoop est la pre­mière à lui offrir l’oc­ca­sion d’une recon­nais­sance inter­na­tio­nale, lors­qu’elle publie, en juillet 1978, un numé­ro spé­cial entiè­re­ment consa­cré à son ciné­ma, et rédi­gée par un seul rédac­teur : H.S. Vis­scher. C’est la pre­mière étude impor­tante dont le texte sera com­plé­té, tra­duit, puis publié en anglais l’an­née sui­vante sous le titre The Lucid Eye, Johan van der Keu­ken film­ma­ker1. L’au­teur évoque très rapi­de­ment les pho­to­gra­phies et les pre­miers films mais en revanche se penche lon­gue­ment sur ceux de la période 67 – 73. Son ana­lyse, fine et nuan­cée, est alors très élo­gieuse. Van der Keu­ken y est pré­sen­té comme un per­son­nage à part, parce que sa façon de fil­mer est unique. Ses films y sont pen­sés non seule­ment en tant que docu­men­taires, mais aus­si comme base d’une struc­ture de signes. Pour Vis­scher, qui a été par­ti­cu­liè­re­ment sen­sible à L’Es­prit du temps (1968), van der Keu­ken crée un lan­gage, il crée sa propre forme de com­mu­ni­ca­tion. Son œuvre est aus­si symp­to­ma­tique d’un ter­ri­toire où les images ne sont ni esthé­tiques, ni anti-esthé­tiques (Beau­ty). Elle révèle de nou­velles asso­cia­tions ; elle peut enfin être pen­sée en termes poli­tiques. Vis­scher explique ce qui dif­fé­ren­cie le tryp­tique Nord-Sud des « autres films révo­lu­tion­naires ». Sans doute l’as­pect le plus frap­pant de cette mono­gra­phie est-il de s’at­tar­der sur les cor­res­pon­dances qui existent, dans l’œuvre de Johan van der Keu­ken entre signe et réa­li­té. C’est aus­si cette par­ti­cu­la­ri­té que le cinéaste évo­que­ra plus tard pour défendre l’un de ses films.

C’est sur­tout grâce à la Ciné­ma­thèque qué­bé­coise que les films de van der Keu­ken vont être connus hors des Pays-Bas. Son direc­teur, Robert Dau­de­lin orga­nise à Mont­réal en février 1975 — après quelques pro­jec­tions en 1970 et 1972 — la pre­mière grande rétros­pec­tive de ses films. La mani­fes­ta­tion aura des pro­lon­ge­ments déter­mi­nants, les fai­sant connaître d’a­bord dans les pays fran­co­phones, puis dans le monde entier. En France, c’est sous la double impul­sion de Claude Ménard et Jean-Paul Far­gier (du Col­lec­tif Ciné­thique) que les pre­mières pro­jec­tions ont lieu dans le sec­teur asso­cia­tif, dans les locaux de l’A­TAC (Asso­cia­tion tech­nique pour l’ac­tion cultu­relle). Les rédac­teurs des Cahiers du ciné­ma, pré­sents aux pro­jec­tions décident la pro­gram­ma­tion du Nou­vel Age gla­ciaire et de La For­te­resse blanche pour la Semaine des Cahiers en mai 1976. Ils renou­vel­le­ront l’o­pé­ra­tion les deux années suivantes.

Les pre­miers articles fran­çais paraissent donc en mai 1977, sous la plume de Serge Daney dans les Cahiers du ciné­ma et d’A­lain Ber­ga­la (alors ani­ma­teur au Centre cultu­rel d’Yerres) dans Le Monde diplo­ma­tique. Dans ce jour­nal, le dos­sier inti­tu­lé « Ciné­ma poli­tique : docu­men­ta­ristes » est consti­tué autour de trois cinéastes : Johan van der Keu­ken, Fre­de­rick Wise­man et Mario Rus­po­li, entre les­quels Igna­cio Ramo­net — alors res­pon­sable de la rubrique Ciné­ma du jour­nal éta­blit une paren­té, les deux pre­miers étant les héri­tiers de l’hu­ma­nisme poli­tique et éco­lo­gique de Ruspoli.

Mais comme l’ex­pli­que­ra Jean-Jacques Hen­ry plus tard2. On y trouve en effet un entre­tien avec Vincent Nor­don, un petit cahier de pho­tos et de des­sins, deux textes de Johan et sa biofilmographie.

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Les Cahiers du cinéma 

Aux Cahiers du ciné­ma, Serge Daney est l’un des plus grands défen­seurs des films de Johan van der Keu­ken. La revue est encore dans une phase que Daney appel­le­ra plus tard la « période de sur­po­li­ti­sa­tion ». En mai 1977, pour la Semaine des Cahiers, il com­mente Prin­temps en rele­vant le double aspect, à la fois phy­sique et poli­tique du film, à tra­vers la notion d’es­pace : « l’es­pace raré­fié », « l’es­pace mena­cé », l’« ici joué dans un ailleurs », qui le rap­prochent ain­si des pré­oc­cu­pa­tions de Godard ou de Straub. On peut noter tout de suite qu’à cette époque ces deux cinéastes consti­tuent la réfé­rence abso­lue dans la revue (en 76, Bonit­zer les appe­lait « les deux extrêmes de la modernité »).

L’ été 1978 est celui de van der Keu­ken aux Cahiers : à che­val sur deux numé­ros3, on peut lire l’en­tre­tien fleuve de 14 pages réa­li­sé par Jean-Paul Far­gier et Serge Daney avec le réa­li­sa­teur, mais aus­si le point de vue de cha­cun de ces deux cri­tiques et enfin, le compte-ren­du de son der­nier film, La Jungle plate, par Alain Ber­ga­la. Le nou­vel article de Serge Daney, inti­tu­lé « La radia­tion cruelle de ce qui est », consti­tue une ana­lyse de l’œuvre fil­mique de van der Keu­ken dans sa glo­ba­li­té. Une dizaine de films sont cités. On y trouve la méta­phore du peintre (« qui prend du recul »), même s’il est pré­ci­sé que si van der Keu­ken doit être un jour connu, ce sera en tant que « docu­men­ta­riste ». Mais on dépasse ici les notions de docu­men­taire et de ciné­ma poli­tique, et Daney donne à cette œuvre une enver­gure phi­lo­so­phique. Contes­tant la notion de plan, il décrit les films avec l’i­dée de « frag­ment » des frag­ments de ciné­ma, « por­tant en eux, avec eux, sur eux trace d’un pré­lè­ve­ment hors du réel » — et de ses deux deve­nirs pos­sibles : deve­nir-fétiche ou devenir-dialectique.

Chez van der Keu­ken (encore com­pa­ré à Straub et Godard, mais aus­si à Eisen­stein), les deux deve­nirs seraient liés. À pro­pos de ses films, Serge Daney parle encore d’« échange inégal » (« car tout frag­ment est injuste ») qui inter­vient à plu­sieurs niveaux : dans la rela­tion filmeur/filmé, dans la dia­lec­tique sur l’ici/ailleurs, et dans les ques­tion­ne­ments sur le quoi fil­mer ? (pour­quoi fil­mer ceci plu­tôt que cela). La cruau­té du fil­mage, telle que la décrit Serge Daney, peut sans doute être reliée à une concep­tion sur­réa­liste : der­rière le regard, il y a l’in­cons­cient qui travaille.

Plus tard, lors­qu’il aura inté­gré le quo­ti­dien Libé­ra­tion, Serge Daney publie­ra deux autres articles sur les films de van der Keu­ken, lors de leur sor­tie en France (Vers le Sud en mars 82, et Tem­pête d’i­mages en mars 83). C’est dans ce jour­nal qu’il redé­fi­ni­ra l’œuvre du cinéaste avec les termes de « docu­men­teur » ou « docu­men­songe » ou encore avec l’ex­pres­sion de « Hol­lan­dais pla­nant », ce qui induit une com­pa­rai­son avec Joris Ivens, alors qua­li­fié de « Hol­lan­dais volant ». Ces termes seront repris plus tard, par d’autres rédac­teurs. Dans sa cri­tique de Vers le Sud il revien­dra éga­le­ment sur la rela­tion très forte exis­tante entre le phy­sique et le poli­tique dans ce qui est fil­mé. À ses yeux, l’œuvre de van der Keu­ken pour­rait por­ter en sous-titre : « misères occa­sion­nées par le sys­tème capi­ta­liste mon­dial et infir­mi­tés qui s’en­suivent pour le corps humain »4.

Serge Daney pren­dra plus tard ses articles sur van der Keu­ken en exemple de l’i­nu­ti­li­té de la cri­tique au quo­ti­dien. Pour lui, même lorsque sa cri­tique était lue et appré­ciée, elle n’é­tait plus suf­fi­sam­ment inci­ta­tive pour entraî­ner le lec­teur du jour­nal à deve­nir spec­ta­teur du film en salle. C’est ce type de réflexions qui l’in­ci­te­ra à créer la revue Tra­fic.

Pour Jean-Paul Far­gier, qui a donc décou­vert ses films trois ans plus tôt, ce réa­li­sa­teur est l’un des cinéastes les plus impor­tants du moment. Il consi­dère que les films de van der Keu­ken doivent être clas­sés en terme de docu­men­taires, même s’il faut tout de suite cor­ri­ger cette déno­mi­na­tion par l’ad­jonc­tion de qua­li­fi­ca­tifs plus pré­cis : « essai, repor­tage à la pre­mière per­sonne, fic­tion objec­tive ». Il explique que pour lui il y a un plai­sir à « re-voir » un film de van der Keu­ken, et que cette satis­fac­tion pro­vient sans doute de leur com­plexi­té for­melle, et de la richesse du tra­vail sur les signi­fiants. Selon lui, van der Keu­ken, qu’il qua­li­fie de « pre­mier cinéaste de l’é­co­sys­tème », pré­sente un tra­vail où se tissent (entre autres) des rap­ports de « désir/dénégation de la jouis­sance » (L’en­fant aveugle 2 est le prin­ci­pal film étu­dié). Le réa­li­sa­teur est aus­si un « cinéaste indi­gène, un cinéaste non-exo­tique », dans la mesure où son regard est por­té par sa culture, sa civi­li­sa­tion, ce qui fait dire à Jean-Paul Far­gier : « dans ses films, n’im­porte quelle image, n’im­porte quel son, n’im­porte quelle musique se donne pour ce qu’il est : déjà un com­men­taire5

Jean-Paul Far­gier, grand admi­ra­teur de van der Keu­ken, a para­doxa­le­ment assez peu écrit sur ce cinéaste. Il fau­dra attendre vingt ans pour qu’il publie un autre article, dans Tra­fic n° 23, sur Amster­dam Glo­bal Vil­lage. Il semble alors redé­cou­vrir Van der Keu­ken, qu’il qua­li­fie dans ce nou­veau texte de « docu­men­ta­riste for­ma­liste ». Revoyant chez ce cinéaste la mul­ti­tude des per­son­nages, la com­pli­ci­té entre­te­nue avec eux, la croyance dans l’in­di­vi­du plu­tôt que dans la « masse », il décrit le film comme « le tour du monde en quatre-vingts je ». Il redé­couvre les grands traits de carac­tère de ce ciné­ma : le corps, l’hymne à l’a­mour, la durée, et la réflexion sur son propre style. Les répé­ti­tions sont main­te­nant qua­li­fiées de « figure van­der­keu­kienne par excel­lence » — même si, note-t-il, dans son der­nier film elles ne se pro­duisent que tar­di­ve­ment. Mais il voit sur­tout dans le film l’af­fir­ma­tion d’un regard qui le conduit à ter­mi­ner son article en inver­sant l’ex­pres­sion de départ : « le tour du je en quatre-vingts mondes ».6

Alain Ber­ga­la, quant à lui, s’est tou­jours inté­res­sé à la rela­tion à la réa­li­té qui existe dans cette fil­mo­gra­phie. En 77, pour Le Monde diplo­ma­tique, il évo­quait la « qua­li­té d’at­taque » du réel à fil­mer, qua­li­fiée de « franche, nette, à la limite d’une cer­taine cruau­té »7. Pour sa cri­tique de La Jungle plate, dans les Cahiers du ciné­ma, il sug­gère l’i­dée d’un regard « plus éco­lo­gique que docu­men­taire ». Pour lui, d’une manière géné­rale, ce ciné­ma est tou­jours abor­dé sous un angle, soit mili­tant (au sens large), soit docu­men­taire. En 1982, dans son article sur Vers le Sud, il revoit la car­rière de van der Keu­ken, et le pré­sente comme l’un des « grands docu­men­ta­ristes » pour sa période tryp­tique Nord-Sud, qui aurait été sui­vie d’une « période d’hé­si­ta­tion » (au moment de Prin­temps et Le Maître et le Géant) où « son ciné­ma se mit à pen­cher du côté de l’I­dée et où nous avons eu quelques réti­cences, ici même à le suivre ». Comme on le voit, Ber­ga­la se sent plus proche d’une confron­ta­tion directe avec la réa­li­té, et c’est d’ailleurs une réflexion de van der Keu­ken dans le film qui devient le titre de cet article : « C’est dif­fi­cile de tou­cher le réel ».8

Trois ans plus tard, à l’oc­ca­sion de l’é­di­tion de la pla­quette Les films de Johan van der Keu­ken, il rédige un nou­vel article inti­tu­lé « JVDK revi­si­té »9. Il emploie alors les termes de « cinéaste méta­phy­sique », évo­quant main­te­nant la remise en cause de la réa­li­té et « l’es­sai sur la per­cep­tion ». Car le film Le Temps a été pour lui le sti­mu­la­teur d’un chan­ge­ment d’im­pres­sion. On peut voir dans l’at­ti­tude d’A­lain Ber­ga­la, grand connais­seur des films de Van der Keu­ken remet­tant en cause ce qu’il avait per­çu pré­cé­dem­ment, la mise en évi­dence du fait que les cer­ti­tudes sont fra­giles par rap­port à cette œuvre. D’un film à l’autre tout peut être remis en question.

Après les articles des Cahiers du ciné­ma, plu­sieurs ini­tia­tives vont ame­ner ces films à être mieux dif­fu­sés. Dès lors, les films de van der Keu­ken vont être l’ob­jet d’é­tude de la plu­part des revues s’in­té­res­sant au cinéma.

Il est alors per­çu comme un auteur dif­fi­cile à clas­ser par Andrée Tour­nés dans Jeune ciné­ma. La presse ciné­phile mili­tante (Ciné­ma Poli­tique) voit en lui un cinéaste enga­gé. Bert Hogen­kamp dans Ciné­mac­tion n° IO-II le décrit comme un « docu­men­ta­riste poli­tique et expé­ri­men­tal ». Même Louis Mar­co­relles, dans Le Monde, qui qua­li­fie de « docu­men­taires » les films de Johan van der Keu­ken dans un article inti­tu­lé « Le regard par­ta­gé » revient sur ses pro­pos quatre ans plus tard, au moment de la sor­tie fran­çaise de Tem­pête d’i­mages, en écri­vant : « Que cette remise en ques­tion nous arrive par le biais de ce que des obser­va­teurs super­fi­ciels appellent docu­men­taire, pour mieux l’é­car­ter, semble ajou­ter à la confu­sion. » Mar­co­relles est par ailleurs très élo­gieux, et parle de ce film comme d’un « camou­flet à presque tout le ciné­ma contem­po­rain ».

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Skrien : points de vue et polémiques

Après la recon­nais­sance des Cahiers du ciné­ma, la dicho­to­mie entre les Pays-Bas et la France, concer­nant la manière d’en­vi­sa­ger cette œuvre, devient patente. Si en France, on consi­dère ses films diver­se­ment, c’est tou­jours comme ceux d’un grand cinéaste ; en Hol­lande, en revanche, l’ac­cueil qui leur est réser­vé est beau­coup plus variable. Dès la fin des années 70, en par­ti­cu­lier, ils deviennent l’ob­jet de cri­tiques très diverses au sein de la revue néer­lan­daise Skrien. Elle a été créée en 1968 et Johan van der Keu­ken y anime lui-même depuis 1977 la rubrique : « Du monde d’un petit indépendant ».

La ques­tion de la dis­tance par rap­port au « sujet » fil­mé est carac­té­ris­tique des pro­blé­ma­tiques qu’en­gendrent les films de van der Keu­ken à Skrien au début des années 80. C’est celle que déve­loppe Peter Post­hu­mus pour la sor­tie en salle de Vers le Sud, en s’at­ta­chant aus­si bien à la dis­tance créée au mon­tage, qu’à celle qui existe pen­dant le tour­nage. Pour Post­hu­mus ‑qui a sui­vi une for­ma­tion en anthro­po­lo­gie la dis­tance que crée van der Keu­ken avec sa camé­ra est la plus essen­tielle, car elle déter­mine le réa­lisme de son film et rend pos­sible la décou­verte de quelque chose de nou­veau10.

Hans Kroon pose en des termes beau­coup plus crus le même pro­blème et celui de la défi­ni­tion de la contre-culture dans Tem­pête d’i­mages (12). Il est sen­sible à la « dure­té de l’i­mage », et com­pare le film dans sa forme à Vers le Sud ; une forme inté­res­sante qui, pour lui, cache la fai­blesse du conte­nu. L’a­na­lyse assez radi­cale de ce récent col­la­bo­ra­teur de la revue Hans Kroon, 21 ans en 68, socio­logue de for­ma­tion, est ren­tré à Skrien en 1981- appel­le­ra une réponse de van der Keu­ken dans l’un des numé­ros sui­vants, qui sera publiée sobre­ment sous le titre : « Ik verk­laar mij nader » (Je m’ex­plique)11.

Dans la deuxième par­tie des années 80 un autre article sus­cite des polé­miques. C’est celui de Mart Domi­ni­cus sur le film I love $. Domi­ni­cus est d’une autre géné­ra­tion, il est né en 1958, a sui­vi la for­ma­tion de la Fil­ma­ca­de­mie et par­ti­cipe à la revue depuis 1983 (il en devien­dra rédac­teur en chef quelques mois après cet article). Pour lui, van der Keu­ken a trois cas­quettes : « pro­fes­seur, révol­té, cinéaste ». S’il appré­cie le cinéaste, le pro­duc­teur d’i­mages, c’est parce qu’il est l’au­teur d’« une com­po­si­tion flam­boyante de son, rythme, mou­ve­ment. Alors c’est van der Keu­ken à son meilleur »12. En revanche il reproche à van der Keu­ken « pro­fes­seur » et « révol­té » un ton trop direc­tif, un manque de dis­cré­tion et fina­le­ment de pri­ver le spec­ta­teur de sa liber­té. Le ton un peu humi­liant de la phrase de conclu­sion (« les images de van der Keu­ken sont majeures, peut-être plus majeures qu’il ne le soup­çonne lui-même »), a sans doute confir­mé van der Keu­ken dans sa volon­té de rédi­ger une réponse cin­glante, dans des termes très durs vis-à-vis de la cri­tique néer­lan­daise, deux numé­ros plus tard dans sa chronique.

Il pro­pose alors à ses lec­teurs un texte inti­tu­lé « La méta­phore man­quée » dans lequel il explique aux cri­tiques néer­lan­dais tout ce à côté de quoi ils sont pas­sés : le « dépla­ce­ment des hori­zons de sens » qui per­met à l’ob­jet fil­mé « d’ac­qué­rir une liber­té et de deve­nir auto­nome ». Et van der Keu­ken de citer des extraits de textes de ceux qui l’ont com­pris : le néer­lan­dais Har­ry Vis­scher et l’Al­le­mand Hart­mut Bitom­sky. Si Vis­scher avait bien tra­duit, notam­ment dans son étude de Vélo­ci­té 40 – 70, les inter­ro­ga­tions sur l’i­mage-signe dans sa mono­gra­phie de 1973, Hart­mut Bitom­sky, alors rédac­teur à Film­kri­tik avait éga­le­ment fait paraître une étude sur van der Keu­ken dans le pro­gramme de la rétros­pec­tive de Ber­lin (en 1981). Le cinéaste y était pré­sen­té comme l’au­teur du « nou­veau docu­men­taire », un docu­men­taire où appa­raissent à la fois un regard enga­gé et un regard indif­fé­rent. Bitom­sky évo­quait la jux­ta­po­si­tion des images dans le mon­tage, la réfé­rence du plan à celui qui pré­cède, qui conduisent, dans le ciné­ma de van der Keu­ken, à « l’im­pos­si­bi­li­té sublime de l’a­na­lo­gie ». En repre­nant ces for­mu­la­tions, van der Keu­ken non seule­ment défen­dait son pro­pos, mais don­nait pour ain­si dire au texte de Vis­scher ain­si qu’à celui de Bitom­sky la valeur d’un manifeste.

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les années 80 

Au début des années 80, les repré­sen­ta­tions des films de Van der Keu­ken vont se dérou­ler dans des nou­veaux lieux et prendre une nou­velle forme. Ses films, qui jus­qu’a­lors étaient d’a­bord dif­fu­sés à la télé­vi­sion néer­lan­daise, sont main­te­nant d’a­bord pro­je­tés en salle et dans les fes­ti­vals, en par­ti­cu­lier ceux consa­crés au genre docu­men­taire. Par ailleurs, le cinéaste géné­ra­lise sa par­ti­ci­pa­tion à des sémi­naires d’a­na­lyse sur ses films.

Ces occu­rences vont appor­ter avec elles un nou­vel appa­reil cri­tique, pré­sen­té sous forme de pla­quettes, édi­tées pour ou après la mani­fes­ta­tion. À l’oc­ca­sion du sémi­naire à la Cité Uni­ver­si­taire de Genève (en février 1980) paraît ain­si Johan van der Keu­ken, Films, Pho­to­gra­phies, dans lequel on peut lire « Lettres sur les aveugles », un texte de Fran­çois Albé­ra, l’or­ga­ni­sa­teur de la mani­fes­ta­tion. Dans cet article, la camé­ra de van der Keu­ken est com­pa­rée au bâton des aveugles, « ins­tru­ment de contact et d’ex­plo­ra­tion ». Car pour Albé­ra, c’est l’es­pace qui compte, et celui de van der Keu­ken « n’est pas bali­sé, il est à conqué­rir y. L’é­mer­gence de cette pen­sée d’un ciné­ma libé­ré des arché­types (et en cela com­pa­rable à l’u­to­pie de l’a­vant-garde) serait pos­sible par la « mise en pers­pec­tive des choses que la conscience per­çoit simul­ta­né­ment », par la mémoire et l’as­so­cia­tion notam­ment. « Ce ciné­ma, indique Albé­ra dans sa conclu­sion, on peut l’ap­pe­ler poli­tique ».

Le point de vue de Gerd Rocher, ensei­gnant à l’E­cole des Beaux-Arts de Ham­bourg, appa­raît en 1987 lors­qu’est publiée, à la suite de nom­breux sémi­naires, l’é­di­tion alle­mande des textes et pho­to­gra­phies de Johan van der Keu­ken.13 L’ar­ticle qui clô­ture l’ou­vrage s’in­ti­tule « Erfah­rung und Kons­truk­tion », expé­rience et construc­tion, mais il s’ar­ti­cule sur­tout autour de l’i­dée de décons­truc­tion. S’ap­puyant sur les réflexions de van der Keu­ken dans le livre, Gerd Rocher revoit son par­cours de « théo­ri­cien » du film, celui qui l’a conduit des pre­miers articles de lutte contre l’ap­proche semio­lo­gique (« le film n’est pas un lan­gage », 1963), jus­qu’aux textes des années 80. Et c’est alors la thé­ma­tique du regard nou­veau qui appa­raît. Pour Gerd Rocher, van der Keu­ken se situe sur une ligne généa­lo­gique qui relie les pro­jets pho­to­gra­phiques et ciné­ma­to­gra­phiques des années 20 en par­ti­cu­lier ceux de Rodt­chen­ko aux débuts du New Ame­ri­can Ciné­ma des années 60. Mais il est consi­dé­ré comme étant le seul à son époque à recher­cher une expres­sion artis­tique indé­pen­dante du film. La phrase connue de van der Keu­ken « le film est en fait la ten­sion entre la liber­té avec laquelle l’œil et l’o­reille par­courent le monde et la volon­té de s’af­fir­mer par le dis­cours » rejoint, pour Gerd Rocher, la défi­ni­tion du pro­ces­sus artis­tique selon Wal­ter Ben­ja­min où la mère per­son­ni­fie l’i­mi­ta­tion et le père la résis­tance. Le style de van der Keu­ken s’af­firme dès lors dans la sou­mis­sion à la situa­tion et dans l’af­fir­ma­tion d’être dans cette situa­tion. Gerd Rocher le voit comme une foi en la valeur propre des images, et simul­ta­né­ment l’ex­pres­sion d’un pro­ces­sus de réflexion. Alors s’ex­priment les mises en ques­tion, les doutes, les dis­so­lu­tions. Autant d’élé­ments que révèlent les reca­drages, les répé­ti­tions, les fausses pistes de la nar­ra­tion ou des asso­cia­tions. Pour l’au­teur de l’ar­ticle, cette décons­truc­tion sou­ligne le carac­tère « hyp­no­tique » de la prise de vue, ou de la nar­ra­tion lorsque l’on suit un com­men­taire en voix off. Le ciné­ma de van der Keu­ken est alors vu comme un art qui « dérange l’ordre, les sym­boles et le monde des signes ». « Les façons de voir ont com­men­cé à bou­ger » conclut Gerd Rocher, et pour lui c’est ce qui résume l’œuvre de Johan van der Keu­ken : « l’œil qui tré­buche sur la réa­li­té ».

Pau­line Ter­ree­horst, rédac­trice à Skrien du milieu des années 70 jus­qu’en 1985, où elle fai­sait par­tie du mou­ve­ment cinép­bile lié à l’U­ni­ver­si­té de Nij­me­gen, a expri­mé son point de vue dans de nom­breux entre­tiens et sur­tout dans deux ouvrages : d’une part un écrit doc­to­ral, rédi­gé en 1987 pour l’Ins­ti­tut pour la Néer­lan­dis­tique, et d’autre part un livre qui pro­longe ses réflexions l’an­née sui­vante14. Pour elle, le tra­vail de van der Keu­ken ne doit pas être réduit à des ques­tion­ne­ments sur le « poli­tique » ou le « docu­men­taire » (elle n’emploie d’ailleurs que rare­ment le mot, et en l’en­tou­rant de pré­cau­tions ora­toires ou de guillemets).

Sans doute évoque-t-elle, dans son mémoire doc­to­ral, l’in­fluence de plu­sieurs cinéastes sur van der Keu­ken, et par­ti­cu­liè­re­ment celle de Jean Rouch, mais elle est plus sen­sible à l’ins­pi­ra­tion pro­vo­quée chez lui par la lit­té­ra­ture néer­lan­daise et les recherches pic­tu­rales. Elle s’in­té­resse aus­si au ques­tion­ne­ment sur la pro­duc­tion de sens, et elle a bien remar­qué que « c’est la signi­fi­ca­tion avec laquelle lutte le cinéaste ».

Lors­qu’elle étu­die la rela­tion entre film et poé­sie, au tra­vers de l’é­tude des deux pre­miers films sur Luce­bert (à ce moment-là le troi­sième n’est pas encore tour­né), elle s’at­tache par­ti­cu­liè­re­ment au deuxième (Un film sur Luce­bert, 1967) consi­dé­ré comme une œuvre char­nière, par son uti­li­sa­tion du mon­tage asso­cia­tif et de ses qua­li­tés de « juge­ment poétique ».

Ce tra­vail est alors rap­pro­ché de celui d’Ei­sen­stein, en regard sur­tout de l’u­ti­li­sa­tion des trois pro­cé­dés de mon­tage : conson­nance, accu­mu­la­tion, et dis­so­nances. Sa recherche est pro­lon­gée dans le livre Daar Toen Hier par une ana­lyse his­to­rique, esthé­tique et théo­rique de la plu­part des films de van der Keu­ken jus­qu’à L’Œil au-des­sus du puits (1988).

Dans son numé­ro consa­cré en grande par­tie au ciné­ma docu­men­taire, la revue amé­ri­caine Jump Cut, prin­ci­pa­le­ment rédi­gée par des uni­ver­si­taires enga­gés poli­ti­que­ment à gauche, s’in­té­resse au tra­vail de Johan van der Keu­ken15. Sous le titre « I love money », John Hess, cofon­da­teur de la revue, publie une cri­tique de son der­nier film I 9ft $. Et sur­tout Golin Cham­bers retrace son par­cours dans un abon­dant dos­sier en s’in­té­res­sant à l’as­pect enga­gé et à la spé­ci­fi­ci­té de chaque film (« Poli­ti­cal and expé­ri­men­tal : the work of Johan van der Keu­ken »). Cette démarche est d’au­tant plus remar­quable qu’il n’y a pas alors de mani­fes­ta­tion per­met­tant de voir ses films, et bien que les copies existent alors en sous-titrage anglais, son tra­vail est alors pra­ti­que­ment incon­nu tant en Angle­terre qu’aux Etats-Unis.

Pour Colin Cham­bers, his­to­rien d’art théâ­tral, écri­vain lié au Sha­kes­peare Théâtre, et qui a été mili­tant du par­ti com­mu­niste anglais avant de venir s’ins­tal­ler aux Etats-Unis, van der Keu­ken se situe à la fron­tière entre les tra­di­tions du ciné­ma poli­tique et d’a­vant-garde. Il relève le thème majeur d’op­po­si­tion Nord-Sud, mais sou­ligne immé­dia­te­ment ce qui pour lui est essen­tiel, les com­bats de l’ar­tiste et le pou­voir de l’art (« A major subor­di­nate thème deals with artist’s struggles and art’s power »). Pour Cham­bers, ces films sont avant tout des formes artis­tiques rigou­reu­se­ment construites. Et une fois ana­ly­sés ils appa­raissent abs­traits. Lors­qu’il décrit le film sur Ben Webs­ter réa­li­sé en 1967 (Big Ben Ben Webs­ter in Europe), il remarque que la camé­ra s’in­té­resse à des objets qui seraient exclus d’un docu­men­taire tra­di­tion­nel, sans en faire pour autant du ciné­ma véri­té, car dit-il « toute illu­sion d’ob­jec­ti­vi­té, ou approche psy­cho­lo­gique de quelque sorte que ce soit se retrouve bri­sée par le mon­tage ou le rythme ciné­ma­to­gra­phique »16. Dès lors le style de van der Keu­ken est unique (il est même qua­li­fié de « loup soli­taire du ciné­ma indé­pen­dant »), car il capte diverses couches de réa­li­té et de per­cep­tion plu­tôt que d’i­so­ler un sujet.

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Les années 90 : l’expression de nouveaux critiques 

Si les années 90 révèlent incon­tes­ta­ble­ment une recon­nais­sance de l’œuvre pho­to­gra­phique de Johan van der Keu­ken (en par­ti­cu­lier en 1998, lors­qu’on lui remet le prix de la pho­to­gra­phie néer­lan­daise), d’un point de vue cri­tique, elles sont avant tout mar­quées par le déve­lop­pe­ment et la pré­do­mi­nance des tenants du Réel. Comme le sug­gèrent les noms des fes­ti­vals dans les­quels ils sont pré­sen­tés, les films de van der Keu­ken sont majo­ri­tai­re­ment pen­sés en terme de docu­men­taires ou « ciné­ma du Réel » avec néan­moins quelques variantes.

Pour Richard Hers­ko­witz, qui orga­nise la rétros­pec­tive new-yor­kaise de 1990, le ciné­ma de van der Keu­ken fait par­tie du docu­men­taire et c’est d’ailleurs une des rai­sons pour laquelle il n’est pas dis­tri­bué aux Etats-Unis. Mais il ajoute que ce ciné­ma fran­chit les limites et tra­verse les fron­tières des genres (Ror­der Cros­sing est le nom de la mani­fes­ta­tion), en par­ti­cu­lier les limites for­melles entre film et pho­to­gra­phie. C’est d’ailleurs le thème de la pho­to­gra­phie immo­bile dans les films de van der Keu­ken qui a ser­vi de guide pour les choix de la programmation.

Pour Béré­nice Rey­naud17 — ensei­gnante à l’é­cole Cal Arts de Venise-Cali­for­nie, cor­res­pon­dante des Cahiers du ciné­ma aux Etats-Unis et qui écrit éga­le­ment dans la pla­quette de la mani­fes­ta­tion — ce sont avant tout des images qui res­tent (même si elle fait sienne l’ap­proche de Marc Che­vrie selon laquelle « le ciné­ma inté­res­sant […] se fait contre la féti­chi­sa­tion de la valeur image »18. Selon son point de vue, les films de van der Keu­ken sont dif­fi­ciles à remé­mo­rer, et c’est aus­si pour­quoi elle aime les revoir. Béré­nice Rey­naud relève la « dif­fi­cul­té à tou­cher le réel » (réflexion du cinéaste dans Vers le Sud, sur laquelle avait déjà réflé­chi Ber­ga­la), mais elle n’emploie jamais le terme de docu­men­taire. Elle relève les doutes de van der Keu­ken (en citant des extraits d’en­tre­tien), son anxié­té sur le fait que l’angle, le cadrage, la pers­pec­tive peuvent ne pas être les bons. Elle est sen­sible à l’i­ro­nie du cinéaste (qu’elle asso­cie à la notion de « prise de risque » dans le cas de I love money, un film sur les mou­ve­ments d’argent), une qua­li­té qui lui per­met de main­te­nir une cer­taine dis­tance par rap­port aux « sujets » de ses films. Enfin Béré­nice Rey­naud emploie, à pro­pos de ce ciné­ma, le terme de « résis­tance », puis revient sur les images qui l’ont impres­sion­née, et ter­mine par une inter­ro­ga­tion très forte : pour­quoi se remé­more-t-elle cer­taines images et pas d’autres ?

Aux Cahiers du ciné­ma, dans les années go, l’œuvre de van der Keu­ken est redé­cou­verte et ana­ly­sée par deux cri­tiques : Fran­çois Niney et Serge Tou­bia­na. De 1989 à aujourd’­hui, Fran­çois Niney a publié trois textes à pro­pos des films de van der Keu­ken : l’un sur L’Œil au-des­sus du puits, l’autre sur Face Value et un regard plus géné­ral lors de la sor­tie de Cuivres débri­dés en 1993.19

Son point de vue fait sou­vent appa­raître le terme de « docu­men­taire », mais pour aus­si­tôt s’en déta­cher et y voir des qua­li­tés plus proches de la recherche esthé­tique, notam­ment dans L’Œil au-des­sus du puits. Si Face Value est com­pa­ré au film de Gheer­brandt Et la vie (qui passe dans le même fes­ti­val), il s’en sin­gu­la­rise par son « abs­trac­tion ». Mais Niney rap­proche sur­tout le tra­vail de van der Keu­ken de celui de Pele­chian, le théo­ri­cien du mon­tage à dis­tance, autant par les cor­res­pon­dances entre les plans que par les qua­li­tés esthé­tiques de cer­taines séquences (ain­si la fin de Face Value lui évoque les embras­sades de Nous).

Au moment de la sor­tie d’Amster­dam Glo­bal Vil­lage, Serge Tou­bia­na réa­lise pour la cir­cons­tance un entre­tien de quatre heures, et un article inti­tu­lé « Le monde au fil de l’eau », dans lequel il pré­sente le cinéaste comme « le plus grand docu­men­ta­riste actuel dans le monde ». C’est cet aspect docu­men­taire qui l’in­té­resse par­ti­cu­liè­re­ment lors­qu’il parle de « film de voya­ge/­film-mon­de/­film nomade », de « regard sub­jec­tif », de « métis­sage », de « fil­mage à hau­teur d’homme ». Tou­bia­na est tou­ché par « la dua­li­té de l’i­mage » : à la fois « véhi­cule de la mémoire » et « ins­crip­tion des corps dans un espace ». C’est aus­si pour lui un film poli­tique car « le lien entre l’in­di­vi­du et le monde est le fil conduc­teur du récit ». Dans l’en­tre­tien, l’ac­cent est mis sur le for­ma­lisme, les ques­tions de la dis­tance (à quelle dis­tance fil­mer ?) celle de la vitesse (alter­nance de len­teur et de rapi­di­té), la forme musi­cale et enfin sur la « grande ques­tion poli­tique du moment », et qui est débat­tue dans les Cahiers depuis déjà quelques années : la ques­tion de l’altérité.

Les grands théo­ri­ciens du docu­men­taire des années 70 et 80 ne par­laient abso­lu­ment pas des films de van der Keu­ken. Pen­dant cette période, seul Peter Cowie pre­nait en consi­dé­ra­tion son tra­vail dans Dutch Ciné­ma, An Illus­tra­ted His­to­ry, en 1979. En revanche, depuis le début des années 90, tous les livres qui ont pour sujet, soit le genre docu­men­taire (et ils sont nom­breux), soit le ciné­ma néer­lan­dais, prennent en compte son œuvre cinématographique.

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En guise de conclusion 

Si l’on cherche à réca­pi­tu­ler l’en­semble des ana­lyses for­mu­lées depuis plus de qua­rante ans à pro­pos du tra­vail de Johan van der Keu­ken, on s’a­per­çoit que fina­le­ment, elles ne sont qu’ex­cep­tion­nel­le­ment néga­tives à son égard. C’est dans son pays d’o­ri­gine que l’ac­cueil a été le plus froid. Face à cette œuvre sin­gu­lière, c’est majo­ri­tai­re­ment l’adhé­sion qui l’emporte ; une adhé­sion de la cri­tique qui se trans­forme vite en défense, eu égard au carac­tère enga­gé de ses films et sans doute aus­si à la fra­gi­li­té sup­po­sée des moyens de pro­duc­tion, leur modes­tie et leur aspect artisanal.

Si ce tra­vail pos­sède incon­tes­ta­ble­ment un capi­tal de sym­pa­thie, les diver­gences sur la manière de le consi­dé­rer sont notables. Car cha­cun peut y aller de son point de vue. C’est à la fois la grande qua­li­té de cette œuvre, et en même temps sa fai­blesse ; comme le disait van der Keu­ken à pro­pos de L’Es­prit du temps : c’est un peu l’au­berge espa­gnole, cha­cun y trouve ce qu’il y amène. La remise en cause par Ber­ga­la de tout ce qu’il avait écrit jus­qu’a­lors dans son article « JVDK revi­si­té » de 1985, est révé­la­trice des incer­ti­tudes qui accom­pagnent l’œuvre de van der Keuken.

Néan­moins, et dès les pre­miers films, se pro­filent trois grandes direc­tions d’a­na­lyses : les tenants du Réel pri­vi­lé­gient l’as­pect « direct » du tour­nage, les réfé­rences au genre docu­men­taire, les dis­tances à res­pec­ter vis-à-vis des per­sonnes fil­mées ; d’autres mettent en avant l’ap­proche « artis­tique », et voient plu­tôt dans ses films un aspect expé­ri­men­tal ; les défen­seurs d’une atti­tude « poli­tique » enfin, s’en­gagent auprès de van der Keu­ken à lut­ter contre les inéga­li­tés en géné­ral (et plus par­ti­cu­liè­re­ment celles qui existent entre le Tiers-Monde et l’Oc­ci­dent), le désastre éco­lo­gique, et pour la défense de la démo­cra­tie la plus directe possible.

Les trois cou­rants coexistent dans des pro­por­tions variables dans toutes les cri­tiques jusque dans les années 80. Lorsque ces films appa­raissent dans les fes­ti­vals, rétros­pec­tives et sémi­naires, de nou­velles pistes sont emprun­tées : celle du regard, déjà pré­sente chez Far­gier et déve­lop­pée chez Fran­çois Albé­ra et Luc Dar­denne ; celle de la mémoire et de l’as­so­cia­tion, de Serge Daney à Pau­line Ter­ree­horst ou Béré­nice Rey­naud. Il ne faut pas oublier les ques­tion­ne­ments sur le sens, qui, depuis Har­ry Vis­scher en 1975 ont aus­si été abor­dés, en France par Jean-Paul Far­gier, aux Pays-Bas par Pau­line Ter­ree­horst et en Alle­magne par Hart­mut Bitom­sky. De nom­breuses études par­courent trans­ver­sa­le­ment ces axes d’analyse.

Mais tous ses films n’ont pas reçu la même cou­ver­ture média­tique. Si cer­tains ont connu un fort reten­tis­se­ment (Tryp­tique Nord-Sud, Vers le Sud, La Jungle Plate, Tem­pête d’i­mages, L’œil au-des­sus du puits, Face Value, Cuivre débri­dés, Amster­dam Glo­bal Vil­lage), la grande majo­ri­té des films a été assez peu cou­verte par la cri­tique inter­na­tio­nale. Entre les deux, on trouve Luce­bert, On ani­mal loco­mo­tion, Sara­je­vo Film Fes­ti­val Film, I Love $ : des films qui ont été bien ana­ly­sés aux Pays-Bas, mais pra­ti­que­ment pas en France, où ils ne sont pas sor­tis en salle. C’est aus­si ce qui accré­dite l’im­pres­sion que Van der Keu­ken est per­pé­tuel­le­ment un cinéaste à redé­cou­vrir : mal­gré une volu­mi­neuse biblio­gra­phie, la connais­sance de son tra­vail ciné­ma­to­gra­phique demeure lacu­naire. Et cet état de fait est encore plus sou­li­gné pour ce qui a trait à son œuvre pho­to­gra­phique : jus­qu’i­ci elle n’a été étu­diée qu’aux Pays-Bas, et encore très diver­se­ment selon les périodes.

Il faut cepen­dant ajou­ter qu’à côté des articles cri­tiques des films de Johan van der Keu­ken, de nom­breuses revues ont abor­dé cette œuvre à tra­vers la seule publi­ca­tion d’en­tre­tiens ou de textes écrits par van der Keu­ken lui-même. De même faut-il signa­ler le regard de ceux qui ont tra­vaillé avec van der Keu­ken, et qui se sont expri­més par des textes sur ses pho­to­gra­phies ou ses films : l’ar­chi­tecte Her­man Hertz­ber­ger, les poètes et écri­vains Bern­lef et Bert Schier­beek, le poète et peintre Lucebert.

De par leur construc­tion les films de van der Keu­ken peuvent être vus de dif­fé­rentes façons. Récem­ment, après une pro­jec­tion d’Amster­dam Glo­bal Vil­lage, le cinéaste ajou­tait : « Pour résis­ter au temps, les films doivent savoir gar­der un secret. » Si les films de van der Keu­ken ont été per­çu de manières si diverses, sans doute est-ce aus­si lié à une volon­té du cinéaste d’é­chap­per à toute classification.

 


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Filmographie de Johan van der Keuken 

1957 – 60 — Paris à l’aube, co-réa­li­sé avec James Bluc et Der­ry Hall, 10 min.

1960 — Un dimanche (Een zon­dag), 14 min.

1960 – 63 — Un moment de silence (Even stilte), 10 min.

1962 — Yrrah , 5 min.

Taji­ri, 10 min.

Opland, 12 min.

Luce­bert, peintre poète (Luce­bert, dich­ter-schil­der), 16 min.

1963 — La Vieille Dame (De Oude Dame), 25 min.

1964 - Indo­ne­sian Boy (Indische Jon­gen), 40 min.

Enfant aveugle 1 * (Blind Kind), 24 min.

1965 — Bep­pie, 38 min.

Quatre murs * (Vier Muren), 22 min.

In ‘t nest met de rest (Dans le nid avec le reste), 8 min.

1966 — Her­man Slobbe /L’Enfant aveugle 2 * (Her­man Slobbe /Blind Kind 2), 28 min.

1967 — Un film pour Luce­bert (Een film voor Luce­bert), 20 min.

Big Ben / Ben Webs­ter in Europe, 32 min.

1968 — L’Es­prit du temps (De Tijd Geest), 42 min.

Le Chat (De Poes), 5 min.

De Straat is vrij (La Bue est libre), 6 min.

1970 — Vélo­ci­té 40 – 70 * (De Snel­heid), 25 min.

Beau­ty * (De Schoon­heid), 25 min.

1972 — Jour­nal (Dag­boek), 80 min.,

pre­mier volet du tryp­tique Nord/Sud

1973 —  Bert Schier­beek /La Porte (Bert Schier­beek /De Deur) , 11 min.

La For­te­resse blanche * (Het witte Kas­teel), 80 min., Nord/Sud 2

Viet-Nam Opé­ra, 11 min.

Le Mur (De Muur), 9 min.

La Leçon de lec­ture * (Het Lees­plankje), 10 min.

1974 — Le Nou­vel Age gla­ciaire * (De nieuwe Ijs­ti­jd), 78 min., Nord/Sud 3

Les Vacances du cinéaste* (Vakan­tie van de fil­mer), 38 min.

1975 — Les Pales­ti­niens (De Pales­ti­j­nen), 45 min.

1976 — Prin­temps (Voor­jaar), 80 min.

Doris Schwert, 15 min. (extrait de Printemps)

1977 — Maar­ten et la contre­basse (Maar­ten en de bas), 3o min.

1978 — La Jungle plate * (De Plate Jungle), 90 min.

1980 — Le Maître et le Géant (De Mees­ter en de Reus, een musi­kale Kome­die), 70 min.

1981 — Vers le Sud* (De Weg naar het Zui­den), 145 min.

1982 — La Tem­pête d’i­mages * (De Beel­dem­torm), 85 min.

1983 — Le Temps * (De Tijd), 45 min.

1984 — Jouets (Speel­goeld), 4 min.

1986 — I Love $, 147 min.

Wet­feet in Hong Kong (Natte voe­ten in Hong Kong), 5 min.

La Ques­tion sans réponse (The Unans­we­red Ques­tion), 18 min.

1988 — L’Œil au des­sus du puits * (Het Oog boven de put), 91 min.

1989 — Le Masque *, 55 min.

1991 — Face Value *, 120 min.

1993 — Cuivres débri­dés * (Brass unbound, Bewo­gen Koper), 106 min.

Sara­je­vo Film Fes­ti­val Film, 14 min.

1994 — L’An­ni­ver­saire de Teun, 9 min.

On ani­mal loco­mo­tion, 15 min.

Luce­bert, temps et adieu *, 52 min.

1996 — Amster­dam Glo­bal Vil­lage *, 242 min.

1997 — Amster­dam after­beat, 16 min.

To Sang Fotos­tu­dio, 32 min.

Tous les films de Johan van der Keu­ken sont dis­tri­bués en France par Idéale Audience, 6, rue de l’Agent Bailly, 75oog Paris.

* Films dif­fu­sés dans les biblio­thèques publiques (Cata­logue de films de la Direc­tion du livre et de la lecture)

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Films sur Johan van der Keuken 

Johan van der Keu­ken *. Réa­li­sa­tion : Fitou­ri Bel­hi­ba et Fran­çois Chou­quet. Pro­duc­tion : Vidéo Ciné Troc, 1984. 32 min.

Living with your eyes (Vivre avec les Yeux), réal. Ramon Gie­ling. Pro­duc­tion : Alle­gri Films (Pays Bas), 1997. 53 min.

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Biblio­gra­phie

Wij zijn 17 (Nous avons 17 ans), van Dis­hoeck, Bus­sum, 1955

Ach­ter­glas (Der­rière la vitre), pho­to­gra­phies, C. de Boer Jr, 1957

Paris mor­tel, pho­to­gra­phies, C. de Boer Jr, 1963

Zien Kij­ken Fil­men (Voir, regar­der, fil­mer), pho­to­gra­phies, textes et inter­views, 1980

Aben­teuer eines Auges, Hoch­schule fur bil­dende Kiinste Ham­bourg, 1987. Réédi­tion : Johan van der Keu­ken, Aben­teuer eines Auges (Aven­tures de l’œil), Filme, Fotos, Texte, Basel / Franc­furt am Main, Stroem­feld / Roter Stern, 1992

After Image, pho­to­gra­phies 1953 – 1991,1991

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Notes

  1. Har­ry Vis­scher pro­fes­seur de lit­té­ra­ture néer­lan­daise, a intro­duit dans ses pre­miers articles la notion de close rea­ding (cou­rant anglo-saxon qui prône une cri­tique condui­sant à un texte au plus proche du lecteur). 
  2. dans, Johan van der Keu­ken cinéaste et pho­to­graphe, Minis­tère de la Com­mu­nau­té fran­çaise, 1983, p.45 ]], Ça ciné­ma réus­sit à prendre les Cahiers de vitesse pour la paru­tion du pre­mier dos­sier d’en­ver­gure, à la fin de l’an­née 1977[[Cahiers du ciné­ma n°276, mai 1977. 
  3. Cahiers du ciné­ma n°290 – 291, juillet-août 1978. 
  4. Libé­ra­tion, 2 mars 1982 
  5. Jean-Paul Far­gier, « Sans images pré­con­çues », Cahiers du ciné­ma n°289, juin 1978.
  6. Tra­fic n°23, automne 1997. 
  7. Alain Ber­ga­la, « Johan van der Keu­ken, un cinéaste sans blo­cage », Le Monde diplo­ma­tique, mai 1977.
  8. Cahiers du ciné­ma n°332, février 1982. 
  9. article repu­blié dans ce numé­ro, pp. 13 à 15 
  10. Skrien n°113, hiver 81 – 82 
  11. Hans Kroon, « De Beel­dens­torm », Skrien n°116, avril 82
  12. Skrien n°146, février 86
  13. Johan van der Keu­ken, Aben­teuer eines Auges, Ham­burg, 1987.
  14. Daar toen hier, éd. Het Wereld­vens­ter, 1988.
  15. Jump cut n°34, mars 1989.
  16. ibid.
  17. Béré­nice Rey­naud, « Johan van der Keu­ken : frag­ments for a reflexion », in Bor­der Cros­sing.
  18. « Le ciné­ma contre l’i­mage », Cahiers du ciné­ma n°397, juin 1987.
  19. Cahiers du ciné­ma n° 418, avril 1989, n°447, sep­tembre 1991, n°465, mars 1993.