On voit d’abord les choses, on les écrit ensuite.
2012, l’INSAS (Institut national supérieur des arts du spectacle) fête ses cinquante ans.
Mars 2012, le festival Cinéma du réel à Paris programme un hommage à une des pédagogies porteuses de l’école : la ligne réalité. Sont invités ses fondateurs : Michel Khleifi, Thierry Odeyn et Éric Pauwels ainsi que deux anciens étudiants aujourd’hui cinéastes : Michel Cauléa et Alessandro Comodin.
Voici des fragments du débat public où la pédagogie enseignée à Bruxelles a été exposée.
Javier Packer. Bienvenue à toutes et tous.
Cette année nous fêtons les cinquante ans de l’INSAS.
Il y aura demain des projections de films réalisés par d’anciens étudiants de cette école.
Notamment le film C4, un film sur mai 68, tourné en octobre 67 en Belgique. Les Belges aiment bien dire qu’ils ont fait les choses avant.
Cet anniversaire est aussi l’occasion de faire un voyage à travers la ligne réalité qui est un des axes qui définit l’identité de cette école.
Thierry Odeyn. Tout d’abord la ligne réalité n’a pas introduit le documentaire à l’INSAS, celui-ci préexistait à notre travail de pédagogue. Si nous enseignons aujourd’hui à l’INSAS, nous en sommes aussi tous les trois, Michel Khleifi, Éric Pauwels et moi-même d’anciens étudiants, et quelque part la synthèse de ce qu’elle nous a donné, se retrouve dans la méthode qui va vous être exposée.
Historiquement, comment les choses se sont-elles passées ?
En 1980, Michel Khleifi réalise un premier long-métrage : La Mémoire fertile. L’accueil est assez mitigé en Belgique jusqu’à ce que la critique française s’enthousiasme pour ce film et qu’on en découvre, par rebond, l’importance chez nous.
Ce qui s’est passé par la suite c’est que, comme Michel était issu de l’école, celle-ci lui a demandé non seulement de venir présenter le film, mais aussi de développer un séminaire d’une semaine autour du thème Cinéma et poésie, cinéma poétique. Michel a alors projeté les films qui avaient compté pour lui dans son parcours d’étudiant et d’apprenti cinéaste, les films qui avaient nourri la réalisation de La Mémoire fertile. ‘
C’est cette logique de filiation qui a fondé ce qu’on appelle à l’INSAS le séminaire, séminaire qui introduit chaque année la ligne réalité.
Les étudiants entament leur cursus par deux semaines d’analyse de films qui ne doivent pas être perçues comme deux semaines d’histoire du documentaire ou d’histoire du cinéma enseignée dans une logique académique, mais comme deux semaines où les œuvres sont analysées selon des rapports de filiation, ce que nous appelons héritage cinématographique.
Qu’est-ce que cela veut dire ?
En deux mots il s’agit de leur faire comprendre qu’au-delà des contextes de réalisation – contexte historique, social, économique, technologique, etc. –, un film est un lieu de synthèse d’autres films.
Il s’agit de distribuer des références.
Parler d’héritage cinématographique, c’est par exemple dévoiler la justesse de la mise en place des plans Lumière, c’est à travers l’ouverture de Le fond de l’air est rouge, analyser avec Marker le modèle historique, le réservoir de signes, qu’a constitué le Cuirassé Potemkine pour plusieurs générations de cinéastes militants, c’est redécouvrir avec Godard l’importance politique de l’intuition vertovienne qui situait le montage avant, pendant et après le tournage.
Alain Bergala. Est-ce que l’idée que vous avez émise que tout film est le résultat d’une filiation n’est pas de plus en plus difficile à faire admettre à de jeunes étudiants ?
Thierry Odeyn. Oui, il y a pas mal de clichés à bousculer. Il faut d’abord lutter contre la confusion qu’ils font entre documentaire et information, ce qui est une séquelle de l’amalgame créé par la télévision. Il faut ensuite détruire les barrières qu’ils érigent entre le documentaire et la fiction. Si l’étudiant comprend qu’un film est la trace d’une subjectivité qui, à travers les moyens que sont l’image et le son s’adressent à ma subjectivité, il peut alors différencier ce qu’il en est de l’intrigue, du sujet, des moyens mis en place, et on l’aide à faire tout ça. Un processus s’amorce chez l’étudiant, qui consiste à considérer tout film comme héritage potentiel par rapport à ses propres pratiques. Lorsque l’étudiant nous présente des ébauches de projet, nous nourrissons nos échanges avec des extraits de films : « Comment pratique ce cinéaste ? » « Où met-il sa caméra ? »…
Voilà comment nous fonctionnons.
Nous tentons donc de détourner l’étudiant de ses habitudes de consommation et nous l’amenons à lire un film comme pensée, comme expression subjective d’un auteur confronté à ses réalités, réalités que l’œuvre précisément reflète.
Michel entame alors la lente et difficile implantation de la ligne réalité, il faut savoir que l’école était à cette époque très fictionnelle mais nous y avons rencontré l’appui et la confiance d’un directeur visionnaire, Raymond Ravar, qui comprenait la nécessité de démarquer l’enseignement délivré dans son institut des besoins à court terme du marché. Cette pédagogie du réel, Khleifi l’a défini par ces quelques mots : Apprendre à l’étudiant à voir et à entendre pour lui permettre de déclencher un processus de réflexion sur le réel.
En effet, il nous paraissait essentiel d’aider les étudiants à se situer face aux mouvements des idées sociales, culturelles, c’est-à-dire face à leurs propres réalités. À la base de tout cela il y avait une forte volonté de réagir contre une tendance du cinéma à l’auto-référentialité. On parlait dans les années 1980 de crise du sujet, c’est-à-dire de la déconnexion du cinéma avec la réalité. L’INSAS avait tenté d’y répondre en développant une pédagogie de l’écriture calquée sur les leçons des « grands cuisiniers » du scénario américain, c’est l’époque où ceux-ci donnaient des conférences en Europe. Rappelez-vous Franck Daniel. Appliquer des recettes scénaristiques est une réponse pour le moins caduque au mal dont souffrait le cinéma. Nous déplorions l’existence d’un cinéma reproducteur de formes, d’un cinéma-photocopie condamné à la dévitalisation.
Si nous interrogeons les premiers films, les films des frères Lumière, que voyons-nous ? Des pionniers qui, plongés dans la réalité, plantent une caméra, cadrent, font un travail d’interprétation de ce réel à travers le choix de l’emplacement de la caméra, le choix d’un cadre et le choix de l’instant où ils tournent la manivelle pour enregistrer les 57 secondes de durée du plan.
C’est le fondement du cinéma.
Qu’est-ce qu’un film ? C’est la première question que je pose aux étudiants quand on entame le séminaire en première année.
Le cinéma c’est la trace d’une subjectivité. De quelqu’un qui, au moyen d’une combinaison d’images et de sons, traduit une pensée, autrement dit affirme sa subjectivité par rapport au réel et donc l’interprète. Puisque tout travail d’interprétation du réel est par nature fictionnel, les véritables questions ne peuvent donc plus se poser sur le terrain artificiellement sexué des genres cinématographiques mais beaucoup plus brutalement dans la redéfinition des rapports des cinéastes avec le réel. Cet espace de confrontation est le lieu de l’expression de l’auteur. Là, toutes les questions sur le fond s’imbriquent avec toutes les possibilités formelles qu’offre le film.
Tout ceci a généré une méthode cohérente d’approche du réel.
C’est en fait une pensée qui vise à instaurer une perméabilité des frontières. Ce qu’on souhaiterait, c’est qu’un étudiant travaillant en troisième ou en quatrième année fasse des films qui brûlent les frontières des genres. Des films dans lesquels vous puissiez retrouver des éléments de fiction parce qu’il y a dramatisation du réel, mais aussi de la réalité parce que la situation dramatique doit être documentée. Que l’étudiant tente d’asservir toutes les potentialités de son bagage culturel et cinématographique – fiction, documentaire, reportage, etc. – à son sujet. Ce qui est intéressant maintenant dans le cinéma, sont des films qui se situent dans cet espace non défini. Ça c’est une première motivation. L’autre motivation est liée aux contraintes matérielles auxquelles l’étudiant est confronté. Si l’école lui impose de travailler avec des moyens économiquement limités, ce n’est pas seulement parce que notre école n’est pas riche, mais aussi, parce qu’une fois sorti, l’étudiant sera à nouveau confronté à ce type de contraintes. Ceci est une donnée fondamentale du processus pédagogique que nous tentons de mettre en place. Un cinéma, qui s’exprime avec des moyens pauvres, c’est un cinéma qui est obligé d’exploiter le plus créativement possible ses moyens limités, donc ce n’est pas un cinéma de studio, c’est un cinéma de réalité. Ce n’est pas un cinéma coûteux, c’est un cinéma pauvre, inventif par obligation.
La première pratique de réalité, non pas documentaire mais de réalité, de regard, de rapport au monde enseignée à l’INSAS est le point de vue documenté – terminologie de Jean Vigo – La méthodologie sur laquelle cette pratique est bâtie, pourrait se résumer ainsi : il y a une dialectique entre soi, sujet dans le monde et le monde. On voit d’abord les choses, on les écrit ensuite. On se documente sur le réel et on a un point de vue sur lui, le film est censé refléter ce point de vue. En deux ou trois minutes, qui seront la durée de ce premier film monté, ce point de vue-là doit être apparent sur l’écran. Ça veut donc dire : comment dois-je, à partir de l’observation thématique de cette réalité, privilégier, sélectionner tous les éléments, tous les paramètres, qui m’aideront à faire comprendre aux spectateurs que c’est ça que je veux montrer. En imaginant un espace identique – cas de figure, une messe – chaque étudiant tentera de développer son point de vue sur cette messe, donc chaque film sera différent à partir de cette même réalité. Certains traiteront la messe comme un lieu de culte, d’autres comme d’un lieu de foi collective, d’autres encore comme un espace de spectacle, d’autres enfin, pensons à ce passage de la Nausée de Sartre « un homme debout boit du vin devant des femmes à genoux » comme le lieu d’un incompréhensible rituel…
Exprimer cette réalité à travers le prisme du thème propre à chaque étudiant suppose la mise en place d’un dispositif d’écriture qui sera différent pour chacun d’eux.
Alain Bergala. Quels sont les outils que vous utilisez ?
Thierry Odeyn. Au niveau des moyens, l’étudiant dispose, pour la réalisation de ce film de trois minutes, d’une caméra Bolex à ressort non synchrone et de trois bobines de trente mètres de film.
Ces contraintes font sourire mais sachez qu’elles participent de la richesse de l’exercice. Il est indubitable que le fait de se confronter à des contraintes oblige l’étudiant, quand il pose son geste de cinéaste, à réfléchir à ce qu’il va imprimer sur la pellicule, ce qui s’oppose aux pratiques inflationnistes que nous rencontrons trop souvent lorsque l’étudiant tourne en numérique.
S’il ne dispose que de neuf minutes de rushes, il est donc obligé de réfléchir. Ainsi nous privilégions la pensée cinématographique comme moteur de la création.
Cette dynamique interactive contrainte/réflexion est inscrite dans le processus pédagogique qui tient compte de l’approche progressive des instruments et du degré croissant des thèmes proposés. En effet, c’est progressivement que l’étudiant découvre les potentialités expressives du contenu de sa « boîte à outils ». C’est pourquoi il ne se servira, en première année, que de deux focales fixes, le 10 mm et le 25 mm, plutôt que du zoom. Imaginez ce que peut déjà représenter ce simple choix sachant qu’au séminaire il en a découvert l’importance expressive chez Pasolini, Bresson, Welles…
Alain Bergala. Pourquoi le non-synchronisme ?
Thierry Odeyn. Ce qui est aussi important est la réflexion que les étudiants peuvent avoir quant à l’usage qu’ils vont faire du son. N’oublions pas qu’ils réalisent des films non synchrones. Ils doivent donc installer une composition sonore non synchrone, pensée comme l’est le cadre, au départ de sons captés dans l’espace exploré, des sons signifiants par rapport à un point de vue. Nous leur demandons ensuite d’installer au montage une écriture dialectique où sons et images s’opposent, dialoguent.
J’ai maintenu jusqu’où j’ai pu le montage analogique… Le fait de couper la pellicule est un acte irrémédiable et quand on est étudiant, en général, on coupe mal ! On recolle et après on voit où on a coupé, c’est ce qu’on appelle en peinture un repentir. Donc quand on coupe on réfléchit dix fois avant de couper. Tandis que si vous montez en numérique, vous ne coupez pas physiquement le support, vous faites virtuellement la coupe, vous évaluez et puis vous recommencez, et puis vous essayez encore, et à force d’essais on s’use le regard, on use la matière et, à la fin, on ne voit plus clair.
En pellicule je vous assure que quand vous rabattez le couperet de la colleuse, cela correspond à une vraie décision !
Alejandro Comodin, ancien étudiant à l’INSAS. Petite parenthèse : moi ça m’est resté ! Je monte en numérique mais je garde la « trace » des coupes comme si je travaillais en pellicule, je garde en mémoire la trace de ces coupes. J’en ai besoin.
Thierry Odeyn. C’est ainsi que progressivement s’est mise en place une pédagogie où en première année l’étudiant apprend à maîtriser l’écriture thématique d’un espace. Le thème de deuxième année est beaucoup plus exigeant : c’est le rapport à l’autre, la confrontation à l’autre mais sans paroles, sans interviews, sans musiques extra-diégétiques.
L’étudiant se confronte avec davantage de moyens et de temps à la réalité de l’autre. Il réalise un portrait. C’est une nouvelle étape de cette exploration du réel avec les enjeux éthiques que cette démarche suppose. Filmer c’est donner à voir, disait Serge Daney, et donner à voir c’est poser un acte, ce qui implique une morale.
C’est l’apparition d’une nouvelle contrainte d’ordre éthique. Si je décide de mettre la caméra devant quelqu’un et que je le filme, j’établis une relation dans l’acte même de montrer. C’est une relation d’autant plus complexe que cette image que je filme de l’autre, je la destine encore à quelqu’un d’autre. Je dis toujours aux étudiants, un film porte la trace de la qualité relationnelle que vous avez à la personne que vous filmez. En deuxième année la pratique est à nouveau introduite par un séminaire qui travaille cette question.
Éric Pauwels. On revient à la définition que Flaherty avait donnée un jour du cinéma qui était : « Le cinéma, c’est mesurer sa distance à l’autre. » Il y a donc la personne dont on fait le portrait, mais aussi la présence de celui qui filme le portrait : c’est, entre eux, la mesure de la distance à l’autre, et donc répondre à la question que pourrait se poser le spectateur : mais pourquoi ce cinéaste-là fait le portrait de cet homme-là ?… Que la réponse soit quelque part inscrite dans le film, dans la démarche du film, dans le « pourquoi » ce cinéaste fait ce portrait.
Michel Cauléa, réalisateur, ancien étudiant à l’INSAS. Dans le travail journalistique on essaie de donner le maximum d’informations qui se tiennent et de les ordonner selon leur importance. Dans le travail journalistique, vous êtes face à quelque chose. Nous, cinéastes, et c’est valable en documentaire comme en fiction, des choses absolument essentielles, cruciales, on les enlève !
Le travail cinématographique va vous laisser la possibilité de rentrer dans le film et de remplir vous-même les creux, les vides, les manques… suis-je clair ? C’est la place que vous public avez de pouvoir rêver, penser, imaginer. Dans le film il y a quelque chose qui vous accueille.
C’est vrai pour le son aussi, parce qu’une des contraintes que vous nous avez données depuis la première année était qu’on n’avait pas le son en même temps que l’image. Pour chacun, il va de soi que le micro à côté de l’objectif est le son normal pour l’image, mais il suffit de changer de micro et c’est un autre son. Il suffit de mettre le micro à un autre endroit et c’est un autre son, donc le vrai son de l’image ça n’existe pas. Il y a le son de nos oreilles qui est une chose mais les micros c’est forcément différent. Vous le savez sans doute, il y a des micros qui enregistrent ceci, des micros pour enregistrer cela et d’autres encore…
Si la prise de son est séparée de l’image, il faut donc se demander comment les réassembler. Le son direct c’est une vue de l’esprit, ça n’existe pas.
Thierry Odeyn. Bon je reprends le son direct (rires)
Vous comprenez qu’apprendre à l’étudiant à s’exprimer avec peu de moyens, que cette pauvreté, est extrêmement riche. Parce qu’elle génère la réflexion et l’inventivité.
Quand nous avons mis cette pédagogie en place il y a plus de 25 ans, les moyens dont nous disposions étaient très limités. Ils nous avaient formés. Nous faisions travailler les étudiants avec du 16 mm inversible, avec une caméra Bolex non synchrone. Cela voulait dire qu’ils étaient forcés, au moment du tournage, à gérer des plans d’une autonomie de 27 secondes. Cela les amenait automatiquement à poser des choix, à savoir quoi tourner. J’observe/j’analyse, je tourne/je synthétise. Je m’inscris dans un processus analyse/synthèse : Observation, réflexion, synthèse et tournage. D’autre-part, le non-synchronisme les amenait à développer toute une réflexion sur la composition sonore du film : « Si je n’enregistre pas le son de l’image, qu’est-ce que j’emploie comme sons ? »
Ne pas enregistrer le son de l’image suppose que le son devienne facteur de dialogue avec l’image, acquière une autonomie et ne soit donc pas inféodé à l’image mais dialogue à égalité avec elle.
Si c’était pédagogiquement la solution idéale il y a vingt-cinq ou trente ans. Cette méthode, qui aujourd’hui continue à être enseignée sur support 16 mm en première année, devient une pédagogie de luxe. C’est la réalité du marché. Nous sommes confrontés à l’introduction progressive, au sein même de l’école, du matériel vidéo pour des raisons budgétaires.
Et nous devons constater que face à ces moyens, nous subissons un appauvrissement de la pensée.
Et dites-vous que si dans la plupart des écoles de cinéma du monde on tourne maintenant en vidéo, ce n’est pas par choix pédagogique, c’est uniquement pour des questions budgétaires.
Mais nous nous accrochons encore, chez nous, à cette richesse, à cet outil que d’aucuns jugent obsolète. Les étudiants continuent encore aujourd’hui à tourner en pellicule en première année et aussi pour certains exercices de fin d’études.
Mais nous subissons progressivement ce que j’appelle « l’envahissement du numérique » qui est un outil qui, indiscutablement, apporte une facilité à celui qui en fait usage mais qui dit facilité dit aussi risque de perte de rigueur, de perte de pensée. Il serait cependant stupide de nier les avantages pédagogiques du numérique. Il autorise des variations d’écritures au montage qui peuvent elles aussi être sources d’échanges, de réflexions.
La question serait plutôt de savoir à quel moment du processus pédagogique il doit être introduit.
Alain Bergala. Quelle importance accordez-vous à l’écrit ?
Thierry Odeyn. Avant la scénarisation les étudiants doivent rédiger l’analyse la plus détaillée de ce qui se passe dans les lieux explorés. Si un étudiant me dit : « J’aimerais faire un film qui se passe dans tel café », il ne doit pas avoir de ce café la seule connaissance qu’il en a à l’heure où il s’y rend comme consommateur. Un café a une vie spécifique à partir du moment où il ouvre jusqu’à l’heure où il ferme. La clientèle varie, le rythme, toute la vie même se modifient d’heure en heure. Alors ce que nous imposons de toute façon ce sont des notes de repérages, des observations écrites liées à la chronologie propre au lieu, toute une documentation constituée d’écrits, de photos, d’essais vidéo. La vidéo est ici intéressante parce qu’avec un outil, un média, l’étudiant s’inscrit déjà dans l’espace. Ces repérages vidéo sont donc la trace matérielle de ce rapport sur lequel on peut travailler : « Tu es trop loin, il faut t’approcher davantage… »
Ensuite ils élaborent un dossier. Par dossier nous entendons les traces de la connaissance que l’étudiant a de son sujet. Il contient aussi une note d’intentions c’est-à-dire l’expression de son point de vue sur le sujet – quoi en dire ! –, et une note de réalisation, contenant les choix techniques esthétiques que l’étudiant va proposer pour l’exprimer – comment le dire, et, enfin, un traitement. On connaît l’importance que les instances productrices privées ou publiques attachent aux dossiers de production. Il est donc logique de préparer l’étudiant à les rédiger.
En première et en deuxième année les pratiques dites documentaire sont des pratiques artisanales. L’étudiant assure seul l’écriture de son projet, la prise de vue, la prise de son et le montage du film. Il ne va travailler en équipe qu’à partir de la troisième année.
Michel Khleifi. En troisième année, l’étudiant est mûr pour réaliser son propre projet qui part d’un sujet à lui basé sur la réalité mais il a la liberté de l’explorer à sa manière, de concevoir sa propre approche cinématographique et de se préparer ainsi à affronter la réalité du cinéma lorsqu’il sortira du cadre pédagogique.
L’Insas est une école pauvre. On ne peut pas le dire autrement, on n’a pas beaucoup d’argent, donc il faut être inventif avec les moyens dont on dispose. Ce n’est pas une politique de « cuisine de grand-mère » mais presque, c’est-à-dire qu’il faut « faire avec ce qu’on a ».
On est partis de choses très simples, il y a eu des conditions concrètes aussi, un contexte.
C’était historiquement la période de la fin du cinéma militant mais aussi l’arrivée de l’influence du cinéma américain et comme Thierry l’a dit on a invité Franck Daniel, qui était un scénariste tchèque. Il a quitté la Tchécoslovaquie en 1968 et est allé enseigner le cinéma européen aux États-Unis. Quand il a pris sa retraite au début des années 1980, il est revenu enseigner le cinéma américain aux Européens.
À l’époque on disait : « Il faut devenir efficace, faire des films avec des scénarios en béton et aller vers un cinéma codifié, etc. etc. » Pourquoi pas ? Le problème est que ça demande de l’argent et une fois qu’on a une vision d’un cinéma lourd à produire, il faut aussi trouver les moyens de le produire. Nous, on ne pouvait pas. Avec la crise du sujet en général on se disait que, on devait plutôt se situer dans un courant philosophique et pratique à la fois, basé sur la culture du pauvre. On disait à l’époque : la culture du pauvre contre la pauvreté de la culture.
Ça veut dire que pour compenser l’absence de moyens il faut utiliser la pensée pour enrichir son expression. Ce sont vraiment ces éléments qui ont fait que petit à petit nous nous sommes tournés vers l’exploration de la réalité avec les moyens du cinéma c’est-à-dire une caméra et un enregistreur.
À partir de quoi on peut faire les films que nous voulons, tout dépend de la manière dont nous explorons. Il faut aider l’étudiant à faire une double exploration : l’exploration du monde intérieur, c’est-à-dire, si on parle d’amour, on se rend compte qu’il y a mille subjectivités, une multiplicité de regards, d’interprétations, d’approches etc. Et puis il y a l’amour dans le monde extérieur. Il faut donc que l’étudiant apprenne à regarder, à analyser, et ensuite à synthétiser tout cela. Exprimer cela au niveau de l’écriture par le choix du sujet, le choix des situations, le choix des portraits, avec les moyens que Thierry a décrits. Un plan comme un résultat de réflexion ce n’est pas simplement filmer intuitivement le réel. Non ! J’interviens, il faut revendiquer son point de vue sur ce réel pour pouvoir construire son langage au départ de l’exploration synthétique de ses réalités.
Il faut en plus que l’étudiant se rende compte qu’il est acteur de son histoire, il n’est pas simplement objet de l’histoire. Il est capable d’intervenir sur les choses, sur le sujet, sur les éléments etc. Et c’est ça qui nous intéressait : l’étudiant, élément fondamental, très vivant, qui construit son projet cinématographique. Nous, nous étions une sorte de porte battante. Nous étions là pour discuter avec lui, essayer de l’emmener le plus loin possible. Cet exercice doit être une expérience fondatrice chez l’étudiant, à travers le regard et le langage du cinéma. C’est ça qui était pour moi la base de cette approche. Ensuite on s’est rendu compte aussi d’une chose très simple : tous les jeunes cinéastes du monde entier sont dans des conditions économiques de sous-développement.
Que ce soit en Europe, en Afrique, en Amérique du Sud ou n’importe où, au lieu de se lamenter sur la précarité de leur condition, aux jeunes cinéastes nous disons : « Vous êtes très, très forts ! Vous avez beaucoup de possibilités de créer avec votre caméra ! Il faut juste savoir comment regarder, réinventer, avoir les références. » Il faut aller le plus loin possible dans cette double exploration dont j’ai parlé et c’est là où Éric, Thierry et moi on a commencé à structurer les trois à quatre ans de la ligne réalité. Parce que c’est rien du tout le réel ! C’est figé. Mais quand on dit réalité et point de vue, tout à coup, on fait bouger le réel et il commence à vivre autrement. C’est ça qui était fondamental pour pouvoir produire non seulement de bons cinéastes, mais aussi des citoyens responsables à travers leur expression. Il ne faut pas oublier que nous sommes des ennemis du cinéma mimétique, c’est-à-dire, quand nous disons : « Écrivez-nous une histoire », qu’est-ce qu’ils écrivent ? Ils écrivent une histoire « à la manière de », et nous, nous affirmons qu’il ne faut pas travailler « à la manière de » ! Vous pouvez aller chercher ici et là dans les films que vous aimez, chez les gens que vous aimez, n’oubliez pas que les réalisateurs que vous admirez, ont eux aussi une histoire… et puis Éric est arrivé et nous a donné à nous deux, une autre dimension…
Éric Pauwels. C’est vrai que je suis le dernier à être intervenu. Vous avez créé les premières tranchées puis vous m’avez invité au combat, donc je suis le dernier à être entré dans cette ligne et c’est important de dire aussi que nous avons créé cette ligne sur plusieurs années, trois, quatre ans durant lesquels elle s’est vraiment développée. Une ligne documentaire est apparue à l’INSAS, ligne documentaire qui était très forte, d’autant plus forte qu’elle était en complémentarité totale avec la ligne fiction. Elle n’était pas en opposition ou en guerre avec la fiction.
Je voudrais aussi dire qu’avec Michel et Thierry nous sommes passés d’une année à l’autre sur une période d’une quinzaine d’années. L’un faisait la quatrième année pendant que l’autre faisait la deuxième année et ainsi de suite… Il y a eu donc un échange qui était quand même assez fort et convivial et qui n’a jamais été institutionnalisé. Cela se faisait comme ça, on avait envie d’échanger nos rôles et on le faisait.
Ce que je dirais en plus c’est qu’on s’est très vite rendu compte qu’il n’y avait pas d’images sans regard et qu’il n’y avait pas de film sans point de vue. Comme le dit Michel, la réalité peut aller jusqu’à être une illusion. Ce qui importe c’est notre désir par rapport à elle, ce qu’on a à en dire et la façon dont on se situe par rapport à elle, donner la parole à celui qui regarde et faire en sorte que cette parole ne soit pas un bégaiement c’est-à-dire apprendre à dire « je » et à formuler une phrase qui dise quelque chose au spectateur. Que ce ne soit pas « on dit que » comme le dit la télévision ou comme dans les films expérimentaux qui se retournent parfois sur eux-mêmes.
Je suis le dernier à être arrivé. Je suis aussi, je tiens à le dire, le premier à être parti, il y a trois ans, sur des désaccords fondamentaux avec la direction de l’école quant à la possibilité de réfléchir, d’utiliser la pensée comme un moyen de résistance au formatage ambiant.
Je ne sais que dire de plus, si ce n’est qu’une des raisons pour lesquelles je suis parti est que nous disposions de moyens de plus en plus restreints. Je suis parti aussi parce que le temps entre les préparations, le choix du sujet et le tournage des films, ce temps s’était restreint jusqu’à se réduire à des conditions de tournage de télévision. Et ce alors que nous souhaitions qu’il y ait une pensée, une amitié, une convivialité qui puissent s’installer avec la personne que l’étudiant allait filmer. Qu’il y ait le temps de cette approche, le temps de construire cette familiarité avec son sujet et que nous puissions réfléchir aux raisons de filmer cet homme-là, réfléchir à tous les thèmes, les situations à explorer au départ de la réalité de cette personne. Et donc de contrainte en contrainte, d’étouffement en étouffement… à un moment donné, je me suis dit : « Bon, il n’est plus possible de parler réellement du désir de l’autre et du désir de cinéma et de prendre le temps pour mettre ce désir en cinéma. »
Thierry Odeyn. C’est vrai que depuis trente ans, l’école a initié de nouvelles pédagogies programmées souvent au détriment de la cohérence du parcours de l’étudiant dont l’année scolaire ressemble de plus en plus à un métro bondé aux heures de pointe. Si nous nous sommes longtemps battu pour l’interpénétration des matières pratiques et théoriques, les unes préparant les autres, cette programmation idéale est devenue de plus en plus utopique. Mais une institution ça vit, ça bouge, ce qui m’amène à rendre hommage aux collègues qui ont rejoint notre pédagogie, chacun avec ses potentialités, ses richesses…