Vers Un Troisième Cinéma

Par Fernando E. Solanas & Octavio Getino

Fer­nan­do Sola­nas (Argen­tin. 33 ans) et Octa­vio Geti­no (Espa­gnol, 34 ans) ont écrit ce mani­feste. Sola­nas a débu­té dans le ciné­ma avec son court-métrage SEGUIR ANDANDO (conti­nuer à mar­cher). Geti­no, qui vit en Argen­tine depuis dix-sept ans a reçu en 1964 le prix de la Casa de Las Amé­ri­cas pour sa nou­velle CHULLECZ ; en 1965, il a réa­li­sé le court-métrage TRASMALLOS (les filets). Ils ont réa­li­sé récem­ment en com­mun LA HORA DE LOS HORNOS (l’heure des bra­siers), vigou­reuse dénon­cia­tion ciné­ma­to­gra­phique des injus­tices qui accablent les peuples d’A­mé­rique Latine. (Ce film a été pro­je­té plu­sieurs mois à Paris).

Extrait de CINE, CULTURA Y DESCOLONIZACION, F.E. SOLANAS, 0. GETINO

Édi­tions SIGLO VEINTIUNO ARGENTINA EDITORES, Bue­nos Aires, 1973.

Ver­sion fran­çaise dans la revue Ciné­ma poli­tique, octobre 1975.

Source : Ciné­ma­thèque québécoise

Mani­feste écrit par Fer­nan­do Sola­nas et Octa­vio Geti­no, 1968

La pre­mière décla­ra­tion du Groupe Cine Libe­ra­ción, date de 1968 soit en pleine dic­ta­ture mili­taire. Son objec­tif prin­ci­pal était de faire le point sur les actions menées avec le film La Hora de Los Hor­nos (L’heure des bra­siers). Dès l’année sui­vante appa­rais­sait en Argen­tine le mani­feste Vers un Troi­sième Ciné­ma qui coïn­ci­dait avec les évé­ne­ments de 1968 en Europe. 

Lan­cé avec le film lors du Fes­ti­val Inter­na­zio­nale del Nuo­vo Cine­ma de Pesa­ro, le docu­ment est vite deve­nu l’étendard d’un cer­tain nou­veau ciné­ma plus affir­mé poli­ti­que­ment par­lant et qui se situait à la marge du ciné­ma indus­triel tra­di­tion­nel, tout comme à celle d’un cer­tain ciné­ma d’auteur plus pro­gres­siste tout en affir­mant des valeurs for­melles. Il relé­gua un peu aux oubliettes de l’histoire celui de Glau­ber Rocha (Esthé­tique de la faim) et celui de Julio Gar­cia Espi­no­sa (Pour un ciné­ma impar­fait), tout en s’en ins­pi­rant, puisque tout comme Glau­ber, Sola­nas et Geti­no y reje­taient les cli­chés du ciné­ma soit-disant tiers-mon­diste. Sa publi­ca­tion com­pre­nait un bilan com­plet de l’expérience du Groupe Cine Libe­ra­ción en 1973, soit avec le retour de la démo­cra­tie et du péro­nisme, et sous le titre “Cine, Cultu­ra Y Descolonizacion” .

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Vers un troisième cinéma.

Notes et expé­riences pour un ciné­ma de libé­ra­tion dans le Tiers Monde.

Il n’y a pas si long­temps, cela aurait sem­bla une folle aven­ture que de vou­loir créer, dans les pays colo­ni­sés ou néo-colo­ni­sés et même dans les métro­poles impé­ria­listes, un ciné­ma en marge du sys­tème et contre le sys­tème, un ciné­ma de déco­lo­ni­sa­tion. Ciné­ma était jus­qu’a­lors syno­nyme de spec­tacle, de diver­tis­se­ment : objet de consom­ma­tion. Dans le meilleur des cas, le ciné­ma pou­vait aller jus­qu’au témoi­gnage de la décom­po­si­tion des valeurs de la bour­geoi­sie ou des injus­tices sociales, mais d’une manière géné­rale, il ne dépas­sait pas le cadre d’un ciné­ma des effets, jamais il n’é­tait un ciné­ma des causes, il res­tait le ciné­ma de la mys­ti­fi­ca­tion, en dehors de l’histoire : le ciné­ma de la plus-value. Pri­son­nier de cette situa­tion, le ciné­ma, l’ins­tru­ment de com­mu­ni­ca­tion le plus effi­cace de notre époque, était des­si­né uni­que­ment à satis­faire les inté­rêts idéo­lo­giques et éco­no­miques des pro­prié­taires des firmes ciné­ma­to­gra­phiques, c’est-a-dire, des maîtres du mar­ché mon­dial du ciné­ma, pour la plu­part nord-américains.

Était-il pos­sible de sor­tir de cette situa­tion ? Com­ment abor­der un ciné­ma dont le coût devait atteindre plu­sieurs mil­liers de dol­lars, alors que les chaînes de dis­tri­bu­tion et de pro­jec­tion étaient dans les mains de l’en­ne­mi ? Com­ment assu­rer la conti­nui­té du tra­vail ? Com­ment arri­ver au peuple avec ce ciné­ma ? Com­ment vaincre la répres­sion et la cen­sure impo­sées par le sys­tème ? On peut mul­ti­plier les ques­tions dans tous les sens, elles abou­tis­saient et elles abou­tissent encore pour beau­coup au scep­ti­cisme ou bien à des ali­bis tels que : « il ne peut pas y avoir de ciné­ma révo­lu­tion­naire avant la révo­lu­tion », « le ciné­ma révo­lu­tion­naire n’a été pos­sible que dans les pays libé­rés », « sans le sou­tien du pou­voir poli­tique révo­lu­tion­naire, un ciné­ma ou un art de la révo­lu­tion sont impos­sibles ».

L’er­reur vient de ce qu’on abor­dait la réa­li­té et le ciné­ma avec la même optique que la bour­geoi­sie. On ne pro­po­sait pas d’autres modèles de pro­duc­tion, de dis­tri­bu­tion et de pro­jec­tion que ceux que four­nis­sait le ciné­ma hol­ly­woo­dien, pré­ci­sé­ment parce que, sur le plan idéo­lo­gique et poli­tique, on n’é­tait pas encore par­ve­nu, dans le ciné­ma, à une dif­fé­ren­cia­tion par rap­port à l’i­déo­lo­gie et à la poli­tique bour­geoises. Une poli­tique réfor­miste, qui se tra­dui­sait par un dia­logue avec l’ad­ver­saire, par la coexis­tence, par l’assujettissement des contra­dic­tions natio­nales aux contra­dic­tions entre deux blocs sup­po­sés uniques : l’U.R.S.S. et les États-Unis, et cela ne pou­vait et ne peut encou­ra­ger autre chose qu’un ciné­ma des­ti­né à s’in­sé­rer dans le sys­tème, au maxi­mum, un ciné­ma qui pour­rait être l’aile « pro­gres­sistes » du ciné­ma du sys­tème ; en fin de comptes, un ciné­ma condam­né à attendre que le conflit mon­dial soit paci­fi­que­ment réso­lu en faveur du socia­lisme pour chan­ger alors de signe qua­li­ta­tif. Les ten­ta­tives les plus auda­cieuses de ceux qui ont essayé de s’at­ta­quer à la for­te­resse du ciné­ma offi­ciel ont fini, comme le dit si bien Godard, « par se faire prendre à l’in­té­rieur de la for­te­resse ».

Mais des ques­tions étaient posées, pro­met­teuses, elles sur­gis­saient d’une situa­tion his­to­rique nou­velle, une situa­tion à laquelle l’homme de ciné­ma arri­vait avec un cer­tain retard, comme cela se pro­duit habi­tuel­le­ment en ce qui concerne les couches culti­vées de nos pays : dix ans de Révo­lu­tion Cubaine, l’é­po­pée de la lutte viet­na­mienne, le déve­lop­pe­ment d’un mou­ve­ment de libé­ra­tion mon­dial dont l’im­pul­sion part du Tiers Monde, autre­ment dit l’exis­tence au niveau mon­dial de masses en révo­lu­tion tout cela deve­nait un fait sub­stan­tiel sans lequel ces ques­tions n’au­raient pas pu se poser. Une situa­tion his­to­rique nou­velle et un homme nou­veau nais­sant à tra­vers la lutte anti-impé­ria­liste requé­raient aus­si une atti­tude nou­velle et révo­lu­tion­naire de la part des cinéastes du monde entier. La ques­tion de savoir si un ciné­ma mili­tant était pos­sible avant la révo­lu­tion a com­men­cé à faire place, dans cer­tains groupes encore limi­tés, à celle de savoir si cela était ou non néces­saire pour contri­buer à rendre la révo­lu­tion possible.

C’est à par­tir d’une réponse affir­ma­tive que le déve­lop­pe­ment des pos­si­bi­li­tés a trou­vé, petit à petit, à se frayer la voie dans de nom­breux pays. Il suf­fit de citer les news­reels nord-amé­ri­cains, les cine-gior­na­li du mou­ve­ment étu­diant ita­lien, les films des États Géné­raux du Ciné­ma Fran­çais et des mou­ve­ments étu­diants anglais et japo­nais, conti­nua­tion et appro­fon­dis­se­ment de l’œuvre d’un Joris Ivens ou d’un Chris Mar­ker. Il suf­fit de voir les films d’un San­tia­go Alva­rez à Cuba ou l’œuvre que plu­sieurs cinéastes sont en train de réa­li­ser dans « notre, Patrie à tous », comme aurait dit Boli­var, à tra­vers un ciné­ma révo­lu­tion­naire latino-américain.

Un débat appro­fon­di sur le rôle de l’in­tel­lec­tuel et de l’ar­tiste devant la libé­ra­tion enri­chit aujourd’­hui les pers­pec­tives du tra­vail intel­lec­tuel dans le monde entier. Mais ce débat oscille entre deux pôles l’un, qui se pro­pose de faire dépendre toutes les pos­si­bi­li­tés intel­lec­tuelles de tra­vail d‘une fonc­tion spé­ci­fi­que­ment poli­tique ou poli­ti­co-mili­taire et qui nie les pers­pec­tives de toute acti­vi­té artis­tique parce qu’on pense qu’une telle acti­vi­té est for­cé­ment absor­bée par le Sys­tème, et l’autre qui défend une dua­li­té du tra­vail de l’in­tel­lec­tuel : d’une part, « l’œuvre d’art », « le pri­vi­lège de la beau­té », art et beau­té n’é­tant pas néces­sai­re­ment liés aux besoins du pro­ces­sus poli­tique révo­lu­tion­naire, et, d’autre part, enga­ge­ment poli­tique, géné­ra­le­ment sous la forme de signa­ture de mani­festes anti-impé­ria­listes. Dans les faits : l’art sans lien avec la politique.

Ces deux pôles, a notre avis, reposent sur deux omis­sions ; la pre­mière pro­vient d’une concep­tion de la culture, de la science, de l’art, du ciné­ma comme des termes uni­voques et uni­ver­sels et la deuxième, de ce qu’on ne voit pas clai­re­ment que la révo­lu­tion ne part pas de la conquête du pou­voir poli­tique sur l’im­pé­ria­lisme et la bour­geoi­sie, mais du moment où les masses éta­blissent la néces­si­té du chan­ge­ment et où leurs avant-gardes intel­lec­tuelles, sur des fronts mul­tiples, com­mencent a l’é­tu­dier et à la réaliser.

Culture, art, science, ciné­ma répondent tou­jours aux inté­rêts des classes en conflit.

Dans la situa­tion néo­co­lo­niale, deux concep­tions de la culture, de l’art, de la science, du ciné­ma sont concur­rentes : la concep­tion domi­nante et la concep­tion natio­nale. Et cette situa­tion per­sis­te­ra tant que le natio­nal ne s’i­den­ti­fie­ra pas avec le pou­voir, tant que régne­ra la situa­tion de colo­nie ou de semi-colo­nie. Bien plus, la dua­li­té ne pour­ra être dépas­sée, pour par­ve­nir à l’u­nique, à l’u­ni­ver­sel, que lorsque les meilleures valeurs de l’homme pas­se­ront de la pres­crip­tion à l’hé­gé­mo­nie, que lorsque la libé­ra­tion de l’homme sera uni­ver­selle. En atten­dant, il y a notre culture et leur culture, notre ciné­ma et leur ciné­ma. Notre culture en tant qu’impulsion vers l’é­man­ci­pa­tion conti­nue­ra, jusqu‘à ce que celle-ci se maté­ria­lise, à être une culture sub­ver­sive et elle entraî­ne­ra avec elle un art sub­ver­sif, une science sub­ver­sive, un ciné­ma subversif.

Le fait de ne pas avoir conscience de cette dua­li­té entraîne géné­ra­le­ment l’in­tel­lec­tuel à abor­der les expres­sions artis­tiques ou scien­ti­fiques telles qu’elles ont été conçues par les classes qui dominent le monde en y appor­tant, dans le meilleur des cas, quelques cor­rec­tions. On n’approfondit pas assez les pos­si­bi­li­tés d’un théâtre, d’une archi­tec­ture, d’une méde­cine, d’une psy­cho­lo­gie, d’un ciné­ma de la révo­lu­tion, dans une culture venant de nous et faite par nous. L’intellectuel s’in­sère dans cha­cun de ces faits en le pre­nant comme une enti­té à cor­ri­ger eu sein du fait même et pas du dehors, avec des méthodes et des modèles propres et nouveaux.

Un astro­naute, un « ran­ger » mobi­lisent toutes les res­sources scien­ti­fiques de l’impérialisme. Psy­cho­logues, méde­cins, poli­ti­ciens, socio­logues, mathé­ma­ti­ciens et mêmes artistes sont enga­gés dans l’étude de tout ce qui ser­vi­ra, des diverses spé­cia­li­tés ou fronts de tra­vail, à pré­pa­rer un vol spa­tial ou le mas­sacre de Viet­na­miens, toutes choses qui répondent, en défi­ni­tive, éga­le­ment aux besoins de l’im­pé­ria­lisme. A Bue­nos Aires, l’armée sup­prime les vil­las mise­ria (bidon­villes) et construit à leur place des « vil­lages stra­té­giques » pré­vus, sur le plan de l’urbanisme, de façon à faci­li­ter une inter­ven­tion mili­taire en cas de besoin. Les orga­ni­sa­tions mili­tantes, de leur côté, manquent sérieu­se­ment de fronts spé­cia­li­sés non seule­ment dans le domaine de la méde­cine, de la tech­nique, de la psy­cho­lo­gie et de l‘art, en géné­ral (les leurs), mais en manque éga­le­ment dans le domaine de notre tech­nique, de notre méde­cine, de notre psy­cho­lo­gie, de notre art et de notre ciné­ma, ceux de le révolution.

Tous les fronts de tra­vail pour avoir une effi­ca­ci­té doivent recon­naître les prio­ri­tés de chaque étape, celles que requiert la lutte pour le pou­voir ou celles qu’exige la révo­lu­tion triom­phante. Par exemple : le fait de faire un tra­vail de sen­si­bi­li­sa­tion et de poli­ti­sa­tion sur la néces­si­té de la lutte poli­ti­co-mili­taire pour la conquête du pou­voir, de mettre en œuvre toutes les res­sources modernes des sciences médi­cales pour pré­pa­rer des hommes ayant degré opti­mal de san­té et d’ef­fi­ca­ci­té phy­sique, aptes aux com­bats dans les zones rurales et urbaines, ou de coor­don­ner les éner­gies pour atteindre une pro­duc­tion de 10 mil­lions de tonnes de sucre, comme à Cuba, ou d’é­la­bo­rer une archi­tec­ture ou des réa­li­sa­tions d’ur­ba­nisme qui per­mettent d’affronter les bom­bar­de­ments mas­sifs que l’im­pé­ria­lisme peut lan­cer à n’im­porte quel moment, etc., etc.

Le ren­for­ce­ment spé­ci­fique de cha­cune de ces spé­cia­li­tés et de ces fronts de tra­vail, sou­mis à des prio­ri­tés col­lec­tives est ce qui peut recou­vrir pro­gres­si­ve­ment les vides qu’engendre la lutte de libé­ra­tion et ce qui pour­ra déli­mi­ter avec le plus d’ef­fi­ca­ci­té le rôle de l’intellectuel à notre époque. Il est évident que le culture et le conscience révo­lu­tion­naires au niveau des masses ne pour­ront être obte­nues qu’à tra­vers la conquête du pou­voir poli­tique, mais il n’en est pas moins vrai que l’or­ga­ni­sa­tion des moyens scien­ti­fiques et artis­tiques en même temps que celle des moyens poli­ti­co-mili­taires, pré­pare le ter­rain pour que le révo­lu­tion devienne une réa­li­té et que les pro­blèmes qui se posent à par­tir de la prise du pou­voir soient plus faci­le­ment résolus.

A tra­vers son action, l’intellectuel doit véri­fier quel est le front de tra­vail où il peut faire, ration­nel­le­ment et sen­si­ble­ment, le tra­vail le plus effi­cace. Une fois ce front déter­mi­né, sa tâche est de pré­ci­ser quelle est, à l’in­té­rieur de œ front, la tran­chée de l’ennemi et où et com­ment il peut situer la sienne propre. C’est de cette façon, dans cette cruelle et dra­ma­tique recherche quo­ti­dienne que pour­ront naître un ciné­ma, une méde­cine, une culture, de la révo­lu­tion, base à laquelle s’alimentera dès à pré­sent l’homme nou­veau dont par­lait le Ché. Pas un homme abs­trait, ou « la libé­ra­tion de l’homme », mais un autre homme, capable de se dres­ser sur les cendres du vieil homme alié­né que nous sommes et que cet homme nou­veau par­vien­dra à détruire en attisent dès aujourd’­hui le feu.

La lutte ami-impé­ria­liste des peuples du Tiers Monde et de leurs équi­va­lents dans les métro­poles consti­tue des main­te­nant l‘axe de la révolution.

Le troi­sième ciné­ma, c’est pour nous celui qui recon­naît dans cette lutte la plus gigan­tesque mani­fes­ta­tion cultu­relle, scien­ti­fique et artis­tique de notre époque, la grande pos­si­bi­li­té de construire, à par­tir de chaque peuple, une per­son­na­li­té libé­rée, la déco­lo­ni­sa­tion de la culture.

La culture d’un pays néo-colo­ni­sé, comme son ciné­ma, sont sim­ple­ment l’ex­pres­sion d’une dépen­dance glo­bale géné­ra­trice de modèles et de valeurs nés des besoins de l’ex­pan­sion impérialiste.

Pour s’im­po­ser, le néo-colo­nia­lisme a besoin de convaincre le peuple du pays dépen­dant de son infé­rio­ri­té. Tôt ou tard, l’homme infé­rieur recon­naît l’homme supé­rieur ; cette recon­nais­sance signi­fie la des­truc­tion de ses défenses. Si tu veux être un homme, dit l’oppresseur, il faut être comme moi, par­ler le même lan­gage, ces­ser d’être toi-même et t’a­lié­ner à moi.

Déjà au XVIIe siècle les mis­sion­naires jésuites pro­cla­maient l’ap­ti­tude de l’in­di­gène (en Amé­rique du Sud) à copier les œuvres d’art euro­péennes. Copiste, tra­duc­teur, inter­prète, au mieux spec­ta­teur, l’in­tel­lec­tuel néo-colo­ni­sé sera tou­jours pous­sé à ne pas assu­mer de pos­si­bi­li­tés créa­trices. C’est alors que se déve­loppent l’inhibition, le déra­ci­ne­ment, l’é­va­sion, le cos­mo­po­li­tisme cultu­rel, la limi­ta­tion artis­tique, les pré­oc­cu­pa­tions méta­phy­siques et la tra­hi­son au pays.[[La hora de los Hor­nos, (L’heure des bra­siers) “Néo-colo­nia­lisme et violence”.]]

La culture devient bilingue non pas en rai­son de l’u­ti­li­sa­tion d’une double langue mais a cause de la conti­guï­té de deux modèles cultu­rels de pen­sée. L’un natio­nal, celui du peuple, l’autre étran­ger, celui des classes sou­mises à l’extérieur. L’ad­mi­ra­tion des classes supé­rieures pour les États-Unis et pour l’Eu­rope est le tri­but de leur sou­mis­sion. Avec la colo­ni­sa­tion des classes supé­rieures, la culture de l’im­pé­ria­lisme intro­duit indi­rec­te­ment chez les masses des connais­sances qu’elles absorbent sans pou­voir les contrô­ler. [[Juan José Her­nan­dez Arre­gui, Impe­ria­lis­mo y cultu­ra (Impé­ria­lisme et culture).]]

“Escue­li­ta rural” Anto­nio Berni

De même qu’il ne pos­sède pas la terre qu’il foule, le peuple néo-colo­ni­sé n’est pas non plus maître des idées qui l’entourent.

Connaître la réa­li­té natio­nale sup­pose de s’en­fon­cer dans le maquis des men­songes et de la confu­sion, né de la dépen­dance. L’in­tel­lec­tuel est obli­gé de ne pas pen­ser spon­ta­né­ment, ou s’il le fait, il court le risque de pen­ser en fran­çais ou en anglais, jamais dans la langue d’une culture qui lui soit propre, car celle-ci, de même que le pro­ces­sus de libé­ra­tion natio­nale et sociale, est encore confuse, en est à ses débuts. Chaque don­née, chaque infor­ma­tion, chaque concept, tout ce qui oscille autour de nous est une cara­pace, un jeu de miroirs qu’il n’est pas facile de démonter.

Les bour­geoi­sies locales des villes por­tuaires comme Bue­nos Aires et leurs élites intel­lec­tuelles ont consti­tué, dès l’o­ri­gine de notre his­toire, la cour­roie de trans­mis­sion de la péné­tra­tion néo­co­lo­niale. Der­rière des mots d’ordre comme « Civi­li­sa­tion ou bar­ba­rie ! » lan­cés en Argen­tine par le libé­ra­lisme euro­péa­ni­sant, il y avait une ten­ta­tive d’imposer une civi­li­sa­tion qui cor­res­pon­dait plei­ne­ment aux besoins de l’ex­pan­sion impé­ria­liste et au désir de détruire la résis­tance des masses natio­nales de nos pays que l’on trai­tait suc­ces­si­ve­ment de racaille, de négraille ou de bétail, de même qu’on par­lait en Boli­vie de « hordes cras­seuses ». Ain­si les idéo­logues des semi-colo­nies, entraî­nés à « manier les grands mots avec un uni­ver­sa­lisme impla­cable, minu­tieux et sau­vages »[[René Zava­le­to Mer­ca­do, Boli­via : cre­ci­mien­to de la idea nacio­nal (Boli­vie : crois­sance de l’idée nationale).]],se fai­saient les porte-parole des sui­veurs de ce Dis­rae­li qui pro­cla­mait : « Je pré­fère les droits des Anglais aux droits de l’homme ».

Les couches moyennes ont été et sont encore les meilleurs récep­tacles de la néo-colo­ni­sa­tion cultu­relle. Leur condi­tion de classe ambi­va­lente, leur situa­tion de tam­pon entre deux pôles sociaux, leur plus grande pos­si­bi­li­té d’ac­cès à la civi­li­sa­tion four­nis­saient à l’im­pé­ria­lisme la pos­si­bi­li­té d’une base sociale sur laquelle s’ap­puyer qui a atteint, dans cer­tains pays d’Amérique Latine, une impor­tance considérable.

Si, dans le cas de la situa­tion ouver­te­ment colo­niale, la péné­tra­tion cultu­relle est le com­plé­ment d’une armée étran­gère d’oc­cu­pa­tion, dans les pays néo-colo­ni­sés, à cer­taines étapes, cette péné­tra­tion a la priorité.

Elle sert à ins­ti­tu­tion­na­li­ser la dépen­dance et à la faire consi­dé­rer comme une chose nor­male. Le prin­ci­pal objec­tif de cette défor­ma­tion cultu­relle est que le peuple n’ait pas conscience de cette situa­tion de néo-colo­ni­sé qui est la sienne et qu’il n’as­pire pas à la chan­ger, ain­si la colo­ni­sa­tion péda­go­gique rem­place effi­ca­ce­ment la police colo­niale.[[La hora de los Hor­nos, (L’heure des bra­siers) “Néo-colo­nia­lisme et violence”.]]

Les moyens de com­mu­ni­ca­tion de masse tendent à com­plé­ter la des­truc­tion d’une conscience et d’une sub­jec­ti­vi­té natio­nale sus­cep­tible de se déve­lop­per, des­truc­tion qui com­mence dès que l’en­fant a accès aux formes d’in­for­ma­tion, d‘enseignement et de culture domi­nante. En Argen­tine vingt-six chaînes de télé­vi­sion, un mil­lion d’ap­pa­reils récep­teurs, plus de cin­quante sta­tions de radio, des cen­taines de jour­naux et revues, des mil­liers de disques, de films, etc., viennent ajou­ter leur rôle de colo­ni­sa­tion cultu­relle du goût et des consciences à l’en­sei­gne­ment ouver­te­ment néo­co­lo­nial dans le pri­maire et la secon­daire que com­plète l’université.

Pour le néo-colo­nia­lisme, les mass-médias sont plus effi­caces que le napalm. Le réel, le vrai, le ration­nel sont, de même que le peuple, en marge de la loi. La vio­lence, le crime, la des­truc­tion en arrivent à deve­nir la Paix, l’Ordre, la « Chose Nor­male ».[[Ibid.]] La véri­té équi­vaut alors à une sub­ver­sion. N’im­porte quelle forme d’ex­pres­sion ou de com­mu­ni­ca­tion qui tente de mon­trer la réa­li­té natio­nale est subversion.

Péné­tra­tion cultu­relle, colo­ni­sa­tion péda­go­gique, mass-médias s’u­nissent aujourd’hui en un effort déses­pé­ré pour absor­ber, neu­tra­li­ser ou éli­mi­ner toute expres­sion qui réponde é une ten­ta­tive de déco­lo­ni­sa­tion. Il existe de la part du néo­co­lo­nia­lisme une sérieuse ten­ta­tive de cas­trer, d’ab­sor­ber les formes de la culture qui pour­raient naître en marge de ce qu’il se pro­pose. On essaye de leur enle­ver ce qui pour­rait les rendre effi­caces et dan­ge­reuses : on essaye, en somme, de dépo­li­ti­ser. Cela revient à dire déta­cher l’œuvre des néces­si­tés de lutte pour l’é­man­ci­pa­tion nationale.

Des idées telles que « la beau­té est révo­lu­tion­naire en soi », « tout ciné­ma nou­veau est révo­lu­tion­naire », sont des aspi­ra­tions idéa­listes qui n’af­fectent pas le sta­tut néo­co­lo­nial, aus­si conti­nuent-elles à conce­voir le ciné­ma, l‘art et la beau­té comme des abs­trac­tions uni­ver­selles et non pas en étroite liai­son avec les pro­ces­sus natio­naux de décolonisation.

Toute ten­ta­tive de contes­ta­tion, même vio­lente, qui ne sert pas à mobi­li­ser, à agi­ter, à poli­ti­ser d’une manière ou d’une autre des couches du peuple, à les armer ration­nel­le­ment et sen­si­ble­ment pour le lutte, loin d’inquiéter le sys­tème, est accep­tée avec indif­fé­rence et même par­fois lui convient. La viru­lence, le non-confor­misme, la simple rébel­lion, l’in­sa­tis­fac­tion sont des pro­duits qui s’a­joutent au mar­ché de vente et d’achat capi­ta­liste, des objets de consom­ma­tion. Sur­tout dans une situa­tion où la bour­geoi­sie a elle-même besoin d’une dose plus ou moins quo­ti­dienne de chocs, d’élé­ments exci­tants, vio­lence contrôlée[[Notons la nou­velle habi­tude de cer­tains groupes de la haute bour­geoi­sie romaine et pari­sienne qui consacrent leurs week-ends à faire un voyage pour voir de près l’offensive du Viêt-Cong.]], c’est-à-dire, de cette vio­lence qui, lors­qu’elle est absor­bée par le sys­tème, est réduite à un simple vacarme. C’est le cas des œuvres plas­tiques socia­li­santes convoi­tées avec délec­ta­tion par la nou­velle bour­geoi­sie pour la déco­ra­tion de ses appar­te­ments et de ses petits palais ; les œuvres théâ­trales fron­deuses et tapa­geu­se­ment d’a­vant-garde sont applau­dies par les classes domi­nantes, la lit­té­ra­ture d’é­cri­vains poli­tiques qui se pré­oc­cupent de séman­tique et de l’homme en marge du temps et de l’espace, donne une allure de lar­geur d’es­prit démo­cra­tique aux mai­sons d’é­di­tions et aux revues du sys­tème, le ciné­ma de contes­ta­tion est lan­cé par les mono­poles de dis­tri­bu­tion et sur les grands mar­chés commerciaux.

En réa­li­té, la lati­tude des « pro­tes­ta­tions per­mises » par le sys­tème est bien plus grande qu’il ne l’admet lui-même. De sorte qu’il donne aux artistes l’illusion qu’ils agissent « contre le sys­tème » en allant au-delà de cer­taines limites étroites et ils ne se rendent pas compte que même l’art anti­sys­tème peut-être absor­bé et uti­li­sé par le sys­tème aus­si bien comme un frein que comme une auto­cor­rec­tion nécessaire.[[Irwin Sil­ber, “USA : l’aliénation de la culture”, Tri­con­ti­nen­tal 2 – 1969]]

Toutes ces ten­ta­tives « pro­gres­sistes », parce qu’il leur manque une conscience de ce qu’il faut faire, de tout ce qui est nôtre, un ins­tru­ment de notre libé­ra­tion concrète, parce qu’elles manquent en somme de poli­ti­sa­tion, finissent par deve­nir l’aile gau­chi­sante du sys­tème, l’a­mé­lio­ra­tion de ses pro­duits cultu­rels. Elles sont condam­nées à réa­li­ser la meilleure œuvre de gauche que la droite puisse aujourd’hui admettre et elles per­mettent à celle-ci de survivre.

« Repla­cer les mots, les actions dra­ma­tiques, les images là où ils peuvent jouer un rôle révo­lu­tion­naire, là où ils peuvent être utiles, là où ils se trans­forment en armes pour la lutte. »[[Groupe plas­tique d’Avant-garde, Argen­tine.]] Insé­rer l’œuvre comme un fait ori­gi­nal dans le pro­ces­sus de libé­ra­tion, avant de la situer en fonc­tion de l’art, la situer en fonc­tion de la vie même, dis­soudre l’es­thé­tique dans la vie sociale, telles sont, à notre avis — et pas autre chose — les sources à par­tir des­quelles, comme aurait dit Fanon, la déco­lo­ni­sa­tion sera pos­sible, c’est-à-dire, à par­tir des­quelles seront pos­sibles la culture, le ciné­ma, la beau­té, du moins, ce qui est le plus impor­tant pour nous, notre culture, notre ciné­ma et notre sans de la beauté.

Les pers­pec­tives his­to­riques d’A­mé­rique latine et de la plu­part des pays sou­mis à l’im­pé­ria­lisme ne vont pas dans le sens d’un affai­blis­se­ment de la poli­tique de répres­sion mais bien vers un accrois­se­ment de celle-ci.

Nous n’al­lons pas vers des régimes démo­cra­ti­co-bour­geois, mais vers des formes dic­ta­to­riales de gou­ver­ne­ment. Les luttes pour les liber­tés démo­cra­tiques au lieu d’ar­ra­cher des conces­sions au sys­tème, l’a­mènent à les res­treindre, étant don­né l’étroit espace de manœuvre qu’il s’est lais­sé. La façade de la démo­cra­tie bour­geoise, il y a long­temps qu’elle s’est effon­drée. Le cycle ouvert au siècle der­nier en Amé­rique latine avec ses pre­mières ten­ta­tives d’af­fir­mer une bour­geoi­sie natio­nale qui se dif­fé­ren­cie de la métro­pole (en Argen­tine avec le fédé­ra­lisme de Rosas, au Para­guay avec Lopez et Fran­cia, au Chi­li avec Ben­gi­do et Bal­ma­ce­da) et leurs conti­nua­teurs à notre siècle : ten­ta­tives natio­nal-bour­geoises, natio­nal-popu­laires, démo­cra­ti­co-bour­geoises de Car­de­nas, d’Yrigoyen, de Haya de la Torre, de Var­gas, d’A­guirre Cer­da, de Per­on, d’Ar­benz, etc. Il s’a­git là d’un cycle qui, du point de vue des pers­pec­tives révo­lu­tion­naires, est com­plè­te­ment épuisé.

Les lignes qui peuvent per­mettre d‘approfondir la ten­ta­tive his­to­rique de cha­cune de ses expé­riences passent aujourd’­hui par ces milieux qui ont com­pris que le conti­nent se trouve dans une situa­tion de guerre et qui se A pré­parent à en faire, sous l’empire des cir­cons­tances, le Viêt-Nam de la pro­chaine décade. Une guerre où la libé­ra­tion natio­nale ne pour­ra être conquise qu’en la posant comme une libé­ra­tion sociale : le socia­lisme étant la seule pers­pec­tive valable de n’im­porte quel pro­ces­sus de libération.

Actuel­le­ment, en Amé­rique latine, il n’y a pas de place pour la pas­si­vi­té ni pour l’in­no­cence. L’en­ga­ge­ment de l’intellectuel se mesure aux risques qu’il prend et pas seule­ment à des mots, des idées, mais aux actes qu’il accom­plit pour la cause de la libé­ra­tion. L’ou­vrier qui fait la grève et qui risque de perdre sa pos­si­bi­li­té de tra­vail ou de sur­vie, l’é­tu­diant qui met sa car­rière en jeu, le mili­tant qui garde le silence sous la tor­ture, cha­cun d’eux, par ses actes nous engage à quelque chose de beau­coup plus impor­tant qu’un vague geste de soli­da­ri­té.[[La hora de los hor­nos, “Vio­lences et libération”.]]

Dans une situa­tion où « l’é­tat de fait » rem­place « l’é­tat de droits », l’in­tel­lec­tuel, un tra­vailleur par­mi les autres, qui agit sur un des fronts de la culture, devra tendre, pour ne pas se renier, à deve­nir tou­jours plus radi­cal afin d’être à la hau­teur de son époque. L’im­puis­sance de toute concep­tion réfor­miste a déjà été suf­fi­sam­ment démas­quée non seule­ment sur le plan poli­tique mais aus­si sur le plan de la culture et du ciné­ma, plus par­ti­cu­liè­re­ment dans ce der­nier dont l’his­toire est l’his­toire de la domi­na­tion impé­ria­liste, de la domi­na­tion yan­kee surtout.

Une culture, un ciné­ma ne sont pas natio­naux parce qu’ils se situent dans des cadres géo­gra­phiques déter­mi­nés, mais quand ils répondent aux besoins par­ti­cu­liers de déve­lop­pe­ment et de libé­ra­tion de chaque peuple.

Le ciné­ma qui règne aujourd’­hui dans nos pays, créé pour jus­ti­fier et faire accep­ter la dépen­dance, ori­gine de tout son déve­lop­pe­ment, ne peut être autre chose qu’un ciné­ma dépen­dant, un ciné­ma sous-développé.

Si au début de l’his­toire (ou de la pré­his­toire) du ciné­ma on pou­vait par­ler d’un ciné­ma alle­mand, d’un ciné­ma ita­lien, d’un ciné­ma sué­dois, etc. net­te­ment dif­fé­ren­ciés et répon­dant à des carac­té­ris­tiques natio­nales propres, aujourd’­hui de telles dif­fé­rences ont dis­pa­ru. Les fron­tières se sont estom­pées paral­lè­le­ment à l’ex­pan­sion de l’im­pé­ria­lisme yan­kee et au modèle de ciné­ma que celui-ci allait impo­ser : le ciné­ma amé­ri­cain. Il s’avère dif­fi­cile, à notre époque, de dis­tin­guer à tra­vers le ciné­ma com­mer­cial et même dans le ciné­ma dit « ciné­ma d’au­teurs », aus­si bien dans les pays capi­ta­listes que dans les pays socia­listes, une œuvre qui échappe aux modèles du ciné­ma amé­ri­cain. La domi­na­tion de ce ciné­ma est telle que des œuvres monu­men­tales comme La guerre et la paix, du Sovié­tique Bon­dact­chouk sont en même temps des exemples monu­men­taux de la sou­mis­sion à toutes les pro­po­si­tions impo­sées par le ciné­ma amé­ri­cain (struc­ture, lan­gage, etc.) et en consé­quence à la concep­tion qui est la sienne.

La sou­mis­sion du ciné­ma aux modèles amé­ri­cains, même quand elle se limite à la forme et au lan­gage, conduit à adap­ter cer­taines formes d‘idéologie qui ont eu ce lan­gage et pas un autre comme résul­tat. L’ap­pro­pria­tion de modèles qui, en appa­rence. ne sont que tech­niques, indus­triels, scien­ti­fiques, etc., amène à une situa­tion concep­tuelle de dépen­dance depuis que le ciné­ma est une indus­trie ; mais à la dif­fé­rence d’autres indus­tries c’est une indus­trie pen­sée et struc­tu­rée pour engen­drer les idéo­lo­gies déter­mi­nées. Une camé­ra de 35 mm, 24 images à la seconde ; des lampes à arc, une salle com­mer­ciale pour les spec­ta­teurs, ce sont là des faits, mais non pas conçus pour trans­mettre gra­tui­te­ment quelque idéo­lo­gie, mais pour satis­faire avant tout les besoins cultu­rels et de plus-value d’une idéo­lo­gie par­ti­cu­lière d’une concep­tion du monde : celle du capi­ta­lisme américain.

Adop­ter de façon méca­nique un ciné­ma conçu comme un spec­tacle des­ti­né aux grandes salles, d’une durée stan­dard, avec des struc­tures her­mé­tiques qui naissent et meurent sur l’é­cran, satis­fait, c’est cer­tain, les inté­rêts com­mer­ciaux des groupes pro­duc­teurs, mais amène aus­si à l’ab­sorp­tion de formes de la concep­tion bour­geoise de l’exis­tence qui sont la conti­nui­té de l’art 1800, de l’art bour­geois : l’homme est admis que comme un objet consom­ma­teur et pas­sif ; plu­tôt que de lui recon­naître une apti­tude à construire l‘histoire, on lui recon­naît seule­ment le droit de la lire, de l’é­cou­ter et de la subir.

Le ciné­ma, en tant que spec­tacle, s’adresse à un être déglu­tis­sant, c’est le point le plus éle­vé auquel puisse par­ve­nir le ciné­ma bour­geois. Le monde, l’exis­tence, le deve­nir his­to­rique res­tent enfer­més dans les limites d’un tableau, la scène d’un théâtre, l’é­cran d’une pro­jec­tion ; l’homme en plus consi­dé­ré comme un consom­ma­teur d’idéologie que comme un fai­seur d’idéologies. C’est en par­tant de cette concep­tion que la phi­lo­so­phie bour­geoise et l’ob­ten­tion de la plus-value se conjuguent mer­veilleu­se­ment. On se trouve alors devant un ciné­ma cal­cu­lé par les spé­cia­listes des ana­lyses des moti­va­tions, pous­sé par les socio­logues et les psy­cho­logues, par les éter­nels cher­cheurs des rêves et des frus­tra­tions des masses, des­ti­né à vendre la vie en pel­li­cules, la vie comme au ciné­ma, la réa­li­té telle qu’elle est conçue par les classes dominantes.

La pre­mière réponse à cela, que nous pour­rions appe­ler le pre­mier ciné­ma, est née avec ce qu’on a appe­lé « le ciné­ma d’au­teur », le « ciné­ma d’ex­pres­sion », « la nou­velle vague », « le ciné­ma novo » ou, conven­tion­nel­le­ment, le deuxième ciné­ma. Cette réponse signi­fiait un pro­grès, dans la mesure où elle expri­mait la reven­di­ca­tion de l’au­teur à s’ex­pri­mer libre­ment dans un lan­gage non stan­dard ; c’é­tait une ouver­ture vers une ten­ta­tive de déco­lo­ni­sa­tion cultu­relle. Mais les ten­ta­tives en sont arri­vées à un point tel qu’elles ont atteint les limites per­mises par le sys­tème. Le cinéaste du deuxième ciné­ma s’est lais­sé prendre dans la for­te­resse dont parle Godard, ou est en voie de le faire. La recherche d’un mar­ché de 200.000 spec­ta­teurs en Argen­tine (chiffre qui est sup­po­sé cou­vrir les frais d’une pro­duc­tion indé­pen­dante), la pro­po­si­tion de déve­lop­per un méca­nisme de pro­duc­tion indus­trielle paral­lèle à celui du sys­tème mais pour être dif­fu­sé selon les normes qu’il impose, la lutte pour amé­lio­rer les lois de pro­tec­tion du ciné­ma et « chan­ger les mau­vais fonc­tion­naires pour en mettre à leur place de moins mau­vais », etc., tout cela est une démarche sans pers­pec­tive viable, si ce n‘est celle de deve­nir offi­ciel­le­ment l’aile jeune et fron­deuse de la socié­té, c’est-à-dire, de la socié­té néo-colo­ni­sée ou de la socié­té capitaliste.

Des pos­si­bi­li­tés réelles et dif­fé­rentes de celles qu’offre le sys­tème ne sont pos­sibles que lorsque l’on tient compte des condi­tions sui­vantes : éla­bo­rer des œuvres que le sys­tème ne peut pas absor­ber et étran­gères à ses besoins, ou des œuvres qui soient faites pour le com­battre direc­te­ment et expli­ci­te­ment. Aucune de ces condi­tions n’entre dans les pos­si­bi­li­tés que pour­suit le deuxième ciné­ma ; mais on peut les trou­ver dans la per­cée révo­lu­tion­naire vers un ciné­ma en marge du sys­tème et contre le sys­tème, un ciné­ma de libé­ra­tion, le troi­sième cinéma.

Une des tâches les plus effi­caces du néo­co­lo­nia­lisme a été de déta­cher cer­tains milieux intel­lec­tuels, sur­tout les artistes, de la réa­li­té natio­nale et de les faire, par contre s’a­li­gner der­rière « l’art et les modèles uni­ver­sels ».

Intel­lec­tuels et artistes ont en géné­ral été à l’ar­rière des luttes popu­laires, quand ils n’al­laient pas contre elles. Les couches qui ont mieux tra­vaillé pour la construc­tion d’une culture natio­nale (com­prise comme une impul­sion vers la déco­lo­ni­sa­tion) n’ont jus­te­ment pas été les élites ins­truites, mais les milieux les plus exploi­tés et les moins civi­li­sés. Les orga­ni­sa­tions popu­laires se sont à juste titre, tou­jours méfie de « l’in­tel­lec­tuel » et de « l’artiste ». Quand ceux-ci n’ont pas été ouver­te­ment uti­li­sés par la bour­geoi­sie ou l’im­pé­ria­lisme, ils l‘ont été indi­rec­te­ment car ils se sont pour la plu­part limi­tés à pro­cla­mer une poli­tique de « paix et démo­cra­tie » ayant peur de tout ce qui pou­vait avoir une allure natio­nale, ayant peur de conta­mi­ner l’art par la poli­tique, l’ar­tiste par le mili­tant révo­lu­tion­naire. C’est ain­si qu’ils ont mas­qué les causes internes qui ont pro­vo­qué les contra­dic­tions de la socié­té néo-colo­ni­sée en met­tant au pre­mier plan les causes exté­rieures qui, « si elles sont la condi­tion des chan­ge­ments ne peuvent en aucun cas en être le fon­de­ment »[[Mao Tsé-Toung. De la pra­tique]], en rem­pla­çant dans le cas de l’Ar­gen­tine, la lutte contre l’impérialisme et l’o­li­gar­chie indi­gène par la lutte de la démo­cra­tie contre le fas­cisme, en sup­pri­mant la contra­dic­tion fon­da­men­tale d’un pays néo-colo­ni­sé et en la rem­pla­çant « par une contra­dic­tion qui était une copie de la contra­dic­tion mon­diales ».[[Rodol­fo Pui­gróss, El pro­le­ta­ria­do y la revo­lu­ción nacio­nal (Le pro­lé­ta­riat et la révo­lu­tion nationale).]]

Ce déta­che­ment, de la part des couches intel­lec­tuelles et des artistes, des pro­ces­sus natio­naux de libé­ra­tion qui, entre autres, aide à com­prendre les limi­ta­tions idéo­lo­giques dans les­quelles ils se sont déve­lop­pés, tend aujourd’­hui è dimi­nuer dans la mesure où les uns et les autres com­mencent à décou­vrir qu’il est impos­sible de détruire l’en­ne­mi sans se ral­lier aupa­ra­vant à une lutte pour des inté­rêts com­muns. L’ar­tiste com­mence à sen­tir l’in­suf­fi­sance de son non-confor­misme et de sa révolte individuelle.

Les orga­ni­sa­tions révo­lu­tion­naires, a leur tour, découvrent le vide qu’en­gendre, sur le pian cultu­rel, la lutte pour le pou­voir. Les dif­fi­cul­tés que pré­sente la réa­li­sa­tion dans le domaine du ciné­ma, les limi­ta­tions idéo­lo­giques du cinéaste d’un pays néo­co­lo­nial, etc., ont été les élé­ments objec­tifs qui ont fait que jus­qu’à main­te­nant les orga­ni­sa­tions du peuple n’a­vaient pas accor­dé au ciné­ma l’at­ten­tion qu’il mérite. La pen­sée écrite, les infor­ma­tions impri­mées, la pro­pa­gande murale, les dis­cours et les formes d’information, d’ex­pli­ca­tion et de poli­ti­sa­tion ver­bale conti­nuent à être jus­qu’à main­te­nant les prin­ci­paux ins­tru­ments de com­mu­ni­ca­tion dans les orga­ni­sa­tions et les couches d’a­vant-garde ou des masses. Mais le fait que cer­tains cinéastes se soient resi­tués et qu’ils aient de ce fait pro­duit des films utiles à la libé­ra­tion, a per­mis à quelques avant-gardes poli­tiques de décou­vrir l’im­por­tance du ciné­ma en tant que moyen de com­mu­ni­ca­tion, et de com­prendre qu’en rai­son de ses carac­té­ris­tiques par­ti­cu­lières il per­met de ras­sem­bler, pen­dant la durée d’une pro­jec­tion, des forces d’origines diverses, des gens qui n’au­raient peut — être pas répon­du à l’ap­pel d’un dis­cours ou d’une confé­rence. Le ciné­ma s’avère un pré­texte effi­cace et il ajoute à cela le conte­nu idéo­lo­gique qui lui est propre.

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La capa­ci­té de syn­thèse et de péné­tra­tion de l’i­mage fil­mée, la pos­si­bi­li­té d’un docu­ment vivant et d’une réa­li­té nue, le pou­voir d’ex­pli­ca­tion des moyens audio­vi­suels dépassent de loin n’im­porte quel autre moyen de com­mu­ni­ca­tion. Inutile de dire que ces œuvres, qui par­viennent à exploi­ter intel­li­gem­ment les pos­si­bi­li­tés de l’i­mage, le dosage des concepts, le lan­gage et la struc­ture qui émanent de la nar­ra­tion audio-visuelle, obtiennent des résul­tats effi­caces dans le domaine de la poli­ti­sa­tion et de la mobi­li­sa­tion des cadres et même dans le tra­vail au niveau des masses la où cela s’a­vère possible.

Les étu­diants qui sont des­cen­dus dans l’a­ve­nue 18 de Junio à Mon­te­vi­deo et qui ont éle­vé des bar­ri­cades après la pro­jec­tion de Me gus­tan los estu­diantes (J’aime les étu­diants) de Mario Hand­ler, ou ceux qui ont impro­vi­sé des mani­fes­ta­tions a Méri­da et à Cara­cas en chan­tant « L’internationale » après la pro­jec­tion de L’heure des bra­siers, ou la crois­sante demande de films comme ceux de San­tia­go Alva­rez et les docu­men­taires cubains, les débats, les réunions et les assem­blées qui se forment après la pro­jec­tion clan­des­tine ou semi-clan­des­tine de ce troi­sième ciné­ma, tout cela ouvre une voie tor­tueuse et dif­fi­cile qu’empruntent aus­si main­te­nant, dans les socié­tés de consom­ma­tion, les orga­ni­sa­tions de masse (cine­gior­na­li libe­ri en lta­lie, docu­men­taires du Zen­ga­ku­ren au Japon, etc.).

Pour la pre­mière fois en Amé­rique latine, appa­raissent des orga­ni­sa­tions dis­po­sées à l’u­ti­li­sa­tion poli­ti­co-cultu­relle du ciné­ma. Au Chi­li, le Par­ti Socia­liste, qui four­nit à ses cadres du maté­riel ciné­ma­to­gra­phique révo­lu­tion­naire et leur donne des direc­tives dans ce sens, en Argen­tine, des groupes révo­lu­tion­naires péro­nistes et non péro­nistes aus­si mani­festent leur inté­rêt dans ce domaine. De son côté l’O.S.P.A.A.A.L. col­la­bore à la réa­li­sa­tion et à la dis­tri­bu­tion de films qui contri­buent à la lutte anti-impé­ria­liste. Les orga­ni­sa­tions révo­lu­tion­naires découvrent la néces­si­té de cadres qui sachent uti­li­ser de la meilleure façon pos­sible une camé­ra, un magné­to­phone ou un appa­reil de pro­jec­tion. Les avant-gardes poli­tiques et les avant-gardes artis­tiques se ren­contrent à par­tir de la lutte pour arra­cher le pou­voir à l’en­ne­mi, dans un tra­vail com­mun qui les enri­chit mutuellement.

Cer­tains des aspects qui, il n’y a pas long­temps, retar­daient l’u­ti­li­sa­tion du ciné­ma en tant qu’instrument révo­lu­tion­naire étaient le pro­blème des appa­reils, les dif­fi­cul­tés tech­niques, la spé­cia­li­sa­tion requise obli­ga­toi­re­ment à chaque étape du tra­vail, les prix éle­vés, etc. Les pro­grès réa­li­sés aujourd’hui dans cha­cun de ces domaines, la sim­pli­fi­ca­tion des camé­ras, des magné­to­phones, les nou­veaux pro­grès dans le domaine de la pel­li­cule, les pel­li­cules ultra-sen­sibles qui peuvent cap­ter l’i­mage sans éclai­rage spé­cial, les cel­lules incor­po­rées, les pro­grès dans l’ob­ten­tion de la syn­chro­ni­sa­tion audio-visuelle, tout cela ajou­té à la dif­fu­sion des connais­sances dans ce domaine par les revues spé­cia­li­sées à grand tirage et même par des publi­ca­tions non spé­cia­li­sées, a ser­vi à démys­ti­fier le fait ciné­ma­to­gra­phique, à lui effa­cer cette auréole qua­si magique qui fai­sait appa­raitre le ciné­ma comme ne pou­vant être qu’à la por­tée des « artistes », des « génies » ou des « pri­vi­lé­giés ».

Le ciné­ma devient de plus en plus à la por­tée de classes plus nom­breuses. Les expé­riences réa­li­sées en France par Chris Mar­ker, qui a don­né des camé­ras à des groupes d’ou­vriers, après leur avoir appris com­ment les manier, dans le but de per­mettre au tra­vailleur de fil­mer, comme s’il l’é­cri­vait, sa propre vision du monde, sont des expé­riences qui ouvrent au ciné­ma des pers­pec­tives inédites et avant tout : une nou­velle concep­tion du fait ciné­ma­to­gra­phique et de la signifi­ca­tion de l’art à notre époque.

-829.jpg L’impérialisme et le capi­ta­lisme, que ce soit dans la socié­té de consom­ma­tion ou dans le pays néo-colo­ni­sé, recouvrent tout d’un voile d’i­mages et d’ap­pa­rences. Plus que la réa­li­té, ce qui importe là, c‘est une image inté­res­sée de cette réa­li­té. Monde peu­plé de fan­tai­sie et de fan­tômes où la mons­truo­si­té est revê­tue de beau­té et la beau­té de mons­truo­si­té. D’une part, la fan­tai­sie, l’univers bour­geois ima­gi­naire où scin­tillent le confort, l’é­qui­libre, la saine rai­son, l’ordre, l’ef­fi­ca­ci­té, la pos­si­bi­li­té « d’être quel­qu’un ». D’autre part, les fan­tômes, nous, les pares­seux, les indo­lents, les sous-déve­lop­pés, les fau­teurs de désordre. Quand le néo-colo­ni­sé accepte sa situa­tion, il devient un Gun­gha Din, un déla­teur au ser­vice du colon, un oncle Tom, rené­gat de sa classe et de sa race, ou un idiot, ser­vi­teur sym­pa­thique et gro­tesque, mais quand il essaye de refu­ser sa situa­tion d’op­pres­sion, il passe pour être un aigri, un sau­vage, un man­geur d’en­fants. Le révo­lu­tion­naire est pour le sys­tème, pour ceux qui ne dorment pas de peur de ceux qui ne mangent pas, un scé­lé­rat, un assaillant, un vio­la­teur et par consé­quent, la pre­mière bataille qu’on mène contre lui ne se situe pas sur le plan poli­tique mais se livre avec les res­sources et les lois policières.

Plus l’homme est exploi­té, plus on le consi­dère comme insi­gni­fiant. Plus il résiste, plus on le place au niveau des bêtes. On peut voir dans Adieu Afrique !, du fas­ciste Jaco­pet­ti, les sau­vages afri­cains, bêtes exter­mi­na­trices et san­gui­naires, sou­mis à une abjecte anar­chie une fois qu’ils se sont défaits de la pro­tec­tion blanche. Tar­zan est mort et à sa place sont nés les Lumum­ba, les Lobem­gu­la, les Nko­mo et les Mad­zim­ba­mu­to, et c’est le quelque chose que le néo-colo­nia­lisme ne par­donne pas. La fan­tai­sie a été rem­pla­cée par des fan­tômes, et alors l’homme devient une vedette de la mort afin que Jaco­pet­ti puisse fil­mer com­mo­dé­ment son exécution.

Je fais la révo­lu­tion, donc j’existe. A par­tir de là fan­tai­sie et fan­tômes se dis­solvent pour lais­ser la place à l’homme vivant. Le ciné­ma de la révo­lu­tion est simul­ta­né­ment un ciné­ma de des­truc­tion et de construc­tion. Des­truc­tion de l’i­mage que le néo­co­lo­nia­lisme a don­née de lui-même et de nous. Construc­tion d’une réa­li­té pal­pi­tante et pleine de vie, res­ti­tu­tion de la véri­té dans n’importe laquelle de ses expressions.

Le fait de remettre les choses à leur place et de leur rendre leur véri­table signi­fi­ca­tion est quelque chose d’ex­trê­me­ment sub­ver­sif aus­si bien dans la situa­tion néo­co­lo­niale que dans les socié­tés de consommation.

Dans ces der­nières l’ap­pa­rente ambi­guï­té ou la pseu­do-objec­ti­vi­té de l’in­for­ma­tion dans la presse écrite, dans la lit­té­ra­ture, etc. ou la rela­tive liber­té qu’ont les orga­ni­sa­tions popu­laires de four­nir leurs propres infor­ma­tions, cessent d’être telles pour deve­nir une véri­table res­tric­tion quand il s’a­git de la télé­vi­sion et de la radio, les deux plus puis­sants moyens d’information contrô­lés et mono­po­li­sés par le sys­tème. Les expé­riences au moment des évé­ne­ments de mai en France sont assez expli­cites sur ce plan.

Le monde où règne l’ir­réel, l’ex­pres­sion artis­tique est pous­sé vers la fan­tai­sie, la fic­tion, les lan­gages-clé, les signes et les mes­sages insi­nués entre les lignes. L’art se détache des faits concrets qui pour le néo-colo­nia­lisme sont des témoi­gnages d’ac­cu­sa­tion et tourne sur lui-même et se pavane dans un monde d‘abstraction et de fan­tômes, il se situe hors du temps et de l’his­toire. Il peut se réfé­rer au Viêt-Nam, mais loin du Viêt-Nam, à l’A­mé­rique latine, mais loin du conti­nent, là où il perd son effi­ca­ci­té et ses moyens, là où il se dépolitise.

Le ciné­ma dit docu­men­taire, avec le vaste champ qu’embrasse cette concep­tion, qui va du didac­tique à la recons­truc­tion d’un fait ou d’une his­toire, est sans doute la base d’où doit par­tir le ciné­ma révo­lu­tion­naire. Chaque image qui docu­mente, témoigne, réfute, appro­fon­dit, la véri­té d’une situa­tion, est quelque chose de plus qu’une image de film ou un fait pure­ment artis­tique, elle devient quelque chose que le sys­tème ne peut absorber.

Le témoi­gnage d’une réa­li­té natio­nale est, en outre, un moyen ines­ti­mable de dia­logue et de connais­sance au niveau mon­dial. Aucune forme inter­na­tio­nale de lutte ne pour­ra réus­sir s’il n’y a pas un échange mutuel des expé­riences entre les peuples, si on ne détruit pas, à l’é­chelle mon­diale conti­nen­tale et natio­nale la bal­ka­ni­sa­tion qu’es­saye de main­te­nir l’impérialisme.

Il n’y a pas de pos­si­bi­li­té d’ac­cès à la connais­sance d’une réa­li­té tant que ne se réa­lise pas une action ten­dant à trans­for­mer, de chaque front de lutte, la réa­li­té abor­dée. « Il ne suf­fit pas d’in­ter­pré­ter le monde, il s’agit de le chan­ger », cette phrase de Marx fil faut la répé­ter a chaque instant.

Par­tant de cette atti­tude, il reste au cinéaste à décou­vrir son propre lan­gage, celui qui sur­gi­ra de sa vision mili­tante et trans­for­ma­trice et du carac­tère du thème qu’il abor­de­ra. A ce pro­pos, il faut signa­ler qu’il existe encore, chez cer­tains cadres, de vieilles posi­tions dog­ma­tiques qui consistent à n’at­tendre de la part du cinéaste ou de l’ar­tiste qu’une vision apo­lo­gé­tique de la réa­li­té, plus en fonc­tion de ce qu’on dési­re­rait idéa­le­ment qu’elle soit que de ce qu’elle est. Ces posi­tions qui cachent au fond un manque de confiance en ce qui concerne les pos­si­bi­li­tés de la réa­li­té même, ont ame­né, dans cer­tains cas, à uti­li­ser le lan­gage ciné­ma­to­gra­phique comme une simple illus­tra­tion idéa­li­sée d’un fait, à vou­loir enle­ver à la réa­li­té ses pro­fondes contra­dic­tions, sa richesse dia­lec­tique, qui est ce qui peut don­ner à un film beau­té et effi­ca­ci­té. La réa­li­té des pro­ces­sus révo­lu­tion­naires dans le monde entier, mal­gré ses aspects confus et néga­tifs, contient une ligne domi­nante, une syn­thèse assez riche et assez sti­mu­lante pour ne pas la sché­ma­ti­ser par des visions par­tiales ou sectaires.

Le ciné­ma pam­phlet, le ciné­ma didac­tique, le ciné­ma d’in­for­ma­tion, le ciné­ma d’es­sai de témoi­gnage, toute forme mili­tante d’ex­pres­sion est valable et il serait absurde de dic­ter des normes esthé­tiques de tra­vail. Rece­voir tout du peuple, lui four­nir ce qu’il y a de meilleur, ou, comme l’a dit le Ché, res­pec­ter le peuple en lui don­nant de la qua­li­té. Il serait bon, devant les ten­dances tou­jours latentes chez l’artiste révo­lu­tion­naire de rabais­ser la recherche et le lan­gage d’un thème à une espèce de néo-popu­lisme, de tenir compte de cela, car si telle est bien l’am­biance dans laquelle se meuvent les masses, cela ne peut en aucun cas les aider à se débar­ras­ser des traces lais­sées par l’impérialisme.

L’ef­fi­ca­ci­té obte­nue par les meilleures œuvres du ciné­ma mili­tant prouve que les couches consi­dé­rées comme arrié­rées sont suf­fi­sam­ment aptes à com­prendre le sens exact d’une asso­cia­tion d’images, d’un effet de mon­tage, de n’importe quelle ten­ta­tive lin­guis­tique qui se situe en fonc­tion d’une idée pré­cise. D’autre part, le ciné­ma révo­lu­tion­naire n’est pas essen­tiel­le­ment celui qui illustre ou docu­mente ou fixe pas­si­ve­ment une situa­tion, mais celui qui essaye d’a­gir sur elle, comme un élé­ment d’im­pul­sion et de cor­rec­tion. C‘est-à-dire de décou­vrir en transformant.

Les dif­fé­rences qui existent entre les divers pro­ces­sus de libé­ra­tion font qu’il n’est pas pos­sible d’établir des règles qui se vou­draient uni­ver­selles. Un ciné­ma qui dans la socié­té de consom­ma­tion, n’at­teint pas le niveau de la réa­li­té dans laquelle il se mani­feste, peut, dans un pays néo­co­lo­nial, jouer un rôle sti­mu­lant, de même qu’un ciné­ma révo­lu­tion­naire dans une situa­tion néo­co­lo­niale, ne le sera pas for­cé­ment si on le fait pas­ser méca­ni­que­ment dans les métropoles.

Ensei­gner à manier une arme peut être révo­lu­tion­naire là où existent, en puis­sance ou expli­ci­te­ment, des couches sus­cep­tibles de se lan­cer à la conquête du pou­voir, mais cela cesse de l’être dans des situa­tions où les masses manquent encore du niveau suf­fi­sant de conscience face à leur situa­tion d’op­pres­sion ou dans les endroits où elles ont déjà appris à les manier. C’est ain­si qu’un ciné­ma qui insiste sur la dénon­cia­tion des effets de la poli­tique néo­co­lo­niale rentre dans le jeu réfor­miste si la conscience des masses a déjà atteint ce niveau de connais­sance ; ce qui sera révo­lu­tion­naire, dans ce cas-là, ce sera d’aller aux causes, de recher­cher la manière dont on peut s’organiser et s’ar­mer pour pro­vo­quer un changement.

Par exemple l’im­pé­ria­lisme peut très bien patron­ner actuel­le­ment des films pour com­battre l’analphabétisme, et de tels films cor­res­pon­dront tout sim­ple­ment aux besoins de l’im­pé­ria­lisme, de nos jours ; par contre, la réa­li­sa­tion à Cuba de films de ce genre, après le triomphe de la Révo­lu­tion, avait un carac­tère net­te­ment révo­lu­tion­naire ; bien qu’ils partent sim­ple­ment du fait d’ap­prendre à lire et à écrire, ils avaient un objec­tif abso­lu­ment dif­fé­rent de celui de l’impérialisme : for­mer des hommes pour la libé­ra­tion et non pas pour la soumission.

Le modèle de l’œuvre d’art par­faite, du film par­fait exé­cu­té selon les règles impo­sées par la culture bour­geoise, ses théo­ri­ciens et ses cri­tiques a ser­vi, dans les pays dépen­dants, à inhi­ber le cinéaste, sur­tout quand il a vou­lu adap­ter des modèles iden­tiques à une réa­li­té qui ne lui offrait ni la culture, ni la tech­nique, ni les élé­ments les plus som­maires pour y par­ve­nir. La culture de la métro­pole gar­dait les secrets mil­lé­naires qui avaient don­né nais­sance à ses modèles ; la trans­po­si­tion de ceux-ci dans la réa­li­té néo­co­lo­niale s’est tou­jours avé­rée un méca­nisme d’a­lié­na­tion à par­tir du moment où l’artiste du pays dépen­dant ne pou­vait pas absor­ber en quelques années les secrets d’une culture et d’une socié­té éla­bo­rées au cours des siècles à tra­vers des cir­cons­tances his­to­riques abso­lu­ment différentes.

La pré­ten­tion d’arriver, dans le domaine du ciné­ma à se mesu­rer aux œuvres des pays domi­nants finit géné­ra­le­ment par un échec étant don­né l’exis­tence de deux réa­li­tés his­to­riques n’ayant pas de com­mune mesure. Cette démarche, comme elle ne trouve pas de moyen d’être réso­lue, conduit à un sen­ti­ment d’in­fé­rio­ri­té et de frustration.

Mais celles-ci naissent avant tout de la peur de prendre le risque de s’en­ga­ger dans les voies abso­lu­ment nou­velles, reje­tant, dans leur presque tota­li­té celles qu’offre « leur ciné­ma ». Peur de recon­naître les par­ti­cu­la­ri­tés et les limi­ta­tions d’une situa­tion de dépen­dance pour décou­vrir les pos­si­bi­li­tés de cette situa­tion et de trou­ver des formes de la sur­mon­ter for­cé­ment originales.

L’exis­tence d’un ciné­ma révo­lu­tion­naire n’est pas conce­vable sans l’exer­cice constant et métho­dique de la pra­tique, de la recherche et de l’ex­pé­ri­men­ta­tion. Bien plus, c’est l’obligation pour le nou­veau cinéaste de s’engager, de s’a­ven­tu­rer dans l’in­con­nu en fai­sant par­fois un saut dans le vide, en s’exposent à l’échec, comme le fait le gué­rille­ro qui s’en­gage dans des sen­tiers qu’il s’ouvre à coup de machette. C’est dans cette apti­tude à se situer en marge du connu, à se dépla­cer au milieu des dan­gers conti­nuels que réside la pos­si­bi­li­té de décou­vrir et d’inventer des formes et des struc­tures ciné­ma­to­gra­phiques neuves qui servent à une vision plus en pro­fon­deur de notre réalité.

Notre époque est une époque d‘hypothèses, désor­don­nées, vio­lentes, faites la camé­ra dans une main, une pierre dans l’autre et qu’il est impos­sible de juger selon les canons de la théo­rie et de la cri­tique tra­di­tion­nelles. C’est dans la pra­tique et dans l’ex­pé­ri­men­ta­tion désa­lié­nantes que naî­tront les idées pour une théo­rie et une cri­tique ciné­ma­to­gra­phique qui soient les nôtres. « La connais­sance com­mence par la pra­tique, après avoir acquis des connais­sances théo­riques au moyen de la pra­tique, il faut retour­ner à la pra­tique ».[[Mao Tsé-Toung, De la pra­tique]] Une fois enfon­cé dans cette praxis, le cinéaste révo­lu­tion­naire aura à vaincre d’in­nom­brables obs­tacles ; il sen­ti­ra la soli­tude de ceux qui, aspi­rant aux flat­te­ries des moyens de pro­mo­tion du sys­tème, s’a­per­çoivent que ces moyens leur sont fer­més. Il ces­se­ra, comme dit Godard, d’être cham­pion cycliste pour deve­nir un cycliste ano­nyme à la viet­na­mienne, enfon­cé dans la guerre cruelle et pro­lon­gée. Mais il décou­vri­ra aus­si qu’il existe un public récep­tif qui consi­dère son œuvre comme la sienne propre, qui l’in­cor­pore de façon vivante à sa propre exis­tence, prêt à l‘entourer et à le défendre comme il ne le ferait pour aucun cham­pion cycliste au monde.

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De la pratique

Dans cette guerre pro­lon­gée, avec la camé­ra comme fusil, nous nous livrons en fait à une acti­vi­té de gué­rilla. C’est pour­quoi le tra­vail d’un groupe de ciné­ma-gué­rilla doit être régi par des règles stric­te­ment dis­ci­pli­naires aus­si bien en ce qui concerne les méthodes de tra­vail que la sécurité.

Une gué­rilla ne peut pas se ren­for­cer si elle ne tra­vaille pas avec une concep­tion de cadres et de struc­tures mili­taires, il en est de même en ce qui concerne la marche d’un groupe de ciné­ma révo­lu­tion­naire. Le groupe existe, il est donc un com­plé­ment de res­pon­sa­bi­li­tés, une syn­thèse de pos­si­bi­li­tés com­plé­men­taires dans la mesure où il agit en har­mo­nie avec une direc­tion qui cen­tra­lise la pla­ni­fi­ca­tion du tra­vail et pré­serve sa conti­nui­té. L’ex­pé­rience indique qu’il n’est pas facile de main­te­nir la cohé­sion d’un groupe quand celui-ci se trouve être bom­bar­dé par le sys­tème et sa chaîne de com­plices sou­vent dégui­sés en « pro­gres­sistes », quand il n’y a pas de sti­mu­la­tion exté­rieure immé­diate et spec­ta­cu­laire et on connaît les dif­fi­cul­tés et les ten­sions d’un tra­vail fait et dif­fu­sé clandestinement.

Beau­coup aban­donnent leurs res­pon­sa­bi­li­tés soit parce qu’ils ne leur accordent pas leur véri­table valeur, soit parce qu’ils exigent un genre de valo­ri­sa­tion qui est celle du ciné­ma du sys­tème et non pas celle du ciné­ma clan­des­tin. La nais­sance de conflits internes est une réa­li­té qui existe dans chaque groupe, qu’il soit ou non idéo­lo­gi­que­ment pré­pa­ré. La non-conscience de ce conflit inté­rieur au niveau psy­cho­lo­gique, carac­té­rio­lo­gique, etc., le manque de matu­ri­té pour faire face au pro­blème des rap­ports conduisent par­fois à des oppo­si­tions et à des riva­li­tés qui pro­voquent de véri­tables affron­te­ments au delà des diver­gences idéo­lo­giques ou de l’ob­jec­tif à atteindre. Aus­si la conscience des pro­blèmes des rap­ports, de la direc­tion et de la com­pé­tence est elle fon­da­men­tale. Par­ler clai­re­ment, déli­mi­ter les camps, fixer les res­pon­sa­bi­li­tés, assu­mer sa tâche rigou­reu­se­ment, en tant que mili­tant. Le ciné­ma de gué­rilla pro­lé­ta­rise le cinéaste, brise l’aristocratie intel­lec­tuelle que la bour­geoi­sie octroie à ses sui­veurs, démo­cra­tise. Les liens du cinéaste avec la réa­li­té l’in­tègrent davan­tage à son peuple. Des couches d’avant-garde, et même des masses inter­viennent col­lec­ti­ve­ment à l’œuvre quand elles com­prennent qu’il s’a­git de la pour­suite de sa lutte quo­ti­dienne. L’heure des bra­siers illustre la façon dont un film peut être mené à bien mal­gré les cir­cons­tances hos­tiles quand il a la com­pli­ci­té et la col­la­bo­ra­tion de mili­tants et de cadres du peuple.

Le cinéaste révo­lu­tion­naire agit avec une vision radi­ca­le­ment neuve du rôle du réa­li­sa­teur, du tra­vail d’équipe, des ins­tru­ments, des détails. Avant tout il se ravi­taille lui même pour pro­duire ses films, il s’é­quipe dans tous les domaines, il s’exerce au manie­ment des dif­fé­rentes tech­niques. Ce qu’il pos­sède de plus valable ce sont ces outils de tra­vail, enga­gés tota­le­ment pour ser­vir son besoin de com­mu­ni­ca­tion. La camé­ra est une inépui­sable arra­cheuse d’i­mages-muni­tions, l’appareil de pro­jec­tion une arme capable de lan­cer 24 pho­to­gra­phies à la seconde.

Chaque membre du groupe doit avoir des connais­sances, au moins géné­rales des appa­reils qui sont uti­li­sés : il doit pou­voir rem­pla­cer les autres à n’im­porte quelle phase de la réa­li­sa­tion. Il faut ren­ver­ser le mythe des tech­ni­ciens irremplaçables.

Le groupe tout entier doit accor­der une grande impor­tance aux petits détails de la réa­li­sa­tion et à la sécu­ri­té qui doit la pro­té­ger. Une impré­vi­sion, quelque chose qui dans le ciné­ma conven­tion­nel pas­se­rait inaper­çu, peut dans un ciné­ma-gué­rilla, démo­lir le tra­vail de semaines et de mois.

Et un échec, dans un ciné­ma-gué­rilla, comme dans la gué­rilla elle-même, peut signi­fier la perte d’une œuvre ou la modi­fi­ca­tion de tous les plans. « Dans une gué­rilla l’é­chec est un concept mille fois pré­sent et la vic­toire un mythe auquel seul un révo­lu­tion­naire peut son­ger ».[[Che Gue­va­ra, La guerre de gué­rilla.]] Apti­tude à soi­gner les détails, dis­ci­pline, rapi­di­té et sur­tout être dis­po­sé à vaincre les fai­blesses, la com­mo­di­té, les vieilles habi­tudes, le cli­mat pseu­do-nor­mal der­rière lequel se cache la guerre quo­ti­dienne. Chaque film est une opé­ra­tion dif­fé­rente, un tra­vail dif­fé­rent qui oblige à varier les méthodes pour déso­rien­ter et ne pas alar­mer l’en­ne­mi, sur­tout quand les labo­ra­toires de déve­lop­pe­ment sont encore entre ses mains.

Le suc­cès tra­vail réside en grande par­tie dans la capa­ci­té de silence du groupe, dans sa conti­nuelle méfiance, atti­tude dif­fi­cile à atteindre au sein d’une situa­tion où, en appa­rence, il ne se passe rien, le cinéaste ayant été habi­tué à racon­ter tout ce qu‘il fait parce que c’est la base du pres­tige et de la pro­mo­tion sur laquelle la bour­geoi­sie l’a formé.

Le mot d’ordre « vigi­lance constante, constante méfiance, mobi­li­té constante » est de rigueur pour le ciné­ma-gué­rilla. Tra­vailler, en appa­rence sur plu­sieurs pro­jets, sépa­rer le maté­riel en plu­sieurs par­ties pour le déve­lop­pe­ment, uti­li­ser des tierces per­sonnes, mélan­ger le maté­riel avec d’autre maté­riel, le mon­ter, le démon­ter, semer la confu­sion, neu­tra­li­ser, dépis­ter. Tout cela tant que le groupe ne pos­sède pas son propre labo­ra­toire de déve­lop­pe­ment, même rudi­men­taire, et qu‘il existe encore cer­taines pos­si­bi­li­tés dans les labo­ra­toires traditionnels.

La col­la­bo­ra­tion au niveau de groupes, entre divers pays peut être une garan­tie pour pou­voir ter­mi­ner le tra­vail ou la réa­li­sa­tion de cer­taines phases de celui-ci s’il ne peut pas être ter­mi­né dans le pays d’origine. Il fau­dra ajou­ter a cela la néces­si­té d’un centre de récep­tion du maté­riel d’ar­chive qui pour­rait être uti­li­sé par les divers groupes et la pers­pec­tive de coor­don­ner au niveau conti­nen­tal, et même mon­dial, la conti­nui­té du tra­vail dans tous les pays ; ren­contres pério­diques régio­nales ou mon­diales pour échan­ger des expé­riences, réa­li­ser une col­la­bo­ra­tion, faire des plans de tra­vail com­muns, etc.

Le cinéaste révo­lu­tion­naire et les groupes de tra­vail seront, du moins aux étapes ini­tiales, les seuls pro­duc­teurs de leurs œuvres. C’est sur eux que repo­se­ra la plus grande res­pon­sa­bi­li­té en ce qui concerne l’étude des formes de récu­pé­ra­tion éco­no­mique qui faci­li­te­ront la conti­nui­té du tra­vail. Un ciné­ma-gué­rilla n’a pas encore un pas­sé suf­fi­sant pour éta­blir des règles dans ce domaine ; les expé­riences qui existent n‘ont rien prou­vé d’autre qu’une habi­le­té à pro­fi­ter des cir­cons­tances par­ti­cu­lières qui exis­taient dans chaque pays. Mais quelles que puissent être les situa­tions on ne peut pas envi­sa­ger la pré­pa­ra­tion d’un film sans étu­dier au préa­lable ses des­ti­na­taires et, par consé­quent envi­sa­ger un plan de récu­pé­ra­tion des fonds inves­tis. Et ici, vient à nou­veau se poser la néces­si­té d’un lien plus étroit entre les avant-gardes artis­tiques et les avant-gardes poli­tiques car ce lien est utile pour l’étude en com­mun des formes de pro­duc­tion, de dif­fu­sion et de continuité.

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Un ciné­ma-gué­rilla ne peut pas être des­ti­né à d’autres méca­nismes de dif­fu­sion que les pos­si­bi­li­tés d’ac­tion des orga­ni­sa­tions révo­lu­tion­naires et par­mi ces méca­nismes, ceux que le cinéaste lui-même inven­te­ra ou décou­vri­ra. Pro­duc­tion, dif­fu­sion et pos­si­bi­li­tés éco­no­miques de sur­vie doivent faire par­tie d’une même stra­té­gie. La réso­lu­tion des pro­blèmes aux­quels il faut faire face en ce qui concerne cha­cune de ces tâches est ce qui encou­ra­ge­ra d‘autres gens à faire ce tra­vail de ciné­ma-gué­rilla, à rejoindre ses rangs et à le rendre moins vulnérable.

La dif­fu­sion d’un tel ciné­ma en Amé­rique latine en est à ses pre­miers bal­bu­tie­ments, cepen­dant la répres­sion du sys­tème est déjà, en ce qui le concerne un fait léga­li­sé. Il suf­fit de voir en Argen­tine les inter­ven­tions qui se sont pro­duites pen­dant quelques-unes des pro­jec­tions et la der­nière loi de répres­sion ciné­ma­to­gra­phique de ton net­te­ment fas­ciste ; au Bré­sil les res­tric­tions sont tous les jours plus grandes pour les cama­rades les plus com­ba­tifs du ciné­ma-novo ; au Vene­zue­la l’interdiction et le retrait du visa de La hora de los hor­nos sont un fait dans presque tout le conti­nent la cen­sure empêche toute pos­si­bi­li­té de dif­fu­sion publique.

Sans films révo­lu­tion­naires et sans un public qui les réclame, toute ten­ta­tive d’ou­vrir des formes nou­velles de dif­fu­sion serait condam­née à l’échec. Les uns et l’autre exis­tant déjà en Amé­rique latine. L’ap­pa­ri­tion de telles œuvres a ouvert une voie qui passe dans cer­tains pays comme l’Argentine par des pro­jec­tions dans des appar­te­ments ou des mai­sons avec un nombre de par­ti­ci­pants qui ne devrait jamais dépas­ser 25 per­sonnes ; ailleurs, comme au Chi­li, dans des paroisses, des uni­ver­si­tés ou des centres de culture (de moins en moins nom­breux) dans le cas de l’U­ru­guay, pro­jec­tions dans le plus grand ciné­ma de Mon­te­vi­deo, devant 2 500 per­sonnes qui rem­plissent la salle et font de chaque pro­jec­tion une fer­vente mani­fes­ta­tion anti-impérialiste.[[L’hebdomadaire Mar­cha orga­nise après minuit et le dimanche matin des pro­jec­tions qui sont très appré­ciées par le grand public.]] Mais les pers­pec­tives au niveau conti­nen­tal ne laissent pas de doute sur le fait que la conti­nui­té d’un ciné­ma révo­lu­tion­naire repose sur l’af­fir­ma­tion d’infrastructures rigou­reu­se­ment clandestines.

La pra­tique implique des erreurs et des échecs.[[Incursion dans un local syn­di­cal à Bue­nos Aires et arres­ta­tion de deux cents per­sonnes en rai­son d’une erreur dans le choix du lieu de pro­jec­tion.]] Cer­tains cama­rades se laissent empor­ter par le suc­cès et l’im­pu­ni­té avec les­quels on peut réa­li­ser les pre­mières pro­jec­tions et ont ten­dance à relâ­cher les mesures de sécu­ri­té, d’autres, par excès de pré­cau­tion ou par peur, exa­gèrent tel­le­ment les pré­cau­tions que la dif­fu­sion reste cir­cons­crite à quelques groupes d’a­mis. Seule l’ex­pé­rience, dans chaque lieu spé­ci­fique, pour­ra démon­trer quelles y sont les meilleures méthodes, pas tou­jours appli­cables dans d’autres situations.

Dans cer­tains endroits on pour­ra construire des infra­struc­tures liées aux orga­ni­sa­tions poli­tiques, étu­diantes, ouvrières, etc., dans d’autres, il fau­dra édi­ter et vendre des copies aux orga­ni­sa­tions qui s’oc­cu­pe­ront pour leur propre compte de récu­pé­rer les fonds néces­saires à cou­vrir le prix de chaque copie (prix net de la copie. plus une petite marge). Cette forme de tra­vail, là où cela est pos­sible, parait la plus viable car elle per­met de décen­tra­li­ser la dif­fu­sion, elle la rend moins vul­né­rable, elle per­met une plus facile dif­fu­sion au niveau natio­nal, elle per­met une uti­li­sa­tion poli­tique plus en pro­fon­deur et elle per­met de récu­pé­rer, plus on vend de copies, les fonds inves­tis dans la réa­li­sa­tion. Il est vrai que dans cer­tains pays les orga­ni­sa­tions n’ont pas plei­ne­ment conscience de l’im­por­tance d’un tel tra­vail, ou, si elles l’ont, elles manquent des moyens idoines pour y faire face ; dans ces cas-là, les pos­si­bi­li­tés peuvent être dif­fé­rentes : remise des copies qui per­mettent la dif­fu­sion du maté­riel et par­ti­ci­pa­tion des orga­ni­sa­teurs de chaque pro­jec­tion à rai­son d’un pour­cen­tage de la recette qu’ils auront pu faire grâce à elle ; etc.

L’idéal se rait de par­ve­nir à pro­duire et à dif­fu­ser un ciné­ma-gué­rilla au moyen de fonds obte­nus en réa­li­sant des expro­pria­tions dans la bour­geoi­sie, c’est‑à » dire, que ce soit elle qui les paye, avec la plus-value qu’elle arrache au peuple. Mais tant que cette aspi­ra­tion n’est qu’une aspi­ra­tion à plus ou moins longue échéance, les pos­si­bi­li­tés qui s’ouvrent pour un ciné­ma révo­lu­tion­naire pour récu­pé­rer les mises de fond de pro­duc­tion et celles qu’y ajoute la dif­fu­sion même, sont, d’une cer­taine manière, les mêmes que celles qui régissent le ciné­ma conven­tion­nel : tout par­ti­ci­pant à une pro­jec­tion doit faire une mise de fonds qui ne doit pas être infé­rieure à celle qu‘il fait quand il va au ciné­ma du sys­tème. Payer, sub­ven­tion­ner, équi­per et sou­te­nir ce ciné­ma sont des res­pon­sa­bi­li­tés poli­tiques pour les mili­tants et les orga­ni­sa­tions révo­lu­tion­naires, on peut faire un film mais si sa dif­fu­sion ne per­met pas de récu­pé­rer les fonds inves­tis, il sera dif­fi­cile ou impos­sible d’en faire un autre.

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Les cir­cuits de 16 mm en Europe : 20 mille centres en Suède, 30 mille en France, etc., ne sont pas les meilleurs exemples pour les pays néo-colo­ni­sés mais sont cepen­dant un com­plé­ment dont il faut tenir compte pour l‘obtention de fonds, plus encore dans une situa­tion où ces cir­cuits peuvent jouer un rôle impor­tant dans la dif­fu­sion des luttes du Tiers Monde qui sont de plus en plus liées à celles qui se déve­loppent dans les métro­poles. Un film sur la gué­rilla véné­zué­lienne dira plus au public euro­péen que vingt bro­chures expli­ca­tives, il en sera de même pour nous avec un film sur les évé­ne­ments de mai en France ou la situa­tion des étu­diants de Ber­ke­ley, aux États-Unis.

Une inter­na­tio­nale du ciné­ma-gué­rilla ? Et pour­quoi pas ? Est-ce qu’une sorte de nou­velle inter­na­tio­nale n’est pas en train de naître à tra­vers les luttes du Tiers Monde, de l’O.S.P.A.A.A.L et des avant-gardes révo­lu­tion­naires dans les socié­tés de consommation ?

Un ciné­ma-gué­rilla, à cette étape, à la por­tée de couches limi­tées-de la popu­la­tion est cepen­dant le seul ciné­ma de masse pos­sible aujourd’­hui car c’est le seul qui se nour­rit des inté­rêts, des aspi­ra­tions et des pers­pec­tives de l’immense majo­ri­té du peuple.

Chaque œuvre impor­tante d’un ciné­ma révo­lu­tion­naire consti­tue­ra, que cela soit ou non expli­cite, un évé­ne­ment natio­nal de masse.

Ce ciné­ma de masse qui n’a d‘autre obli­ga­tion que de tou­cher les milieux repré­sen­ta­tifs de ces masses, pro­voque, à chaque pro­jec­tion, comme une incur­sion mili­taire révo­lu­tion­naire, un espace libé­ré un ter­ri­toire déco­lo­ni­sé. Elle peut trans­for­mer la réunion en une espèce de mani­fes­ta­tion poli­tique, du fait que celle-ci peut-être, selon Fanon, « un acte litur­gique, une occa­sion pri­vi­lé­giée qu‘a l’homme d‘entendre et de dire ».

Des condi­tions de pres­crip­tion que lui impose le sys­tème, le ciné­ma mili­tant doit savoir reti­rer l’infinité de nou­velles pos­si­bi­li­tés qui s’ouvrent à lui. La ten­ta­tive de sur­mon­ter l’op­pres­sion néo­co­lo­niale oblige à inven­ter des moyens de com­mu­ni­ca­tion, en inau­gure la possibilité.

Avant et pen­dant la réa­li­sa­tion de La hora de los hor­nos, nous avons réa­li­sé diverses expé­riences de dif­fu­sion de ciné­ma révo­lu­tion­naire, le peu que nous en avions à l‘époque. Chaque pro­jec­tion, s’a­dres­sant à des mili­tants, à des cadres moyens, à des gens menant une action poli­tique, à des ouvriers et à des uni­ver­si­taires se trans­for­mait, sans que nous nous le soyons pro­po­sé à prio­ri, en une espèce de réunion de cel­lule ampli­fiée dont les films fai­saient par­tie mais n’é­taient pas le fac­teur le plus impor­tant. Nous décou­vrions une nou­velle face du ciné­ma, la par­ti­ci­pa­tion de celui qui jusqu’alors était tou­jours consi­dé­ré comme un spec­ta­teur. Par­fois, pour des rai­sons de sécu­ri­té, nous essayions de dis­per­ser le groupe dès la fin de la pro­jec­tion et nous nous ren­dions compte alors que la dif­fu­sion d’un tel ciné­ma n’a­vait pas de rai­son d’être si elle n’é­tait pas com­plé­tée par l’in­ter­ven­tion des cama­rades, si on n’ou­vrait pas un débat sur les thèmes que le film avait abordés.

Nous décou­vrions aus­si que le cama­rade qui assis­tait aux pro­jec­tions le fai­sait en ayant plei­ne­ment conscience qu’il était en train d’en­freindre les lois du sys­tème et qu’il expo­sait sa sécu­ri­té per­son­nelle à des répres­sions éven­tuelles. Cet homme n’était pas un spec­ta­teur, bien au contraire, à par­tir du moment où il déci­dait de par­ti­ci­per à la pro­jec­tion, à par­tir du moment où il se met­tait de ce côté-ci, où il pre­nait ses risques et appor­tait son expé­rience vivante à la réunion, il deve­nait un acteur, un pro­ta­go­niste plus impor­tant que ceux qui appa­rais­saient dans le film. Cet homme recher­chait d’autres hommes, enga­gés comme lui, et à son tour il s’en­ga­geait avec eux. Le spec­ta­teur cédait le pas à l’ac­teur qui se cher­chait lui même à tra­vers les autres.

Hors de cet espace que les films aidaient momen­ta­né­ment à libé­rer, exis­tait seule­ment la soli­tude, le manque de com­mu­ni­ca­tion, la méfiance, la peur ; dans l’es­pace libre la situa­tion en fai­sait des com­plices de l’ac­tion qu’ils étaient en train de faire. Les débats nais­saient spon­ta­né­ment. A mesure que les expé­riences se suc­cé­daient nous intro­dui­sions au cours des pro­jec­tions divers élé­ments (une mise en scène) qui devaient ren­for­cer les thèmes des films, le cli­mat de la mani­fes­ta­tion, l’ex­pres­sion des par­ti­ci­pants, les dia­logues : musique ou poèmes enre­gis­trés élé­ments plas­tiques, affiches, un meneur des débats qui diri­geait les dis­cus­sions, pré­sen­tait les films et les cama­rades qui pre­naient la parole, un verre de vin, du maté, etc. Et nous avons ain­si pu nous rendre compte que ce que nous avions entre les mains de plus valable était :

1) Le cama­rade par­ti­ci­pant, l’homme acteur-com­plice qui par­ti­ci­pait à la réunion.

2) L’es­pace libre dans le cadre duquel l’homme expo­sait ses inquié­tudes et ses pro­po­si­tions, se poli­ti­sait et se libérait ;

3) Le film, qui impor­tait à peine, juste en tant que déto­na­teur ou prétexte. .

Nous avons déduit de ces don­nées qu’une œuvre ciné­ma­to­gra­phique pour­rait être beau­coup plus effi­cace si elle en pre­nait plei­ne­ment conscience et si elle était dis­po­sée à sou­mettre sa forme, sa struc­ture, son lan­gage et ses buts à ces mani­fes­ta­tions et à ces mani­fes­tants. Cela revient à dire, si elle cher­chait sa propre libé­ra­tion en se sou­met­tant aux autres, en s’insérant par­mi les prin­ci­paux pro­ta­go­nistes de la vie. En par­tant de la cor­recte uti­li­sa­tion du temps que ce groupe d’acteurs-personnages nous accor­dait avec ses his­toires diverses, de l’utilisation de l’es­pace que nous offraient cer­tains cama­rades et des films eux-mêmes, il fal­lait essayer de trans­for­mer temps, espace et œuvre en éner­gie de libé­ra­tion. C’est ain­si qu’est née la struc­ture de ce que nous avons appe­lé, ciné­ma-mani­fes­ta­tion, ciné­ma-action, une des formes qui a notre avis prend une grande impor­tance pour affir­mer la ligne du troi­sième ciné­ma. Un ciné­ma dont nous avons fait la pre­mière expé­rience, peut être au niveau du bal­bu­tie­ment, avec la deuxième et la troi­sième par­tie de L’heure des bra­siers (« Mani­fes­ta­tion pour la libé­ra­tion », sur­tout à par­tir de « La résis­tance » et « Vio­lence et libération »).

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Cama­rades (disions-nous au com­men­ce­ment de « Mani­fes­ta­tion pour la libé­ra­tion », il ne s’agit pas là sim­ple­ment de la pro­jec­tion d’un film, il ne s’agit pas non plus d’un spec­tacle, il s‘agit avant tout d’une MANIFESTATION. Une mani­fes­ta­tion d’u­ni­té anti-impé­ria­liste ; il n’y a de place, dans cette mani­fes­ta­tion, que pour ceux qui s’i­den­ti­fient avec cette lutte car il ne s’a­git pas ici d’un espace pour spec­ta­teurs, ni pour des com­plices de l‘ennemi, mais pour les seuls auteurs et pro­ta­go­nistes dont ce film essaye d’une cer­taine manière de témoi­gner et qu’il essaye d’ap­pro­fon­dir. Ce film est un pré­texte au dia­logue, à la recherche de volon­tés et doit per­mettre d’en trou­ver. C’est une infor­ma­tion que nous vous pré­sen­tons pour en dis­cu­ter après la projection.

Les conclu­sions que vous pour­rez tirer (disions-nous au moment de la deuxième par­tie) en tant qu’acteurs réels et pro­ta­go­nistes de cette his­toire sont impor­tantes. Les expé­riences que nous avons recueillies, les conclu­sions que nous avons tirées ont une valeur rela­tive ; elles servent à quelque chose dans la mesure où elles sont utiles au pré­sent et à l’a­ve­nir de la libé­ra­tion que vous repré­sen­tez. Ce qui importe sur­tout, c’est l’action qui peut naitre de ces conclu­sions, l’u­ni­té sur la base des faits. C’est pour­quoi le film s’ar­rête ici pour que vous puis­siez le continuer.

Avec le ciné­ma-mani­fes­ta­tion on arrive à un ciné­ma inache­vé et ouvert, un ciné­ma essen­tiel­le­ment de la connais­sance. Le pre­mier pas dans la connais­sance c’est le pre­mier contact avec les choses du monde exté­rieur, l’étape des sen­sa­tions (dans un film, la fraî­cheur vive de l’i­mage et du son).

Le deuxième est la syn­thèse des don­nées ayant pro­duit les sen­sa­tions, leur ordon­nan­ce­ment et l’é­la­bo­ra­tion, l’é­tape des concepts, des juge­ments, des déduc­tions (dans le film, le com­men­ta­teur, les repor­tages, les expli­ca­tions ou le nar­ra­teur qui dirige la pro­jec­tion-mani­fes­ta­tion). Et la troi­sième étape celle de la connais­sance. Le rôle actif de la connais­sance ne s’ex­prime pas seule­ment par un saut actif de la connais­sance sen­sible à la connais­sance ration­nelle, mais ce qui est encore plus impor­tant, par le saut de la connais­sance ration­nelle à la pra­tique révo­lu­tion­naire (…) La pra­tique de la trans­for­ma­tion du monde (…) Telle est dans son ensemble la théo­rie maté­ria­liste dia­lec­tique de l’u­ni­té du savoir et de l’action.[[Mao Tsé-Toung. De la pra­tique.]] (dans la pro­jec­tion du film-mani­fes­ta­tion, la par­ti­ci­pa­tion des cama­rades, les pro­po­si­tions d’ac­tions qui sur­gissent, les actions mêmes qui se pro­duisent par la suite).

D’autre part chaque pro­jec­tion de film-mani­fes­ta­tion sup­pose une mise en scène dif­fé­rente, étant don­né que l’es­pace dans lequel elle se réa­lise, le maté­riel qui la com­pose (acteurs-par­ti­ci­pants) et le temps his­to­rique dans lequel elle a lieu ne sont pas tou­jours les mêmes. Cela veut dire que le résul­tat de chaque pro­jec­tion dépen­dra de ceux qui l’organisent, de ceux qui y par­ti­cipent, du lieu et du moment où elle se fera et où les pos­si­bi­li­tés d’y intro­duire des variantes de com­plé­ment, les modi­fi­ca­tions qui pour­ront inter­ve­nir n’au­ront pas de limites. La pro­jec­tion d’un film-mani­fes­ta­tion expri­me­ra tou­jours d’une manière ou d’une autre, la situa­tion his­to­rique dans laquelle elle aura été réa­li­sée ; ses pers­pec­tives ne s‘épuisent pas avec la lutte pour le pou­voir, on pour­ra la pour­suivre après la conquête de celui-ci et pour affer­mir la Révolution.

L’homme du troi­sième ciné­ma, que ce soit à par­tir d’un ciné­ma-gué­rilla ou d’un ciné­ma-mani­fes­ta­tion avec l’infinité de genres qu’ils peuvent impli­quer (ciné­ma-lettre, ciné­ma-poème, ciné­ma-essai, ciné­ma-pam­phlet, ciné­ma-infor­ma­tion, etc.) oppose à toute une indus­trie un ciné­ma arti­sa­nal ; au ciné­ma de fic­tion, un ciné­ma scien­ti­fique ; au ciné­ma de per­son­nages, un ciné­ma de thèmes ; au ciné­ma d’individus, un ciné­ma de masses ; au ciné­ma d’auteurs, un ciné­ma de groupe ; au ciné­ma de dés­in­for­ma­tion néo­co­lo­nial, un ciné­ma d’information ; à un ciné­ma d’é­va­sion ; un ciné­ma qui rende la véri­té ; à un ciné­ma pas­sif un ciné­ma d’a­gres­sion ; à un ciné­ma ins­ti­tu­tion­na­li­sé un ciné­ma de gué­rillas ;à un ciné­ma spec­tacle, un ciné­ma mani­fes­ta­tion, un ciné­ma d’ac­tion ; à un ciné­ma de des­truc­tion, un ciné­ma simul­ta­né­ment de des­truc­tion et de construc­tion ; à un ciné­ma fait pour le vieil homme, pour eux, un ciné­ma à la mesure de l’homme nou­veau : celui de la pos­si­bi­li­té que cha­cun de nous représente.

La déco­lo­ni­sa­tion du cinéaste et du ciné­ma seront des faits simul­ta­nés dans la mesure où l’un et l’autre nous apportent la déco­lo­ni­sa­tion col­lec­tive. La bataille com­mence au dehors contre l’en­ne­mi qui nous agresse, mais aus­si au dedans, contre les idées, les modèles de l’en­ne­mi qui existent en cha­cun de nous. Des­truc­tion et construc­tion. L’ac­tion déco­lo­ni­sa­trice consiste à retrou­ver dans leur praxis les impul­sions les plus pures et les plus vitales ; à la colo­ni­sa­tion des consciences elle oppose la révo­lu­tion des consciences. Le monde est scru­té, appro­fon­di, redé­cou­vert. On assiste à un conti­nuel éton­ne­ment, une espèce de seconde nais­sance. L’homme retrouve son inno­cence pre­mière, sa capa­ci­té d’a­ven­ture, sa capa­ci­té d’in­di­gna­tion aujourd’­hui léthargique.

Libé­rer la véri­té pres­crite signi­fie libé­rer une pos­si­bi­li­té d’indignation, de sub­ver­sion. Notre véri­té, celle de l’homme nou­veau qui se construit en se débar­ras­sant de tous les vices qu’il traîne encore est une bombe au pou­voir inépui­sable et en même temps, la seule pos­si­bi­li­té de vie. Au sein de cette ten­ta­tive, le cinéaste révo­lu­tion­naire s‘aventure, avec son obser­va­tion subversive.

Les grands thèmes, l’his­toire natio­nale, l’a­mour et la rup­ture entre les com­bat­tants, l’effort d’un peuple qui se réveille, tout renaît devant l’œil des camé­ras déco­lo­ni­sées. Le cinéaste se sent pour la pre­mière fois libre.

Au sein du sys­tème, il découvre qu’il n’y a rien, en marge du sys­tème et contre lui, il y a tout, parce que tout est à faire. Ce qui hier parais­sait une folle aven­ture, comme nous le disions au début se pose aujourd’­hui comme une néces­si­té et une pos­si­bi­li­té aux­quelles on ne peut pas échapper.

Ce sont là des idées en vrac, des pro­po­si­tions de tra­vail. A peine une ébauche d’hypothèse née de notre expé­rience per­son­nelle et qui joue­ront un rôle posi­tif si elles per­mettent d’ou­vrir un dia­logue cha­leu­reux sur la nou­velle pers­pec­tive révo­lu­tion­naire du ciné­ma. Les vides qui existent sur les fronts artis­tiques et scien­ti­fiques de la révo­lu­tion sont assez notoires pour que l’ad­ver­saire n’essaye pas de les com­bler tant que nous ne serons pas capables de le faire nous-mêmes.

Pour­quoi le ciné­ma et pas une autre forme de com­mu­ni­ca­tion artis­tique ? Si nous avons choi­si le ciné­ma comme centre de nos pro­po­si­tions et de ce débat c’est parce que c’est notre front de tra­vail ; en outre la nais­sance du troi­sième ciné­ma signi­fie du moins pour nous, l’é­vé­ne­ment artis­tique révo­lu­tion­naire le plus impor­tant de notre époque.

Fer­nan­do Sola­nas & Octa­vio Getino

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