Ce manifeste, fruit de la collaboration d’André Breton, de Diego Rivera et, probablement, de Léon Trotski (alors l’hôte du peintre), qui choisira, semble-t-il pour des raisons stratégiques, de ne pas le signer, a été publié à Mexico le 25 juillet 1938 sous forme de tract.
C’est lors de son séjour au Mexique en 1938 qu’André Breton rencontra Léon Trotsky sur la demande de ce dernier. Le président d’alors, Lazaro Cardenas, avait accordé l’asile politique à Léon et Sedova Trotsky. Diégo Rivera reçut André Breton et Jacqueline Lamba, sa compagne, à la Maison Bleue de Frida Kahlo à Coyocan là où résidait le couple Trotsky.
De nombreuses rencontres eurent lieu entre les deux hommes ; Breton vouait une très grande admiration à Trotsky. Ce dernier, quant à lui, considérait avec réserve, voire une certaine méfiance le surréalisme auquel il opposait le réalisme tel que l’entendait Zola. Malgré des incompréhensions, des divergences, des périodes de tensions, ils trouvèrent un terrain d’entente afin que l’art et la poésie participent à la lutte émancipatrice tout en conservant leur liberté dans leur démarche propre. Trotsky proposa à Breton de rédiger un texte en ce sens. Cela donna naissance au manifeste « Pour un art révolutionnaire indépendant » relu, et, à certains endroits, corrigé par Trotsky. Mais l’intégralité du manifeste est de la main de Breton. Pour des raisons tactiques et de sécurités, le manifeste a été signé André Breton et Diégo Rivera. Dans la foulée fut fondée la F.I.A.R.I (Fédération Internationale pour un Art Révolutionnaire Indépendant).
Ce texte fondateur pour la pensée à la fois révolutionnaire et artistique est, bien entendu, à replacer dans son contexte historique et son époque. Même si certains passages peuvent apparaître sous l’éclairage d’aujourd’hui « de peu de circonstance », il reste néanmoins pertinent face au paysage intellectuel et artistique de notre temps. Là où l’artiste n’est plus qu’un produit de consommation dont la valeur s’évalue au chiffre de vente ; là où l’artiste ne s’engage que sous la garantie de la préservation de son image, ce manifeste garde toute sa force devant la classe artistique sans oublier celle de la politique qui jongle allégrement avec la perfidie du système qu’elle entretient lamentablement.
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« Pour un art révolutionnaire indépendant »
1) On peut prétendre sans exagération que jamais la civilisation humaine n’a été menacée de tant de dangers qu’aujourd’hui. Les vandales, à l’aide de leurs moyens barbares, c’est‑à‑dire fort précaires, détruisirent la civilisation antique dans un coin limité de l’Europe. Actuellement, c’est toute la civilisation mondiale, dans l’unité de son destin historique, qui chancelle sous la menace de forces réactionnaires armées de toute la technique moderne. Nous n’avons pas seulement en vue la guerre qui s’approche. Dès maintenant, en temps de paix, la situation de la science et de l’art est devenue absolument intolérable.
2) En ce qu’elle garde d’individuel dans sa genèse, en ce qu’elle met en œuvre de qualités subjectives pour dégager un certain fait qui entraîne un enrichissement objectif, une découverte philosophique, sociologique, scientifique ou artistique apparaît comme le fruit d’un hasard précieux, c’est‑à‑dire comme une manifestation plus ou moins spontanée de la nécessité. On ne saurait négliger un tel apport, tant du point de vue de la connaissance générale (qui tend à ce que se poursuivre l’interprétation du monde) que du point de vue révolutionnaire (qui, pour parvenir à la transformation du monde, exige qu’on se fasse une idée exacte des lois qui régissent son mouvement). Plus particulièrement, on ne saurait se désintéresser des conditions mentales dans lesquelles cet apport continue à se produire et, pour cela, ne pas veiller à ce que soit garanti le respect des lois spécifiques auxquelles est astreinte la création intellectuelle.
3) Or le monde actuel nous oblige à constater la violation de plus en plus générale de ces lois, violation à laquelle répond nécessairement un avilissement de plus en plus manifeste, non seulement de l’œuvre d’art, mais encore de la personnalité « artistique ». Le fascisme hitlérien, après avoir éliminé d’Allemagne tous les artistes chez qui s’était exprimé à quelque degré l’amour de la liberté, ne fût‑ce que formelle, a astreint ceux qui pouvaient encore consentir à tenir une plume ou un pinceau à se faire les valets du régime et à le célébrer par ordre, dans les limites extérieures de la pire convention. A la publicité près, il en a été de même en U.R.S.S. au cours de la période de furieuse réaction que voici parvenue à son apogée.
4) Il va sans dire que nous ne nous solidarisons pas un instant, quelle que soit sa fortune actuelle, avec le mot d’ordre : « Ni fascisme ni communisme », qui répond à la nature du philistin conservateur et effrayé, s’accrochant aux vestiges du passé « démocratique ». L’art véritable, c’est‑à‑dire celui qui ne se contente pas de variations sur des modèles tout faits mais s”efforce de donner une expression aux besoins intérieurs de l’homme et de l’humanité d’aujourd’hui, ne peut pas ne pas être révolutionnaire, c’est‑à‑dire ne pas aspirer à une reconstruction complète et radicale de la société, ne serait‑ce que pour affranchir la création intellectuelle des chaînes qui l’entravent et permettre à toute l’humanité de s’élever à des hauteurs que seuls des génies isolés ont atteintes dans le passé. En même temps, nous reconnaissons que seule la révolution sociale peut frayer la voie à une nouvelle culture. Si, cependant, nous rejetons toute solidarité avec la caste actuellement dirigeante en U.R.S.S., c’est précisément parce qu’à nos yeux elle ne représente pas le communisme mais en est l’ennemi le plus perfide et le plus dangereux.
5) Sous l’influence du régime totalitaire de l’U.R.S.S. et par l’intermédiaire des organismes dits « culturels » qu’elle contrôle dans les autres pays, s’est étendu sur le monde entier un profond crépuscule hostile à l’émergence de toute espèce de valeur spirituelle. Crépuscule de boue et de sang dans lequel, déguisés en intellectuels et en artistes, trempent des hommes qui se sont fait de la servilité un ressort, du reniement de leurs propres principes un jeu pervers, du faux témoignage vénal une habitude et de l’apologie du crime une jouissance. L’art officiel de l’époque stalinienne reflète avec une cruauté sans exemple dans l’histoire leurs efforts dérisoires pour donner le change et masquer leur véritable rôle mercenaire.
6) La sourde réprobation que suscite dans le monde artistique cette négation éhontée des principes auxquels l’art a toujours obéi et que des Etats même fondés sur l’esclavage ne se sont pas avisés de contester si totalement doit faire place à une condamnation implacable. L’opposition artistique est aujourd’hui une des forces qui peuvent utilement contribuer au discrédit et à la ruine des régimes sous lesquels s’abîme, en même temps que le droit pour la classe exploitée d’aspirer à un monde meilleur, tout sentiment de la grandeur et même de la dignité humaine.
7) La révolution communiste n’a pas la crainte de l’art. Elle sait qu’au terme des recherches qu’on peut faire porter sur la formation de la vocation artistique dans la société capitaliste qui s’écroule, la détermination de cette vocation ne peut passer que pour le résultat d’une collision entre l’homme et un certain nombre de formes sociales qui lui sont adverses. Cette seule conjoncture, au degré près de conscience qui reste à acquérir, fait de l’artiste son allié prédisposé. Le mécanisme de sublimation, qui intervient en pareil cas, et que la psychanalyse a mis en évidence, a pour objet de rétablir l’équilibre rompu entre le « moi » cohérent et les éléments refoulés. Ce rétablissement s’opère au profit de l’ « idéal du moi » qui dresse contre la réalité présente, insupportable, les puissances du monde intérieur, du « soi », communes à tous les hommes et constamment en voie d’épanouissement dans le devenir. Le besoin d’émancipation de l’esprit n’a qu’à suivre son cours naturel pour être amené à se fondre et à se retremper dans cette nécessité primordiale : le besoin d’émancipation de l’homme.
8) Il s’ensuit que l’art ne peut consentir sans déchéance à se plier à aucune directive étrangère et à venir docilement remplir les cadres que certains croient pouvoir lui assigner, à des fins pragmatiques, extrêmement courtes. Mieux vaut se fier au don de préfiguration qui est l’apanage de tout artiste authentique, qui implique un commencement de résolution (virtuel) des contradictions les plus graves de son époque et oriente la pensée de ses contemporains vers l’urgence de l’établissement d’un ordre nouveau.
9) L’idée que le jeune Marx s’était fait du rôle de l’écrivain exige, de nos jours, un rappel vigoureux. Il est clair que cette idée doit être étendue, sur le plan artistique et scientifique, aux diverses catégories de producteurs et de chercheurs. « L’écrivain, dit‑il, doit naturellement gagner de l’argent pour pouvoir vivre et écrire, mais il ne doit en aucun cas vivre et écrire pour gagner de l’argent… L’écrivain ne considère aucunement ses travaux comme un moyen. Ils sont des buts en soi, ils sont si peu un moyen pour lui-même et pour les autres qu’il sacrifie au besoin son existence à leur existence… La première condition de la liberté de la presse consiste à ne pas être un métier. Il est plus que jamais de circonstance de brandir cette déclaration contre ceux qui prétendent assujettir l’activité intellectuelle à des fins extérieures à elle-même et, au mépris de toutes les déterminations historiques qui lui sont propres, régenter, en fonction de prétendues raisons d’Etat, les thèmes de l’art. Le libre choix de ces thèmes et la non restriction absolue en ce qui concerne le champ de son exploration constituent pour l’artiste un bien qu’il est en droit de revendiquer comme inaliénable. En matière de création artistique, il importe essentiellement que l’imagination échappe à toute contrainte, ne se laisse sous aucun prétexte imposer de filière. A ceux qui nous presseraient, que ce soit pour aujourd’hui ou pour demain, de consentir à ce que l’art soit soumis à une discipline que nous tenons pour radicalement incompatible avec ses moyens, nous opposons un refus sans appel et notre volonté délibérée de nous en tenir à la for mule : toute licence en art.
10) Nous reconnaissons, bien entendu, à l’Etat révolutionnaire le droit de se défendre contre la réaction bourgeoise agressive, même lorsqu’elle se couvre du drapeau de la science ou de l’art. Mais entre ces mesures imposées et temporaires d’auto‑défense révolutionnaire et la prétention d’exercer un commandement sur la création intellectuelle de la société, il y a un abîme. Si, pour le développement des forces productives matérielles, la révolution est tenue d’ériger un régime socialiste de plan centralisé, pour la création intellectuelle elle doit dès le début même établir et assurer un régime anarchiste de liberté individuelle. Aucune autorité, aucune contrainte, pas la moindre trace de commandement ! Les diverses associations de savants et les groupes collectifs d’artistes qui travailleront à résoudre des tâches qui n’auront jamais été si grandioses peuvent surgir et déployer un travail fécond uniquement sur la base d’une libre amitié créatrice, sans la moindre contrainte de l’extérieur.
11) De ce qui vient d’être dit il découle clairement qu’en défendant la liberté de la création, nous n’entendons aucunement justifier l’indifférentisme politique et qu’il est loin de notre pensée de vouloir ressusciter un soi‑disant art « pur » qui d’ordinaire sert les buts plus qu’impurs de la réaction. Non, nous avons une trop haute idée de la fonction de l’art pour lui refuser une influence sur le sort de la société. Nous estimons que la tâche suprême de l’art à notre époque est de participer consciemment et activement à la préparation de la révolution. Cependant, l’artiste ne peut servir la lutte émancipatrice que s’il s’est pénétré subjectivement de son contenu social et individuel, que s’il en a fait passer le sens et le drame dans ses nerfs et que s’il cherche librement à donner une incarnation artistique à son monde intérieur.
12) Dans la période présente, caractérisée par l’agonie du capitalisme, tant démocratique que fasciste, l’artiste, sans même qu’il ait besoin de donner à sa dissidence sociale une forme manifeste, se voit menacé de la privation du droit de vivre et de continuer son œuvre par le retrait devant celle‑ci de tous les moyens de diffusion. Il est naturel qu’il se tourne alors vers les organisations stalinistes qui lui offrent la possibilité d’échapper à son isolement. Mais la renonciation de sa part à tout ce qui peut constituer son message propre et les complaisances terriblement dégradantes que ces organisations exigent de lui en échange de certains avantages matériels lui interdisent de s’y maintenir, pour peu que la démoralisation soit impuissante à avoir raison de son caractère. Il faut, dès cet instant, qu’il comprenne que sa place est ailleurs, non pas parmi ceux qui trahissent la cause de la révolution en même temps, nécessairement, que la cause de l’homme, mais parmi ceux qui témoignent de leur fidélité inébranlable aux principes de cette révolution, parmi ceux qui, de ce fait, restent seuls qualifiés pour l’aider à s’accomplir et pour assurer par elle la libre expression ultérieure de tous les modes du génie humain.
Texte lu par André Dussollier