Par Hugh ROBERTS (The London Review of Books)
Ancien directeur du projet Afrique du Nord de International Crisis Group de 2002 à 2007 et de février à juillet 2011. Il occupera bientôt le poste de professeur d’Histoire d’Afrique du Nord et du Moyen Orient à Tufts University.
Kadhafi est mort et l’OTAN a livré une guerre en Afrique du Nord pour la première fois depuis la défaite de la France par le FLN en 1962. Le seul et unique « état des masses » du monde arabe, la Jamahiriya Arabe Libyenne populaire et socialiste, a mal fini. Par contraste avec le coup d’état du 1er septembre 1969 qui renversa le roi Idris et porta Kadhafi et ses collègues au pouvoir sans verser de sang, la campagne faite de rébellion/guerre civile/bombardements de l’OTAN et destinée à protéger les civils a provoqué plusieurs milliers de morts (5000 ? 10.000 ? 25.000 ?), des milliers de blessés et ces centaines de milliers de réfugiés ainsi que des dégâts massifs aux infrastructures du pays. Qu’est-ce que la Libye a reçu en échange de tous ces morts et destructions qui lui ont été infligées au cours des derniers sept mois et demi ?
Le renversement de Kadhafi & Cie était loin d’être une révolution pure et simple contre une tyrannie. Cela dit, la dernière intervention militaire de l’Occident ne peut pas être non plus dénoncée comme une simple intervention pour le pétrole. Présenté par le Conseil National de Transition (CNT) et salué par les médias occidentaux comme une partie intégrante du Printemps Arabe, et donc similaire aux soulèvements en Tunisie et en Egypte, le drame libyen trouve plutôt sa place dans la liste des guerres occidentales ou appuyés par l’Occident contre des régimes « hostiles », « rebelles », insuffisamment « serviles », « voyous » : Afghanistan I (sous régime communiste entre 1979 – 1992), Irak I (1990 – 1991), la République Fédérative de Yougoslavie (sur le Kosovo, 1999), Afghanistan II (sous le régime des Talibans, 2001), et Irak II (2003), auxquels on pourrait ajouter avec quelques variantes le Panama (1989 – 1990), le Sierra Leone (2000) et la Côte d’Ivoire (2011). Si on remonte plus loin dans le passé, on pourrait aussi mentionner la Baie des Cochons [à Cuba – NdT] (1961), l’intervention des mercenaires occidentaux au Congo (1964), le coup d’état assisté par la Grande-Bretagne au Oman en 1970 et – le dernier mais non des moindres – trois complots avortés confiés à David Stirling et divers mercenaires sous le regard bienveillant des services de renseignement occidentaux, visant à renverser le régime de Kadhafi entre 1971 et 1973, dans une affaire connue sous le nom de Hilton Assignment.
En même temps l’histoire de la Libye en 2011 soulève plusieurs questions distinctes. La première, relative au pour ou contre l’intervention militaire, a tendance à éclipser les deux autres. Mais de nombreux états en Afrique et bien-sûr en Amérique latine (je pense notamment à Cuba et au Venezuela) ont beau jeu de demander pourquoi la Jamahiriya, qui s’était réconciliée avec Washington et Londres en 2003 – 2004 et entretenait des relations pas trop mauvaises avec Paris et Rome, s’est soudainement muée en objet de leur hostilité. Et la guerre en Libye devrait aussi faire réfléchir aux effets des actions des puissances occidentales en Afrique, en Asie et particulièrement dans le monde arabe, sur les principes démocratiques et le concept de l’état de droit.
Les Afghans qui se rebellèrent contre les régimes communistes de Noor Mohammed Taraki, Hafizullah Amin et Babrak Karmal, soutenu par les Soviétiques, et qui renversèrent en 1992 Mohammed Najibullah avant de ravager Kaboul par des guerres intestines, se faisaient appeler « Moudjahidin », ou « combattants de la foi ». Ils menaient une djihad contre les Marxistes athées et — à voir la couverture médiatique enthousiaste et le soutien logistique accordés par l’occident — n’avaient aucune raison de s’en cacher. Mais les Libyens qui ont pris les armes contre la Jamahiriya et Kadhafi ont soigneusement évité cette appellation, du moins à proximité des microphones occidentaux. La religion n’était pas vraiment présente dans les soulèvements en Tunisie et en Egypte : les islamistes ont été pratiquement absents de la scène en Tunisie jusqu’à la chute de Ben Ali ; en Egypte, les Frères Musulmans n’étaient pas les instigateurs du mouvement de protestation (auquel les mouvements de chrétiens coptes ont aussi pris part) et ils ont fait en sorte de rendre leur soutien discret. C’est ainsi que l’islamisme a pu être considéré en Occident comme un facteur négligeable dans les révoltes populaires contre les régimes despotiques du Printemps Arabe. Chose que les rebelles libyens et les loyalistes pro-Kadhafi ont tacitement reconnue.
Les médias occidentaux ont généralement adopté la description que les rebelles se faisaient d’eux-mêmes, celle de démocrates progressistes tournés vers l’avenir, et ils ont ignoré les affirmations exagérées de Kadhafi selon qui Al Qaeda se trouvait derrière les révoltes. Mais il était devenu impossible d’ignorer le fait que la rébellion avait mobilisé des islamistes et avait pris une coloration islamiste. Lors de sa première visite à Tripoli, Mustafa Abdul Jalil, président du CNT qui à l’époque était encore basé à Bengazi, a déclaré que toute législation future en Libye devra se baser sur la Charia, mettant ainsi devant le fait accompli tout futur pouvoir élu. Et Abdul Hakim Belhadj (alias Abu Abdallah al-Sadiq), désigné par le CNT comme le commandant en chef militaire à Tripoli, est un ancien dirigeant du Groupe Combattant Islamique Libyen, un mouvement qui a mené des campagnes terroristes contre l’état libyen dans les années 90 et qui fournissait des recrues à Al Qaeda. Les révolutionnaires démocrates en Tunisie sont à présent préoccupés par la résurgence du mouvement islamique qui pourrait détourner le débat politique sur des questions constitutionnelles vers des questions identitaires empoisonnées et pourrait faire dérailler la jeune démocratie naissante. La dimension islamique de la rébellion Libyenne devrait nous mettre en garde. C’est une des raisons pour lesquelles on peut se demander si on assiste à une révolution ou à une contre-révolution.
Dans le vocabulaire des médias occidentaux, le nom des rebelles a changé plusieurs fois : d’abord présentés comme des manifestants pacifistes, des manifestants pro-démocratie, des civils ; ensuite (un aveu tardif) des rebelles ; et, finalement, des révolutionnaires.
Révolutionnaires – en arabe, thuwwar (singulier : tha’ir) — a été leur étiquette préférée au moins depuis la chute de Tripoli. Tha’ir peut signifier simplement « agité » ou « excité ». Les jeunes hommes qui ont passé une partie de la période d’avril à juillet à rouler sur la route côtière sur des camionnettes Toyota (et tout le mois de septembre à faire des allers-retours autour de Bani Walid), tout en tirant autant de munitions en l’air que vers l’ennemi, étaient très certainement des excités. Mais combien de révolutionnaires, vétérans des révolutions d’ailleurs, par opposition aux journalistes occidentaux, les reconnaîtraient comme les leurs ?
Les évènements en Tunisie et en Egypte ont été révolutionnaires dans leurs objectifs, mais le changement qui s’est produit en Egypte est loin de constituer une véritable révolution : le retour de l’armée au pouvoir signifie que la politique du pays n’a pas encore dépassé la logique de l’état des Officiers Libres établi en 1952. Mais la manière comment des centaines de milliers de personnes se sont élevées contre Moubarak l’hiver dernier fut un événement historique que les Egyptiens n’oublieront jamais. C’est vai aussi pour la Tunisie, sauf que là une révolution a non seulement renversé Ben Ali mais a aussi mis fin au règne du parti au pouvoir. Les Tunisiens sont entrés dans l’inconnu. Le test le plus important sera peut-être leur capacité à gérer le mouvement islamique. Les récentes élections laissent entendre qu’ils se débrouillent plutôt bien.
La Libye faisait partie d’un « réveil arabe » plus large par deux aspects. L’agitation a débuté le 15 février, trois jours après le chute de Moubarak : il y a donc eu un effet de contagion. Et à l’évidence de nombreux Libyens qui sont descendus dans les rues au cours des jours qui ont suivi étaient animés par les mêmes sentiments que leurs voisins. Mais le soulèvement libyen s’est différencié du tunisien et égyptien de deux manières : la rapidité avec lequel il a basculé dans la violence — par la destruction de bâtiments officiels et des attaques xénophobes contre des Égyptiens, Serbes, Coréens et, surtout, des Africains noirs ; et par le fait que les manifestants ont brandi le vieux drapeau libyen de 1951 – 1969 et se sont ainsi identifiés à la monarchie que Kadhafi et Cie avaient renversée. Cette divergence est due pour beaucoup à des influences externes. Mais aussi pour beaucoup à la nature de l’état et du régime de Kadhafi.
La création de la Jamahiriya arabe libyenne populaire et socialiste par son excentrique sinon lunatique « Guide » a été largement tourné en ridicule par l’Occident. En réalité, elle partageait de nombreuses caractéristiques avec d’autres états arabes. Lors de la forte augmentation de revenus au début des années 70, la Libye est devenue une « société hydrocarbone » qui ressemblait plus aux états du Golfe qu’aux états voisins de l’Afrique du nord. Les revenus pétroliers de la Libye étaient largement redistribués et le nouvel état libyen était basé sur un état providence dont pratiquement tous les Libyens profitaient, et le pays comptait sur sa manne pétrolière, à l’instar des états du Golfe, pour acheter tout ce qui pouvait manquer en termes de technologie ou de biens de consommation, sans parler des centaines de milliers de travailleurs immigrés. Pour Kadhafi et ses collègues, le rôle distributif de l’état est rapidement devenu l’élément central de leur stratégie de gouvernance.
Le coup d’état de 1969 faisait partie d’une série de soulèvements qui ont remis en cause les petits arrangements de la Grande-Bretagne et de la France pour dominer le monde arabe après la première guerre mondiale et après la destruction de l’Empire Ottoman. Ils se sont renforcés au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale et le remplacement au Moyen Orient de l’hégémonie britannique par l’américaine. Ces arrangements comprenaient la promotion, la protection et la manipulation des monarchies nouvellement créées en Arabie Saoudite, Jordanie, Irak, Egypte, Libye et les micro-états du Golfe. Dans la plupart des cas, les défis ont été précipités par les développements catastrophiques dans le conflit israélo-arabe. En Egypte, les Officiers Libres ont déposé le Roi Farouk en 1952 parce qu’ils étaient outrés par l’incompétence dont l’armée Egyptienne avait fait preuve en1948, et la révolution en Irak de 1958 devait beaucoup à une hostilité accrue envers la monarchie pro-britannique après l’affaire du canal de Suez. Alors, la défaite arabe de 1967 et, de façon plus décisive, les frustrations engendrées par l’absence de la Libye dans la lutte arabe, a décidé Kadhafi et ses collègues de tenter leur coup d’état contre la monarchie libyenne. Mais à part de fermer la base militaire américaine de Wheelus Field et de nationaliser le pétrole, ils n’avaient pas vraiment de projet en tête.
Contrairement à ses semblables Hachémites, qui sont arrivés de la Mecque et étaient des étrangers en Jordanie et en Irak, le roi Idris lui au moins était Libyen. Il avait aussi une légitimité comme chef de l’ordre religieux Sanussiya, qui s’est installé dans l’est de la Libye au cours du 19eme et début 20eme siècle et s’était distinguée dans sa résistance contre la conquête italienne à partir de 1911. Mais à l’instar des Hachémites, Idris est arrivé sur le trône comme un protégé des Britanniques qui sont allés le chercher au Caire, où il avait passé plus de 20 ans en exil, pour en faire un roi et transformer la Libye en une monarchie en 1951, lorsque les Nations Unies ont finalement décidé quoi faire avec cette ancienne colonie italienne.
Le Sanussiya, qui à l’origine est un ordre islamique de renouveau (revivalist), fut fondé dans le nord-est de la Libye, dans la province que les italiens ont appelée la Cyrénaïque, par un immigrant de l’ouest de l’Algérie, Sayyid Mohammed ben Ali al-Sanussi al-Idrisi, qui avait fondé son ordre à la Mecque en 1837 mais qui l’a transféré vers la Libye en 1843. L’ordre s’est répandu dans les provinces de l’est par le biais des sociétés tribales bédouines et s’est répandu vers le sud le long des routes de commerce qui traversaient le Sahara vers le Soudan, le Tchad et le Niger. Il était moins implanté dans l’ouest de la Libye : dans le Tripolitaine dans le nord-ouest, qui avait ses propres traditions religieuses et politiques en rapport avec ses liens ottomans, et Fezzan, dans le sud-ouest. Les deux provinces de l’ouest ont toujours été considérées comme faisant partie du Maghreb (la partie occidentale du monde arabe), et rattachées d’abord à la Tunisie et l’Algérie, tandis que l’est de la Libye a toujours fait partie du Mashreq (la partie orientale du monde arabe) et plutôt orienté vers l’Egypte et le reste du monde arabe oriental.
La base sociale de la nouvelle monarchie était ainsi nettement disparate et Idris était mal placé pour promouvoir un processus d’intégration nationale authentique. Au lieu, il a choisi une constitution fédérative qui a laissé la société libyenne dans l’état où il l’avait trouvé tandis que, par servilité envers ses parrains occidentaux aussi bien que par crainte du nationalisme arabe radical et du Nassérisme en particulier, il isola le pays du reste du monde arabe. Le coup d’état de Kadhafi était une révolte contre cet état des choses et la flamboyance de sa politique étrangère s’explique par sa détermination à faire en sorte que la Libye ne soit plus qu’un trou perdu.
Le cercle rapproché du nouveau régime était originaire d’un nombre restreint de tribus, mais principalement de la tribu Gadadfa du centre du pays, les Magarha du Fezzan dans le sud-ouest et les Warfalla du sud-est de la Tripolitaine. Leurs origines ne les prédisposaient pas à s’identifier avec les traditions politiques et culturelles des élites de Tripoli ou de Bengazi ou d’autres villes de la côte de la Cyrénaïque. Du point de vue des élites, le coup d’état de 1969 avait été mené par des « bédouins » — c’est-à-dire, des ploucs. Pour Kadhafi et Cie, les traditions des élites urbaines n’offraient aucune recette pour gouverner la Libye et elles n’auraient fait que perpétuer les divisions.
La Méditerranée et le Moyen orient ne manquent pas d’exemples de terres péniblement transformées en états basées non sur les sociétés cosmopolites des régions côtières mais sur les régions rudes et sévères de l’arrière-pays. Ce fut la société austère et les villes sombres du plateau Castillan, pas la Barcelone sophistiquée ou la Valence ou la Grenade ensoleillée, qui produisit le royaume qui, une fois réuni à l’Aragon, unifia le reste de l’Espagne aux dépens de la riche culture d’Andalousie, notamment. De la même manière, Ibn Saud, qui régnait sur l’aride plateau du Nejd dans le centre de la péninsule arabique, avait unifié les arabes par l’épée tout en forçant les citadins du Hijaz, près des côtes de la Mer Rouge et nourris de traditions des quatre madhahib (écoles de droit) de l’Islam Sunnite et très familiarisés avec les différentes traditions chiites, à se soumettre au dogmatisme Wahhabite. Ibn Saud était de la tradition religieuse militante des muwahiddun, les disciples du religieux réformateur Nejdi, Muhammad Ibn Abd al-Wahhab, et de leur combat pour unifier l’Arabie par la conquête. Même les révolutionnaires du FLN avaient une part religieuse, non seulement parce qu’ils confrontaient le pouvoir colonial chrétien, mais aussi en tant qu’héritiers du mouvement réformiste al-Islah. Mais Kadhafi et ses associés ne brandissaient aucune bannière religieuse et l’Islam organisé en Libye avait décidé de leur résister.
Évincés de la sphère religieuse à la fois par le Sanussiya à l’est et la tradition pan-Islamique de l’ulama tripolitain qui date de l’époque ottomane, ils cherchaient désespérément une source doctrinale pour souffler l’enthousiasme idéologique dont ils avaient besoin pour remodeler la société libyenne. A l’extérieur, ils pensaient en avoir trouvé une dans le pan-Arabisme qui, particulièrement dans sa version Nasserite, avait provoqué l’enthousiasme à travers l’Afrique du nord à partir de 1952 et au-delà, en prenant à contre-pied les tenants de l’Islam. Mais Kadhafi et Cie sont arrivés tardivement sur la scène nationaliste révolutionnaire arabe et à peine un an après leur prise de pouvoir, Nasser est mort. Pendant un certain temps, Kadhafi a persisté dans l’idée d’une relation stratégique avec l’Egypte qui aurait pu aider à résoudre plusieurs problèmes libyens, et lui fournissant un allié et un soutien dans les efforts du régime pour gérer les courants réfractaires dans la Cyrénaïque. Mais l’Egypte de Sadate s’éloigna du pan-Arabisme et les projets d’une union Egypto-Libyenne, annoncée en août 1972, sont restés lettre morte. A la fin de 1973, une campagne anti-égyptienne fut lancée dans la presse libyenne et l’ambassade de Libye au Caire fut fermée.
Kadhafi a ensuite tenté de nouer une alliance avec son voisin à l’ouest, en déclarant la « République Arabo-Islamique » avec la Tunisie de Habib Bourguiba en janvier 1974. Ce projet aussi est mort-né. Beaucoup se sont demandés ce qui a bien pu lui prendre au mondain, francophile, laïque et modéré Bourguiba et Houari Boumedienne, le Président Algérien, a rappelé à la Tunisie qu’il ne pouvait y avoir de changement dans l’équilibre géopolitique au Maghreb sans le consentement de l’Algérie. Selon cette logique, Kadhafi a passé une alliance avec l’Algérie et, en1975, Boumedienne et Kadhafi ont signé un accord d’amitié. Apparemment, la Libye avait enfin trouvé une alliance fiable. Deux ans plus tard, après la visite de Sadate à Tel-Aviv, la Libye a rejoint l’Algérie, la Syrie, le Yémen du Sud et l’OLP dans le Front de Refus qui s’opposait à tout rapprochement avec Israël. Mais Boumedienne est mort subitement fin 1978. Son successeur, Chadli Benjedid, imitant Sadate, abandonna les engagements révolutionnaires de l’Algérie et son alliance avec Tripoli. A nouveau, la Libye se retrouvait seule. Le désespoir de Kadhafi était évident par le traité éphémère qu’il signa en 1984 avec le Roi Hassan du Maroc. Ce fut sa dernière tentative pour s’intégrer dans la communauté des états arabes et nord-africains. A la place, il s’est retourné vers l’Afrique sub-saharienne où la Jamahiriya pouvait jouer un rôle de bienfaitrice.
Tous les états de l’Afrique du nord ont eu peu ou prou une politique africaine. Et tous sauf la Tunisie ont des arrière-pays stratégiques composés de pays sur leur frontière sud : pour l’Egypte, le Soudan ; pour l’Algérie, les états du Sahel (Niger, Mali, Mauritanie) ; pour le Maroc, la Mauritanie, qui est aussi un objet de contentieux permanent avec l’Algérie. Dans le cadre de leurs politiques africaines, les états d’Afrique du nord se retrouvent souvent en concurrence entre eux, mais ils sont aussi en concurrence avec les puissances occidentales soucieux de préserver, ou dans le cas des Etats-Unis, de nouer des relations de domination avec ces états. Ce qui distinguait la Libye de Kadhafi de ses voisins d’Afrique du nord, c’était l’ampleur de son investissement dans sa stratégie vers le sud, une stratégie qui est devenue un élément central de la conception du régime libyen de la mission de la Libye dans le monde.
La politique étrangère de la Libye avait aussi un côté plus sombre. Le soutien de Kadhafi à Idi Amin est un exemple frappant mais paraît toutefois moins grotesque lorsqu’on le compare au soutien de différents gouvernements occidentaux à Mobutu Sese Seko. Il y a eu aussi la participation de la Libye dans la guerre civile au Tchad (avec une tentative d’annexion de la bande de Aouzou) et son engagement soutenu dans la question Touareg au Niger et au Mali. Dans le même temps, elle a accordé un fort soutien financier et matériel à l’Union Africaine, s’est opposée à l’installation de l’AFRICOM militaire des Etats-Unis sur le sol de tout pays africain et a financé une large gamme de projets de développement dans les pays sub-sahariens. Kadhafi avait prévu d’exploiter les immenses réserves d’eau sous le désert Libyen et de fournir de l’eau aux pays du Sahel, ce qui aurait transformé leurs économies. Mais cette éventualité a très certainement été tuée dans l’oeuf par l’intervention de l’OTAN, alors que des compagnies d’eaux occidentales (et particulièrement françaises) font la queue aux côtés des compagnies pétrolières occidentales pour avoir leur part du butin libyen.
La politique africaine de Kadhafi avait donné à la Libye une position géopolitique solide et avait consolidé son arrière-pays stratégique tout en profitant à l’Afrique. Le fait que de nombreux pays appréciaient la contribution libyenne aux affaires du continent a été clairement exprimé par l’opposition de l’Union Africaine à l’intervention de l’OTAN et par ses efforts soutenus pour obtenir un cessez-le-feu et des négociations entre les deux camps de la guerre civile. Ces efforts ont été brutalement balayés par les gouvernements et les médias occidentaux où l’opposition africaine à l’intervention militaire était cyniquement raillée et présentée comme le signe d’un respect dû par ces états à leur bienfaiteur — un jugement qui servait les propres intérêts des gouvernements et médias occidentaux et qui était particulièrement injuste, notamment envers l’Afrique du Sud. Pour prétendre à une légitimation arabe de l’intervention de l’OTAN, Londres, Paris et Washington ont invoqué le soutien de la Ligue Arabe à la zone d’exclusion aérienne. Mais le fait que la Ligue Arabe soit pratiquement composée exclusivement d’états soumis aux puissances occidentales n’a jamais été mentionné.
Du côté libyenne, la situation était pleine d’ironie. Le fils de Kadhafi, Saif al-Islam, a eu un commentaire méprisant au sujet de la résolution de la Ligue Arabe : « El-Arab ? Toz fi el-Arab ! » (Les Arabes ? Au diable, les Arabes !). Il exprimait ainsi l’aveu amer de la famille que le pan-Arabisme derrière la révolution de 1969 était obsolète depuis longtemps, tandis que la majorité des états arabes se laissaient aller à la soumission envers les puissances occidentales. Le problème pour Kadhafi et Cie était que la perspective africaine qu’ils avaient consciencieusement poursuivie comme une solution de rechange à leur défunt pan-Arabisme et en accord avec leur vision mondiale anti-impérialiste d’origine ne signifiait pas grand chose pour la majorité des Libyens qui voulaient une Libye qui ressemble à Dubaï ou, pire, qui provoquaient des agitations violentes à la fois contre le régime et contre les Africains noirs. En portant le regard de la Libye vers l’Afrique tout en le détournant des affaires régionales arabes, la politique étrangère de la Libye, comme celle de la monarchie d’Idris, a coupé les Libyens des autres Arabes, particulièrement des Arabes nantis du Golfe dont le mode de vie faisait l’envie de nombreux Libyens des classes moyennes. C’est ainsi que la politique étrangère du régime l’a rendu vulnérable à une révolte inspirée par des évènements qui se produisaient ailleurs dans le monde arabe. Mais il y a une autre explication à sa vulnérabilité.
Les auteurs du coup d’état de 1969 ont d’abord pris pour modèle l’Egypte de Nasser, imitant ses institutions et sa terminologie – Officiers Libres, Conseil de Commandement Révolutionnaire – et ils se sont dotés d’un « parti » unique, l’Union Socialiste Arabe (USA), à l’instar du prototype de Nasser qui était avant tout un appareil d’état qui servait de façade au régime. Mais deux ans plus tard, les purges et la dé-Nassérisation lancées par Sadate étaient en cours et ce dernier se réconciliait avec les Frères Musulmans tandis que le déclenchement de l’Intifah — politique d’ouverture économique – annonçait son retrait du « socialisme arabe » et que le clivage avec Moscou annonçait un rapprochement avec les Etats-Unis. C’est ainsi que le modèle égyptien se transforma rapidement en un anti-modèle tandis que l’expérience de l’Union Socialiste Arabe se révéla un échec. L’idée d’un parti unique semblait avoir un sens en Libye comme elle semblait avoir en avoir en Egypte et aussi en Algérie. Les dirigeants des régimes militaires avaient besoin d’une façade civile pour pouvoir offrir une certaine représentation contrôlée et des débouchés à ceux qui avaient des ambitions politiques. Mais en Egypte et en Algérie, les architectes du nouveau parti unique avaient affaire à des populations relativement politisées. Kadhafi & Cie avaient affaire à une société inerte, pauvre en tradition de gouvernance, pulvérisée par une conquête coloniale brutale et réduite à un rôle de spectatrice lorsque le pays est devenu un champ de bataille pendant la Deuxième Guerre Mondiale, pour ensuite être libéré du joug colonial par des forces extérieures et finalement apaisé par la monarchie de Sanussi. En tentant de lancer l’Union Socialiste Arabe, le nouveau régime n’a pas trouvé grand chose en termes de talent ou d’énergies politiques au sein de la population ; au lieu, ce furent les anciennes élites de Tripoli et de Bengazi qui ont investi le parti, qui a non seulement échoué à mobiliser la population mais qui est devenu la cible de la résistance à la révolution que Kadhafi avait à l’esprit.
Kadhafi a commencé à développer une idée qu’il avait exprimé dans les semaines qui ont suivi sa prise de pouvoir en 1969 : que la démocratie représentative ne convenait pas à la Libye. D’autres dirigeants en Afrique du nord et au Moyen orient ressentaient la même chose pour leur propre pays. Mais en faisant semblant d’autoriser la représentation, ils reconnaissaient ainsi leur vice en rendant hommage à la vertu. Mais dans son livre « le Livre Vert », Kadhafi a scandalisé des gens en refusant l’hypocrisie : il éleva son rejet de la représentation au rang de principe de base explicite qu’il appela l’Etat des Masses. Mais le véritable problème était que sa nouvelle politique a entraîné la Libye dans une impasse historique.
Il se débarrassa de l’Union Socialiste Arabe et de l’idée d’un parti unique et promut à la place des « Congrès du Peuple » et des « Comités Révolutionnaires » en tant qu’institutions clés de la Jamahiriya, qui fut proclamée en 1977. Les premiers étaient chargés de la gestion publique et d’obtenir la participation de la population, les derniers étaient chargés de sauvegarder la flamme de la révolution. Les membres des Congrès du Peuple étaient élus et ces élections étaient prises au sérieux, au moins au niveau local et pendant un temps. Mais les électeurs n’étaient pas, en théorie, en train d’élire des représentants mais simplement de décider qui parmi les candidats devait être chargé des responsabilités administratives des organisations en question. Le système encourageait l’unanimité politique et idéologique et n’autorisait aucune dissidence sauf sur des questions mineures. De nombreux Libyens ont été entraînés dans une sorte de participation aux affaires publiques, même si leur nombre a commencé à baisser au milieu des années 90, mais ils n’ont pas été formés à d’autres aspects de la vie politique et le système ne fonctionnait pas très bien même selon ses propres critères.
L’Etat des Masses de Kadhafi s’inspirait d’idées qui venaient d’ailleurs. La préférence à la démocratie directe au dépens de la démocratie représentative est un élément proéminent de la vision utopiste des gauchistes occidentaux des années 60. Et la décision stratégique de mobiliser les énergies « révolutionnaires » des jeunes pour déborder les apparatchiks conservateurs du parti était au cœur de la révolution culturelle de Mao et un caractéristique de la « révolution socialiste » de Boumedienne. Kadhafi est allé plus loin en abolissant l’Union Socialiste Arabe et en interdisant tous les partis. Mais pour cela il pouvait s’appuyer sur une base doctrinaire : l’islamisme sunnite a longtemps défendu la notion qu’il ne devait pas avoir de partis politiques dans un pays musulman parce qu’un « parti » avait une connotation de fitna, ou division de la communauté des croyants, ce qui constitue le danger suprême. Le Koweit, Oman, L’Arabie Saoudite et les Emirats Unis n’autorisent à ce jour aucun parti politique. (Le règne de Kadhafi a toujours eu une connotation islamique plus prononcée que les régimes du Caire ou d’Alger ; son intolérance à l’égard des Islamistes était largement dû à sa volonté d’être l’unique source de radicalisme et sa réticence à admettre des rivaux.) Finalement, l’idée d’une participation populaire directe dans les affaires publiques pouvait se revendiquer d’une origine locale et de la tradition des tribus bédouines connue comme le hukumat ‘arabiyya (qui signifie le « gouvernement du peuple » et non « gouvernement arabe ») où chaque adulte mâle avait son mot à dire.
La Jamahiriya a duré 34 ans (42 si on la date de 1969), une durée respectable. Elle n’a pas fonctionné pour les hommes d’affaires étrangers, les diplomates et les journalistes, qui la trouvaient plus exaspérante que les états Arabes ou Africains habituels, et ce sont leurs points de vue à eux qui a forgé l’image du pays à l’extérieur. Mais le régime n’était pas fait pour les étrangers et il semblerait qu’il fonctionnait le plus souvent plutôt bien pour de nombreux Libyens. Il a réussi à plus que tripler la population (passant de 1,8 millions en 1968 à 6,5 millions aujourd’hui), un haut niveau de santé, une forte scolarisation pour les filles comme pour les garçons, un taux d’alphabétisme de 88%, un niveau de promotion sociale et professionnelle des femmes que beaucoup de femmes dans les pays arabes pourraient envier et un revenu par habitant de $12.000, le plus élevé d’Afrique. En réponse à la propagande qui a sans relâche diabolisé le régime de Kadhafi, ces chiffres sont régulièrement cités par les critiques de l’intervention occidentale. Mais le problème c’est qu’ils n’ont rien à voir avec le problème.
Les réussites socio-économiques du régime peuvent être attribuées avant tout à la distribution des richesses organisée par l’état : le succès du secteur des hydrocarbures et des mécanismes mis en place très tôt pour répartir les pétrodollars. Mais les institutions centrales de la Jamahiriya, le tandem Congrès du Peuple/Comités Révolutionnaires, n’étaient pas du tout des organes de gouvernement efficaces, en partie parce qu’ils entraînaient une tension entre deux notions distinctes de sources de légitimité. Les Congrès représentaient l’idée que le peuple était la source et le vecteur de la légitimité. Mais les Comités représentaient l’idée d’une légitimité qui primait sur toutes les autres. Au centre de la Révolution se trouvait Kadhafi lui-même, il était donc assez logique qu’il se positionne hors des structures des Congrès et donc des institutions formelles de gouvernement. Il n’était ni premier ministre ni président mais simplement Murshid, Guide, Frère Dirigeant. Cette position lui permettait de jouer de façon informelle le médiateur entre différents composants du système et l’opinion publique, parfois en critiquant le gouvernement (se faisant ainsi le porte-parole des mécontentements au sein de la population) ou en déplorant les inefficacités et en corrigeant les erreurs des Congrès du Peuple, toujours à partir du point de vue de la Révolution. La tradition du dirigeant arabe qui verse dans la vertu en prenant partie pour le peuple contre ses propres ministres remonte à Haroun al-Rashid. Mais dans le système de Kadhafi, la manière dont la légitimité révolutionnaire pouvait primer sur la légitimité populaire ressemblait à celui de Khomeini pour qui les intérêts de l’Iran révolutionnaire primaient sur les préceptes de la Charia – en clair, que les considérations politiques avaient priorité sur le dogme islamique – et qu’il arbitrait lorsque nécessaire. Il est frappant de constater que Kadhafi considérait que les intérêts de la Révolution commandaient que le secteur pétrolier ne soit placé ni sous la tutelle des Congrès du Peuple ni sous celle des Comités Révolutionnaires.
Des mots tels que « autoritarisme », « tyrannie » (un favori chez les britanniques), et « dictature » n’ont jamais réellement décrit le caractère particulier de ce système mais au contraire l’ont caricaturé en permanence. Kadhafi, contrairement à tous les autres chefs d’état, se tenait non pas au sommet d’une pyramide d’institutions gouvernementales mais au cœur d’un secteur informel du régime qui exerçait une certaine hégémonie sur le secteur formel et qui n’a pas d’équivalent moderne. Cela signifiait que les institutions formelles de la Jamahiriya étaient extrêmement faibles, y compris l’armée à qui Kadhafi ne faisait pas confiance et qu’il avait marginalisée.
On est tenté de dire à propos de Kadhafi que « l’Etat, c’est lui ». Mais c’était l’idée de plus en plus mystique de la Révolution et non la déité ou le droit divin qui légitimait son pouvoir. Et cette dimension immatérielle de la Révolution, que Ruth First appelait son côté insaisissable, était intiment liée au fait que la Révolution n’était jamais terminée.
En 1793, Robespierre avait fait la distinction entre un gouvernement révolutionnaire et un gouvernement constitutionnel : « L’objectif d’un gouvernement constitutionnel est de sauvegarder la République ; celui d’un gouvernement révolutionnaire est d’en jeter les bases ». La fonction historique concrète du gouvernement révolutionnaire en Libye était de s’assurer que le pays ne devienne pas et ne puisse pas devenir une république, tout en le modernisant dans d’importants domaines. La Révolution Libyenne se révéla permanente parce que ses objectifs étaient imprécis, ses architectes n’ayant aucune forme de gouvernement constitutionnel à l’esprit comme objectif final ni aucune conception de leur propre rôle politique ou celui de quiconque après la Révolution. L’Etat des Masses, al-jamahiriya, était présenté comme quelque chose de bien supérieure à une simple république — jumhuriya — mais en réalité il en était loin. Mais, par contraste aux états qui se prétendent républiques mais n’en sont pas, ses prétentions laissaient entendre qu’il n’y avait jamais eu une intention d’établir une véritable république où le gouvernement serait réellement l’affaire du peuple. L’Etat des Masses était en réalité à peine un jouet pour occuper et canaliser les Libyens ordinaires tandis que la politique des grands étaient menée en coulisses par une élite mystérieuse qui n’avait pas de comptes à rendre.
La mobilisation de la société dans la Révolution Française a produit plusieurs dirigeants à l’esprit indépendant – Danton, Marat, Hébert etc ainsi que Robespierre – ce qui a rendu psychologiquement possible de suivre les Jacobins dans leur rébellion contre Robespierre et mettre en route un processus tortueux pour remplacer un gouvernement révolutionnaire par un gouvernement constitutionnel. Dans une certaine mesure, quelque chose de similaire s’est produite en Algérie (où la lutte pour l’indépendance a produit une surabondance de révolutionnaires à l’esprit affirmé), même si 49 ans plus tard, la route sinueuse qui mène à la république démocratique s’étire toujours loin devant, comme ce fut le cas pour la France. Mais l’inertie politique de la société libyenne signifiait que sa Révolution n’avait qu’un dirigeant, et un seul. Les compagnons les plus proches de Kadhafi avaient sans doute une influence sur lui mais un seul d’entre eux, Abdessalam Jalloud, a eu le courage d’exprimer publiquement ses désaccords avec Kadhafi sur d’importants sujets (et il a finalement jeté l’éponge en 1995). Le règne de Kadhafi peut donc être considéré comme un cas extrême de ce que Rosa Luxembourg appelait le « substitutionnisme » : le gouvernement informel qui était le véritable gouvernement en Libye était en fait un one-man show. Kadhafi incarnait à la fois la Révolution nébuleuse, les intérêts imprécis de la nation et la volonté non formulée du peuple et il pensait à l’évidence qu’il devait rendre le show intéressant. Sa flamboyance avait un objectif politique. Mais pendant combien de temps peut-on s’assurer le consentement, sans même parler de loyauté, par du folklore ? Un joueur de flûte qui menait les Libyens – pour la plupart bien nourris, logés et éduqués, mais maintenus dans un infantilisme politique permanent – nulle part en particulier ? Il est étonnant que le show ait duré si longtemps.
y a quelques années, Kadhafi semblait réaliser ce qu’il avait fait – qu’il avait entraîné la Libye, et lui-même avec, dans une impasse quasi-utopique – et il a tenté de s’en sortir. Dés 1987 il faisait des expériences avec le libéralisme : autorisant des commerces privés, limitant les pouvoirs des Comités Révolutionnaires, autorisant les Libyens à voyager dans les pays voisins, rendant les passeports confisqués, libérant des centaines de prisonniers politiques, invitant les exilés à rentrer avec des garanties qu’ils ne seraient pas persécutés, et même rencontrant des dirigeants de l’opposition pour étudier une éventuelle réconciliation tout en reconnaissant que de graves abus avaient été commis et que la Libye n’était pas un état de droit. Ces réformes impliquaient un glissement vers un gouvernement constitutionnel, l’élément le plus remarquable étant le proposition de Kadhafi de codifier les droits des citoyens et les délits punissables, ce qui était censé mettre fin aux arrestations arbitraires. Ce projet fut stoppé net par les sanctions internationales imposées en 1992 au lendemain de l’attentat de Lockerbie : un état d’urgence qui a renforcé l’aile conservateur du régime et écarté le risque de réformes pensant plus de 10 ans. Ce ne fut qu’en 2003 – 2004, après le paiement par Tripoli d’une grosse somme d’argent aux familles endeuillées en 2002 (et après avoir déjà remis Abdelbaset Ali al-Megrahi et Al Amin Khalifa Fhima à la justice en 1999), que les sanctions furent levées et qu’un nouveau courant réformiste dirigé par le fils de Kadhafi, Saif al-Islam, vit le jour.
Il y a quelques années, dans les cercles proches du gouvernement Blair – surtout dans les médias et chez les universitaires – il était de bon ton de parler du réformisme de Saif al-Islam. Il est désormais de bon ton de lui jeter l’opprobre comme le fils de son affreux père. Les deux affirmations sont inexactes et ne sont formulées que pour se justifier. Saif al-Islam avait commencé à jouer un rôle significatif et constructif dans les affaires d’état libyennes, en convaincant le Groupe Combattant Islamique Libyen (GCIL) de cesser sa campagne de terrorisme en échange de la libération de prisonniers en 2008, en promouvant une série de réformes concrètes et en suggérant la reconnaissance formelle des Berbères par le régime. Il est irréaliste de penser qu’il aurait pu remodeler la Libye en une démocratie progressiste s’il avait succédé à son père, mais il reconnaissait certainement les problèmes de la Jamahiriya et la nécessité de réformes profondes. L’éventualité d’une voie réformiste menée par Saif a été brisée par les évènements de ce printemps. Ne peut-on faire un parallèle avec les sanctions internationales imposées au lendemain de l’attentat de Lockerbie qui ont interrompu les initiatives de réforme ?
Depuis février, il a sans cesse été répété que le gouvernement Libyen était responsable à la fois pour l’attentat contre un discothèque de Berlin le 5 avril 1986 et l’attentat de Lockerbie le 21 décembre 1988. La nouvelle de la fin violente de Kadhafi fût accueillie avec satisfaction par les familles des victimes américaines de Lockerbie, pleines d’amertume à l’égard d’un homme que le gouvernement US présentait comme le commanditaire de l’attentat contre le vol 103 de la Pan Am. Mais de nombreux observateurs informés ont émis des doutes sur ces deux histoires, surtout Lockerbie. Jim Swire, porte-parole de UK Families Flight 103 (Familles du Vol 103), dont la fille a été tuée dans l’attentat, a exprimé de façon répétée son insatisfaction devant la version officielle. Hans Köchler, un juriste autrichien désigné par l’ONU comme observateur indépendant au procès, s’est déclaré préoccupé sur le déroulement du procès (notamment en ce qui concerne le rôle de deux officiels du Département de Justice US qui étaient assis à côté des procureurs écossais et qui semblaient leur donner des instructions). Köchler a décrit la condamnation d’al-Megrahi comme un « déni de justice flagrant ». Swire, qui lui aussi a assisté à tout le procès, a ensuite lancé la campagne Justice pour al-Megrahi. Dans une courte biographie de Kadhafi diffusée sur la chaîne BBC World Service dans la nuit du 20 octobre, John Simpson s’est abstenu de répéter ces accusations, en indiquant simplement que l’attentat à Berlin a « peut-être été ou pas l’oeuvre de Kadhafi », une formule honnête qui laisse place au doute. Sur Lockerbie, il a dit que Libye avait été par la suite « désignée comme seule et unique coupable », une formule tout à fait exact.
Il est souvent affirmé par les fonctionnaires britanniques et américains et la presse occidentale que la Libye a reconnu sa responsabilité pour Lockerbie en 2003 – 2004. C’est faux. Comme partie de l’accord avec Washington et Londres, qui comportait le versement par la Libye de 2,7 milliards de dollars aux 270 familles des victimes, le gouvernement libyen, dans une lettre au président du Conseil de Sécurité de l’ONU, a indiqué que la Libye « a facilité la présentation devant la justice des deux suspect accusés de l’attentat contre le vol 103 de la Pan Am, et assume la responsabilité pour les actions de ses officiels ». Il devint évident que cette phrase avait été négociée entre les gouvernements libyen et britannique (et peut-être américain aussi) lorsque Jack Straw la répéta mot pour mot devant la Chambre des Communes. Sa formulation permettait au gouvernement (britannique) de laisser entendre que la Libye était effectivement coupable, tout en laissant la possibilité à Tripoli d’affirmer qu’il n’avait rien dit de la sorte. La déclaration ne mentionne même pas le nom d’al-Megrahi et reconnaît encore moins sa culpabilité ou celle du gouvernement libyen. De plus, tout gouvernement qui se respecte signerait une déclaration de principe général reconnaissant sa responsabilité pour les actions de ses représentants. La position de Tripoli fut explicitée par le premier ministre, Shukri Ghanem, le 24 février 2004 dans le programme Today : il a clairement expliqué que le paiement de l’indemnisation ne constituait pas un aveu et que le gouvernement libyen avait « acheté la paix ».
Les éléments de preuve admis par l’Occident pour juger Kadhafi coupable n’étaient pas très concluants. Le doute sur l’attentat de Lockerbie a donné naissance à des théories alternatives sur les véritables commanditaires, théories évidemment qualifiées de « théories du complot ». Mais le dossier de l’accusation dans le procès de Lockerbie était lui-même une théorie du complot. Et les maigres éléments à charge auraient du aboutir à un acquittement sur les bases d’un « doute raisonnable » ou du moins, comme le prévoit la loi écossaise, pour « absence de preuves », plutôt que le verdict clair et net de « coupable » qui fut prononcé, assez étrangement, contre un seul des deux accusés. Je ne prétends pas connaître la vérité sur l’affaire Lockerbie, mais les Britanniques pardonnent difficilement les auteurs d’atrocités commises contre un des leurs ou un de leurs amis. Je comprends donc mal comment le gouvernement britannique a pu se résigner en 2003 – 2005 à accueillir à nouveau la Libye si Kadhafi était réellement coupable. Et eu égard au nombre de victimes écossaises dans l’attentat, il est également difficile de croire que des politiciens du SNP (parti écossais au pouvoir – NdT) aient pu demander la libération d’al-Megrahi s’ils pensaient que le verdict avait été juste. L’hypothèse que la Libye, Kadhafi et al-Megrahi ont pu être piégés est tout à fait sérieuse. Dans ce cas, il en résulte que toutes les interruptions dans les réformes à partir de 1989, lorsque le régime a resserré les boulons au cours de la tourmente provoquée par les sanctions économiques internationales, ainsi que les souffrances matérielles endurées par le peuple libyen au cours de cette période et l’aggravation des conflits internes (notamment la campagne terroriste islamiste du GCIL entre 1995 et 1998), pourraient toutes être imputées en quelque sorte à l’Occident.
Quelles que soient les responsabilités, la Jamahiriya a survécu, intacte pour l’essentiel, jusqu’en 2011 : un état caractérisé par l’absence de partis politiques, l’absence d’associations, de presse ou de maisons d’édition indépendantes et comme corollaire la faiblesse de la société civile, les dysfonctionnements des institutions formelles du gouvernement, la faiblesse des forces armées et le caractère indispensable de Kadhafi lui-même en tant qu’instigateur de la révolution. Après 42 ans de règne de Kadhafi, le peuple Libyen, sur le plan politique, n’était pas plus avancé qu’il ne l’était le 31 août 1969.
La Jamahiriya était donc vulnérable aux défis internes dés que les mouvements de masse arabes autour des questions de dignité humaine et de droits des citoyens furent déclenchés. La tragique ironie est que les caractéristiques de la Jamahiriya qui la rendaient vulnérable au Printemps arabe étaient aussi, de par leur combinaison, les mêmes qui empêchaient toute émulation de la Tunisie ou de l’Égypte. Les facteurs qui ont permis une évolution fondamentalement positive dans ces deux pays une fois les protestations de masses déclenchées n’étaient pas présents en Libye. En Tunisie et en Egypte, la population avait une plus grande expérience en matière de militantisme ce qui a donné aux protestations une certaine sophistication, une cohérence et un sens de l’organisation. Le fait qu’aucun des deux dirigeants n’étaient des fondateurs a permis de faire le distinction entre les protestations contre le président et ses partisans et la rébellion contre l’état : le patriotisme des manifestants n’a jamais été remis en cause. Et dans les deux cas, le rôle des forces armées fut cruciale : plus loyales envers l’état et la nation qu’en&vers un dirigeant en particulier, elles ont pu jouer le rôle d’arbitre et faciliter une sortie de crise sans mettre l’état en péril.
Rien de tout ceci ne s’appliquait dans le cas de la Libye. Kadhafi était le fondateur de la Jamahiriya et le garant de sa continuité. Les forces armées étaient incapables de jouer un rôle politique indépendant. L’absence de toute tradition d’opposition pacifique et indépendante a transformé la révolte populaire en une révolte brute, incapable de formuler des revendications que le régime aurait pu accepter. Au contraire, la révolte constituait un défi à Kadhafi et à la Jamahiriya dans son ensemble (et donc à ce qui faisait office d’état).
Les évènements qui se sont déroulés au cours du week-end qui a suivi l’agitation initiale du 15 février laissaient entrevoir trois scénarios possibles : un effondrement rapide du régime suite à un soulèvement populaire général ; un écrasement de la révolte après une reprise en main par le régime ; ou – avant la première résolution – le début d’une guerre civile. Si la révolte avait été immédiatement écrasée, les conséquences pour le Printemps arabe auraient été graves mais pas forcément plus que pour les événements à Bahreïn, au Yémen ou en Syrie ; l’opinion publique arabe était depuis longtemps habituée à l’idée que la Libye était un pays à part et les événements qui s’y déroulaient n’avaient donc que peu d’impact sur elle. Si la révolte avait provoqué l’effondrement rapide du régime, la Libye aurait pu sombrer dans l’anarchie. Un Somalistan pétrolier au bord de la Méditerranée aurait eu des répercussion déstabilisatrices chez tous ses voisins et porté un coup aux perspectives d’un développement de la démocratie, en Tunisie en particulier. Une longue guerre civile, bien que meurtrière, aurait pu donner à la rébellion le temps de s’organiser et devenir un centre de pouvoir alternatif et se préparer ainsi à la tâche de créer un gouvernement en état de fonctionner, dans l’éventualité d’une victoire. Et même dans le cas d’une défaite, une telle rébellion aurait sapé les bases de la Jamahiriya et entrainé sa chute. Aucun de ces scénarios ne s’est produit. A la place, il y a eu une intervention militaire des puissances occidentales sous couvert de l’OTAN et de l’autorité des Nations Unies.
Comment analyser ce quatrième scénario selon les principes démocratiques qui ont été invoqués pour justifier une intervention militaire ? Il n’y a pas de doute que de nombreux Libyens considèrent l’OTAN comme leur sauveur et que certains aspirent véritablement à la démocratie pour leur pays. Malgré cela j’ai été fortement choqué lorsqu’on a commencé à envisager une intervention et je me déclare toujours opposé, même après une victoire apparente, parce que je considère que l’argument de la démocratie aurait du produire une toute autre série d’évènements.
L’affirmation selon laquelle la « communauté internationale » n’avait pas d’autre choix que d’intervenir militairement et que la seule alternative était de ne rien faire est fausse. Une alternative active, concrète et non-violente avait été proposée, et délibérément rejetée. L’argument en faveur de l’instauration d’une zone d’exclusion aérienne et ensuite d’une intervention militaire employant « tous les moyens nécessaires » était qu’il n’y avait pas d’autre moyen pour faire cesser la répression et protéger les civils. Et pourtant beaucoup ont rappelé que la façon de protéger les civils n’était pas d’intensifier le conflit en intervenant en faveur d’un camp ou d’un autre, mais d’y mettre fin en instaurant un cessez-le-feu suivi de négociations politiques. Le International Crisis Group, par exemple, où j’ai travaillé pendant un temps, a publié une déclaration le 10 mars proposant une initiative en deux points : 1) la formation d’un groupe de contact ou d’un comité issu des voisins nord-africains de la Libye et d’autres états africains avec un mandat pour négocier un cessez-le-feu immédiat ; 2) initiation par le groupe de contact de négociations entre les protagonistes en vue de remplacer le régime actuel par un gouvernement moins autoritaire, plus représentatif et respectueux de l’état de droit. Cette proposition fut reprise par l’Union Africaine et représentait le point de vue de nombreux pays non-africains – la Russie, la Chine, le Brésil et l’Inde, sans parler de l’Allemagne et la Turquie. Cette proposition fut confirmée de façon plus détaillée (en ajoutant une clause pour le déploiement d’une force de maintien de la paix sous mandat de l’ONU et chargée de faire respecter le cessez-le-feu) dans une lettre ouverte au Conseil de Sécurité de l’ONU le 16 mars, la veille du débat qui allait adopter la résolution 1973. En bref, avant que le Conseil de Sécurité ne vote en faveur d’une intervention militaire, une proposition complète avait été présentée pour répondre à la nécessité de protéger les civils en tentant de faire cesser les combats, et pour jeter les bases d’une transition ordonnée vers une forme de gouvernement plus légitime, qui éviterait le risque d’un effondrement brusque dans l’anarchie, avec tout ce que cela signifierait pour la révolution tunisienne, la sécurité des pays voisins et pour la région dans son ensemble. L’imposition d’une zone d’exclusion aérienne constituait un acte de guerre : chose que le secrétaire à la défense US, Robert Gates, a confirmé devant le Congrès (US) le 2 mars. Une telle décision nécessitait, en guise de préliminaire, la destruction des défenses aériennes de la Libye. En autorisant une telle mesure et « tous les moyens nécessaires », le Conseil de Sécurité a choisi la guerre alors qu’aucun autre moyen n’avait encore été tenté. Pourquoi ?
De nombreux critiques de l’intervention de l’OTAN lui ont reproché de s’être écartée des termes de la résolution 1973 et, pour cette raison, d’être illégale ; et que la résolution n’autorisait ni le changement de régime ni l’introduction de troupes au sol. Il s’agit d’une erreur d’interprétation. L’article 4 excluait l’introduction d’une force occupante. Mais l’article 42 des Régulations de la Haye de 1907 déclare que « un territoire est considéré comme occupé lorsqu’il est effectivement placé sous l’autorité d’une armée hostile, » une définition conservée par les Conventions de Genève de 1949. Ce que la résolution 1973 avait exclu était l’introduction d’une force destinée a prendre le contrôle politique et légal du lieu, mais cela n’a jamais été l’intention ; des forces terrestres ont effectivement été introduites mais n’ont à aucun moment assumé une responsabilité politique ou légale de quoi que ce soit et par conséquent n’entrent pas dans la définition conventionnelle d’une force occupante. Il se peut que cette ambiguïté ait été intentionnellement introduite par les gouvernements auteurs de la résolution dans l’intention d’obtenir le maximum de voix en faveur de la résolution du 17 mars ; ceci bien sûr ne serait qu’un exemple parmi d’autres de l’art du sophisme dont les « metteurs en scène » (en français dans le texte – NdT) de l’intervention ont fait preuve. Et le changement de régime était tacitement couvert par la phrase « tous les moyens nécessaires ». Et s’il a pu y avoir des doutes sur l’interprétation de la résolution, celles-ci avaient déjà été balayées par la rhétorique martiale de Cameron et Hague, Sarkozy et Juppé, et Obama et Clinton avant même le vote du Conseil de Sécurité. Puisqu’il avait été affirmé que l’enjeu était la protection de civils d’un massacre par Kadhafi contre « son propre peuple », il en résulte que leur protection passait pas l’élimination de la menace, qui était Kadhafi lui-même tant qu’il était au pouvoir (phrase qui fut ensuite transformée en « tant qu’il était en Libye » avant de devenir « tant qu’il était en vie »). L’attitude des puissances occidentales au cours de la période précédant le débat du Conseil de Sécurité ne laisse aucune doute que la résolution, très intelligemment rédigée, autorisait de façon tacite une guerre et un changement de régime. Ceux qui ont ensuite affirmé qu’ils ne savaient pas que le changement de régime était autorisé n’ont soit pas compris la logique des évènements, soit ont fait semblant de ne pas la comprendre pour justifier leur impuissance à s’y opposer. En insérant « par tous les moyens nécessaires » dans la résolution, Londres, Paris et Washington s’autorisaient, par l’intermédiaire de l’OTAN, à faire ce que bon leur semblait où bon leur semblait, sachant par avance qu’ils n’auraient aucun compte à rendre puisque, en tant que membres permanents du Conseil de Sécurité, ils étaient au-dessus de toutes les lois.
En fait, à deux égards, la conduite de l’intervention par les puissances occidentales et l’OTAN a bien clairement violé les résolutions du Conseil de Sécurité. D’abord parce que rebelles ont été armés par la France, le Qatar et l’Egypte (selon le Wall Street Journal) et sans doute par d’autres membres de la coalition — ce qui constitue une violation claire de l’embargo sur les armes imposée par le Conseil de Sécurité dans les articles 9, 10 et 11 de la résolution 1970 adoptée le 26 février et reprise dans les articles 13, 14 et 15 de la résolution 1973. On a ensuite expliqué que la résolution 1973 remplaçait la résolution 1970 et que la phrase magique « par tous les moyens nécessaires » autorisait la violation de l’embargo sur les armes ; ainsi l’article 4 de la résolution 1973 avait priorité sur les articles 13 à 15 de cette même résolution. C’est ainsi que la livraison d’armes aux rebelles par n’importe quel gouvernement fût autorisée tout en l’interdisant pour le gouvernement libyen qui, à l’époque, avait déjà été déclaré illégitime par Londres, Paris et Washington. Pratiquement personne n’a souligné cette deuxième violation.
Les efforts de l’ICG et d’autres instances pour trouver une alternative à la guerre ne sont pas passés complètement inaperçus. Apparemment, leurs propositions ont fait quelque impression sur les membres les moins naïvement enthousiastes du Conseil de Sécurité, et c’est ainsi qu’un hommage de la main gauche leur a été rendu par les rédacteurs du brouillon de la Résolution 1973. Dans la version finale — ce qui n’était pas le cas dans les précédentes -, l’idée d’une solution pacifique fut incorporée aux deux premiers articles, qui disaient :
[ Le Conseil de Sécurité…]
(1) Exige l’établissement immédiat d’un cessez-le-feu et un arrêt complet des violences et de toutes les attaques et violences contre les civils ;
(2) Met l’accent sur la nécessité d’intensifier les efforts pour trouver une solution à la crise, qui réponde aux exigences légitimes du peuple libyen et prenne note des décisions du Secrétaire Général d’envoyer son représentant spécial en Libye, et du Conseil de Paix et de Sécurité de l’Union Africaine d’y envoyer son haut-comité ad hoc, dans le but de faciliter le dialogue devant conduire aux réformes politiques nécessaires à une solution pacifique et durable.
De cette manière, la Résolution 1973 paraissait envisager activement et préférentiellement une alternative pacifique, tout en autorisant une intervention militaire comme position de repli, si un cessez-le-feu était refusé. En réalité, rien n’aurait pu être plus éloigné de la vérité.
La Résolution 1973 fut votée à New York tard dans la soirée du 17 mars. Le lendemain, Kadhafi, dont les forces campaient à la limite sud de Bengazi, annonça un cessez-le-feu, en conformité avec l’article 1, et proposa un dialogue, en conformité avec l’article 2. Ce que le Conseil de Sécurité avait préconisé et exigé, il l’exécuta en l’espace de quelques heures. Son cessez-le-feu fut immédiatement refusé, au nom du CNT, par un des commandants rebelles, Khalifa Haftar, et rejeté par les gouvernements occidentaux. « Nous le jugerons sur ses actes, non sur ses paroles », déclara David Cameron, voulant dire par là que Kadhafi était censé assurer le cessez-le-feu général à lui tout seul : c’est-à-dire non seulement ordonner à ses troupes de cesser le tir, mais garantir que ce cessez-le-feu serait indéfiniment maintenu, en dépit du fait que le CNT refusait pour sa part d’en faire autant. Le commentaire de Cameron ne tenait aucun compte non plus du fait que l’article 1 de la Résolution 1973 ne plaçait pas le fardeau du cessez-le-feu sur le seul Kadhafi. Il n’avait pas plus tôt couvert l’indéniable violation de la Résolution 1973 par le CNT, qu’Obama l’appuyait de tout son poids, en ajoutant que pour qu’un cessez-le-feu de la part de Kadhafi comptât pour quelque chose, il lui faudrait (en plus de le soutenir indéfiniment sans contrepartie du CNT) retirer ses forces non seulement de Bengazi, mais aussi de Misrata et des villes les plus importantes que ses troupes avaient reprises à la rébellion — Ajdabiya à l’est et Zawiya à l’ouest -, en d’autres termes, il lui fallait accepter d’avance une défaite stratégique. Ces conditions, qu’il était impossible à Kadhafi d’accepter, étaient absentes de l’article 1.
Cameron et Obama avaient donc fait savoir clairement que la dernière chose qu’ils voulaient était un cessez-le-feu, que le CNT pouvait violer impunément l’article 1 de la Résolution et que, ce faisant, il agirait avec la bénédiction de ses parrains du Conseil de Sécurité. Le premier cessez-le-feu de Kadhafi n’aboutit à rien, de même que sa deuxième offre du 20 mars. Une semaine plus tard, la Turquie, qui s’était activée dans le cadre de l’OTAN pour aider à organiser la fourniture d’aide humanitaire à Bengazi, annonça qu’elle avait parlementé avec les deux parties et qu’elle offrait ses bons offices pour négocier un cessez-le-feu. L’offre reçut ce qu’Ernest Bevin aurait appelé « a complete ignoral » (disons un bras d’honneur) et rien n’en est sorti, comme rien n’est sorti d’une initiative ultérieure en vue d’un cessez-le-feu et de négociations (auxquels Kadhafi donna explicitement son accord), prise par l’Union Africaine, en avril. Cette proposition aussi fut rejetée avec dédain par le CNT, qui exigea la démission de Kadhafi comme condition préalable à un cessez-le-feu. Cette exigence dépassait même la première liste de conditions d’Obama, dont aucune, déjà, ne figurait dans la Résolution 1973. Mieux : c’était une prétention qui rendait tout cessez-le-feu impossible, puisqu’un cessez-le-feu exige des commandants avec autorité décisive sur leurs armées et que la mise à l’écart de Kadhafi aurait signifié que plus personne n’avait d’autorité sur les forces armées libyennes.
En incorporant les propositions de politique alternative non-violente dans son texte, le parti de la guerre occidental s’est livré à un abus de confiance, entraînant ainsi quelques états encore indécis à voter la résolution du 27 mars : une guerre au finish, un changement de régime par la violence et la fin de Kadhafi avaient été ses objectifs dès le départ. Toutes les offres de cessez-le-feu que Kadhafi a pu faire par la suite – le 30 avril, le 26 mai et le 9 juin – furent traitées avec le même mépris.
Ceux qui croient au « droit international » et qui ne voient pas d’inconvénient aux guerres qu’ils considèrent comme « légales » auront peut-être envie de méditer ceci. Mais le point décisif, ici, concerne l’enchaînement des événements et les choix politiques qui y sont associés. En incorporant les suggestions de l’ICG – ou, plus généralement, du parti de la paix – dans le texte révisé de la Résolution 1973, Londres, Paris et Washington ont escamoté astucieusement toute possibilité de vrai débat au Conseil de Sécurité, qui eût nécessairement examiné les alternatives. L’incohérence de leur propre résolution fut le prix à payer pour ce stratagème.
Londres, Paris et Washington ne pouvaient permettre un cessez-le-feu, parce qu’un cessez-le-feu aurait entraîné des négociations, d’abord sur des voies menant à la paix, ensuite sur le maintien de la paix, et enfin, sur les différends politiques fondamentaux. Et cela aurait compromis les chances du genre de changement de régime qui intéressait les Occidentaux. La vue de représentants de la rébellion assis à une table avec des représentants du régime de Kadhafi, des Libyens parlant avec des Libyens, aurait remis en cause leur diabolisation de Kadhafi. Dès lors qu’il serait redevenu quelqu’un avec qui les gens parlent et négocient, il aurait été réhabilité. Et cela aurait exclu tout changement de régime par la violence – révolutionnaire ? – et ainsi frustré les Occidentaux de leur chance d’une intervention majeure dans le « Printemps » d’Afrique du Nord. Leur plan interventionniste global aurait été un fiasco. La logique de la diabolisation de Kadhafi à la fin de février, couronnée par la saisine de la Cour Pénale Internationale (CPI) sur ses prétendus crimes contre l’humanité par la résolution 1970, et ensuite par la décision de la France, le 19 mars, de reconnaître le CNT comme seul représentant du peuple libyen, signifiaient que Kadhafi était banni pour toujours du discours politique international, qu’il n’était plus question de traiter de nouveau avec lui, même pas pour la reddition de Tripoli, quand, en août, il offrit des pourparlers en vue d’éviter à la ville des destructions supplémentaires, une offre qui fut une fois de plus rejetée avec dédain. Et c’est bien cette logique qui a été suivie du début à la fin, comme le prouve le nombre de morts civils à Tripoli, et, par-dessus tout, à Sirte. La mission de l’OTAN a toujours été d’imposer à la Libye un changement de régime, vérité occultée par le vacarme organisé autour du prétendu massacre imminent à Bengazi.
La version officielle, c’est que c’est la perspective d’un autre Srebrenica, voire un autre Rwanda, dans le cas où Kadhafi aurait réussi à reprendre la ville, qui a forcé la « communauté internationale » (moins la Russie, la Chine, l’Inde, le Brésil, l’Allemagne, la Turquie, etc. quand même) à agir. Quelles raisons avait-on de supposer que si les forces de Kadhafi reprenaient Bengazi, elles recevraient l’ordre de se livrer à un massacre général ?
Kadhafi a dû affronter pas mal de révoltes au long des années. Il les a invariablement matées par la force et en a chaque fois exécuté les meneurs. Le CNT et d’autres chefs rebelles avaient de bonnes raisons de craindre que, une fois Bengazi retombée aux mains des forces gouvernementales, ils seraient eux-mêmes isolés, encerclés et qu’on leur ferait payer le prix de leurs actes. Il était donc naturel qu’ils tentent de convaincre la « communauté internationale » que ce n’étaient pas leurs seules vies qui étaient en jeu mais celles de milliers de civils. Toutefois, en reprenant les villes que le soulèvement avait brièvement arrachées au contrôle gouvernemental, les forces loyales à Kadhafi n’ont commis aucun massacre du tout ; les combats ont été âpres et sanglants, mais il n’y a rien eu qui ait ressemblé même de très loin à Srebrenica, moins encore au Rwanda. Le seul massacre connu du règne de Kadhafi est l’exécution de quelque 1200 prisonniers islamistes, à la prison d’Abu Salim, en 1996. Il s’est agi d’une sombre affaire, et, que Kadhafi l’ait ordonnée ou non, il est raisonnable de l’en tenir pour responsable. Il était donc normal de se préoccuper de ce que le régime allait faire et de la manière dont ses troupes se comporteraient en cas de reprise de Bengazi. Normal, par conséquent, de vouloir dissuader Kadhafi d’ordonner ou de permettre des excès. Mais ce n’est pas ce qui a été décidé. Ce qui a été décidé, c’est de condamner Kadhafi à l’avance d’un massacre de civils sans défense et d’enclencher le processus de destruction de son régime et de lui-même (et de sa famille) en punition d’un crime qu’il devait encore commettre, qu’il était très peu susceptible de commettre, et de persister dans cette voie, en dépit de ses offres répétées de suspendre toute activité militaire.
Il n’y a rien eu qui puisse être qualifié de nettoyage ethnique ou de génocide dans le contexte libyen (du moins de la part des Kadhafistes, NdT). Tous les Libyens sont des musulmans, la majorité de souche arabo-berbère, et bien que la petite minorité d’expression berbère ait à se plaindre de quelque chose à propos de la reconnaissance de sa langue et de son identité (ses membres sont des musulmans ibadites, pas sunnites) ce problème n’était le sujet du conflit. Le conflit n’était ni ethnique, ni racial mais politique : il opposait des défenseurs et des contestataires du régime de Kadhafi. Quel que fût le côté qui l’emporterait, on pouvait être sûr qu’il en userait rudement avec l’adversaire, mais le postulat d’un massacre de civils à grande échelle sur base de leur identité ethnique ou raciale ne reposait sur rien. Tous les clabaudages à propos d’un autre Srebrenica ou d’un autre Rwanda n’ont jamais été que des exagérations poussées dans le but évident de faire paniquer certains gouvernements pour qu’ils soutiennent le projet d’intervention militaire du parti de la guerre, afin de sauver la rébellion de sa défaite imminente.
Pourquoi le facteur panique a‑t-il si bien fonctionné auprès de l’opinion publique internationale ou du moins occidentale, et en particulier auprès des gouvernements ? Des sources fiables rapportent que la peur d’Obama d’être accusé d’avoir permis un autre Srebrenica a fait pencher la balance du côté de la guerre à Washington, alors que non seulement Robert Gates mais aussi, initialement, Hillary Clinton, refusaient une implication des États-Unis. Je crois que la réponse est que Kadhafi avait déjà été si minutieusement et si complètement diabolisé que les accusations les plus délirantes sur son probable (certain, pour beaucoup) comportement futur, devait être cru, quel que fût son comportement réel. Cette diabolisation eut lieu le 21 février, le jour où toutes les cartes importantes furent distribuées
Le 21 février, le monde entier apprenait avec indignation que le régime de Kadhafi envoyait son armée de l’air massacrer des manifestants pacifiques à Tripoli et dans d’autres villes. La principale source de cette information était al-Jazeera, mais cette information était rapidement reprise par Sky, CNN, la BBC, ITN et les autres. Avant la fin de la journée, l’idée d’imposer une zone d’exclusion aérienne à la Libye recueillait un large consensus, de même que l’idée d’une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU destinée à imposer à la Libye des sanctions et un embargo sur les armes, le gel des avoirs de la Libye et à traduire Kadhafi et ses proches devant la Cour Pénale Internationale (CPI) pour crimes contre l’humanité. La Résolution 1970 était dûment adoptée cinq jours plus tard et la question de la mise en place d’une zone d’exclusion aérienne devenait, dès lors, sur le plan international, le centre des débats concernant la crise en Libye.
De nombreux autres événements se sont produits ce 21 février. Selon certaines sources, Zawiya était plongée dans le chaos. Le ministre de la justice, Mustafa Abdul Jalil, avait démissionné de ses fonctions. Cinquante travailleurs serbes avaient été attaqués par des pillards. Le Canada condamnait la « répression violente contre d’innocents manifestants ».
Deux pilotes de l’armée de l’air, fuyant la Libye, avaient posé leurs chasseurs à Malte, disant qu’ils avaient agi ainsi pour éviter d’avoir à obéir à l’ordre de bombarder et de mitrailler des manifestants. A la fin de l’après midi, il se disait de source sûre que les troupes et les tireurs d’élite du gouvernement tiraient sur la foule à Tripoli. Dix-huit travailleurs coréens avaient été blessés quand leur lieu de travail avait été investi par une centaine d’hommes armés. L’UE condamnait la répression, suivie par Ban Ki-moon, Nicolas Sarkozy et Silvio Berlusconi. Dix Egyptiens avaient été soi-disant tués à Tobrouk par des hommes armés. William Hague [ministre des Affaires Etrangères britannique, NDT], qui avait dénoncé la répression la veille (de même qu’Hillary Clinton), annonçait à une conférence de presse qu’il avait été informé que Kadhafi avait fui la Libye et qu’il était en route pour le Venezuela. L’ambassadeur libyen en Pologne affirmait que les militaires et les membres du gouvernement faisaient continuellement défection pour aller rejoindre la rébellion et que les jours de Kadhafi étaient comptés. De nombreux médias rapportaient que la plus grande tribu libyenne, les Warfalla, avait rallié le camp des rebelles. Les ambassadeurs libyens à Washington, en Inde, au Bangladesh et en Indonésie avaient tous démissionné et l’ambassadeur adjoint de la mission libyenne à l’ONU, Ibrahim Dabbashi, terminait la journée par une conférence de presse dans les locaux de la mission libyenne à l’ONU où il affirmait que Kadhafi avait déjà commencé à perpétrer un « génocide contre le peuple libyen » et faisait venir des mercenaires africains.
C’est Dabbashi, plus que tout autre, qui, ayant préparé son auditoire dans ce sens, avait été le premier à lancer l’idée que l’ONU devait imposer une zone d’exclusion aérienne et que la CPI devait mener une enquête sur les « crimes contre l’humanité et les crimes de guerre commis par Kadhafi ».
A cette date, le nombre de morts depuis le 15 février s’élevait à 233, selon Human Rights Watch. La Fédération Internationale des Droits de l’Homme avançait une fourchette entre 300 et 400 (mais elle avait également annoncé le même jour que Syrte était tombée aux mains des rebelles). On peut comparer ces chiffres au nombre de morts en Tunisie (300) et en Egypte (au moins 846). On peut aussi comparer les chiffres d’HRW et de la FIDH avec le nombre de morts, estimé de façon plausible entre 500 et 600, au cours des sept jours d’émeutes qui avaient eu lieu en Algérie en octobre 1988, et au sujet desquelles le gouvernement français s’était totalement abstenu de faire une quelconque déclaration. Mais les chiffres n’avaient rien à voir là-dedans, ce 21 février, seules comptaient les impressions. L’information selon laquelle l’armée de l’air de Kadhafi massacrait des manifestants pacifiques avait fait très forte impression, et il allait de soi de prendre les démissions d’Abdul Jalil et des ambassadeurs, la désertion des deux pilotes et surtout la déclaration dramatique de Dabbashi sur le génocide comme étant la preuve du bien-fondé des affirmations d’al-Jazeera.
Les bons et les méchants, (pour reprendre le classement de Tony Blair) avaient été clairement désignés, les médias occidentaux étaient tous au comble de l’indignation, le conseil de Sécurité avait été saisi de l’affaire en urgence, la CPI était préparée à devoir se mobiliser, et on s’orientait vers une intervention – tout cela en l’espace de quelques heures. Et pour beaucoup, à juste titre. Sauf que les informations d’al-Jazeera étaient fausses, tout comme l’étaient les informations selon lesquelles la tribu Warfalla avait rejoint le camp de la rébellion, ou que, comme l’avait annoncé Hague, Kadhafi avait fui à Caracas. Et, naturellement, l’affirmation de Dabbashi concernant le « génocide » était de la foutaise, une mise en scène théâtrale qu’aucune des organisations qui s’intéressent à l’utilisation du terme [de génocide] n’a songé à contester.
Ces considérations soulèvent des questions gênantes. Si les raisons données par les ambassadeurs et d’autres membres du régime pour expliquer leur défection le 21 février étaient fausses, qu’est-ce qui les avait réellement poussés à partir et dire ce qu’ils avaient dit ? Que manigançait donc al-Jazeera ? Et que manigançait Hague ?
Si une analyse sérieuse est faite des événements quand on aura davantage d’éléments sur cette affaire, elle s’attachera à chercher des réponses à ces questions. Mais je comprends sans mal que Kadhafi et son fils en soient brusquement venus à employer cette rhétorique féroce.
Il est évident qu’ils croyaient que, loin d’être confrontés à de simples « manifestants inoffensifs », selon les termes employés par les Canadiens, ils étaient déstabilisés par des forces qui agissaient selon un plan ayant des ramifications internationales. Il est possible qu’ils se soient trompés et que toute la situation était en fait spontanée et accidentelle, et qu’il s’agissait d’un imbroglio très confus ; je ne prétends pas être certain de ce que j’avance. Mais il y avait déjà eu dans le passé des manœuvres destinées à déstabiliser leur régime et ils avaient de bonnes raisons de penser qu’il s’agissait à nouveau d’une tentative de déstabilisation. Les informations partisanes diffusées dans les médias britanniques, en particulier — qui ne cessaient de répéter, notamment, que le régime n’était confronté qu’à des manifestants pacifiques, alors que, outre des Libyens ordinaires qui tentaient de protester pacifiquement, il devait affronter des violences à la fois motivées politiquement et aléatoires (comme, par exemple, le lynchage de 50 prétendus mercenaires à al-Baida le 19 février) — concordaient avec la thèse de la déstabilisation.
Et, d’après les éléments que j’ai pu, depuis, rassembler, je suis enclin à penser que c’est bien de déstabilisation qu’il s’agissait.
Les jours suivants, j’ai cherché à vérifier moi-même l’information diffusée par al-Jazeera. Une des sources que j’ai consultées était le blog respecté « Informed Comment », administré et mis à jour quotidiennement par Juan Cole, spécialiste du Moyen-Orient à l’Université du Michigan. Il y avait un billet, daté du 21 février dont le titre était « les bombardements de Kadhafi rappellent ceux de Mussolini », qui expliquait qu’entre 1933 et 40, Italo Balbo [ministre de l’aéronautique de Mussolini, puis gouverneur de la Libye italienne http://fr.wikipedia.org/wiki/Italo_Balbo, NDT] était un fervent partisan de la guerre, estimant que c’était le « meilleur moyen de traiter avec mépris les populations des colonies ». Le billet commençait par : « le mitraillage et le bombardement à Tripoli de manifestants civils par les chasseurs de Mouammar Kadhafi, ce lundi … », les mots soulignés renvoyant à un article de l’Associated Press écrit par Sarah El Deeb and Maggie Michael, publié à 21h, le 21 février.
Cet article ne corroborait en rien l’affirmation de Cole selon laquelle les chasseurs de Kadhafi (ou tout autre type d’avion) avaient mitraillé ou bombardé qui que ce soit à Tripoli ou ailleurs. Et il en allait de même pour toutes les sources indiquées dans les autres articles sur la Libye qui relayaient l’information sur ce massacre par voie aérienne publié par Cole ce même jour.
A cette époque, j’étais en Egypte la plupart du temps, mais, dans la mesure où de nombreux journalistes qui allaient en Libye passaient par le Caire, j’en profitais pour demander à ceux que je pouvais rencontrer ce qu’ils avaient constaté sur le terrain. Aucun d’entre eux n’avait pu confirmer cette version des faits [les massacres commis par Kadhafi, NDT].
Je me souviens tout particulièrement d’avoir demandé, le 18 mars, à Jon Marks, spécialiste de l’Afrique du Nord britannique qui revenait tout juste d’un long séjour en Cyrénaïque (où il s’était rendu à Ajdabiya, Bengazi, Brega, Derna et Ras Lanuf), ce qu’il avait entendu dire sur cette affaire. Il m’a répondu que parmi ceux qu’il avait rencontrés, personne n’avait mentionné de tels faits.
Quatre jours plus tard, le 22 mars, USA Today publiait un article frappant d’Alan Kuperman, l’auteur de « Limits of Humanitarian Intervention » et corédacteur en chef de « Gambling on Humanitarian Intervention ».
Cet article, « Five Things the US Should Consider in Libya » (« Cinq points que les Etats-Unis devraient prendre en compte concernant la Libye »), était une violente critique de l’intervention de l’Otan, disant qu’elle n’avait pas respecté les modalités prévues pour qu’une intervention humanitaire soit justifiée et couronnée de succès. Mais ce qui m’a le plus frappé, c’est cette affirmation selon laquelle « malgré l’omniprésence des téléphones portables dotés d’appareils photos, on n’avait pu voir aucune image des violences génocidaires, une affirmation qui suinte la propagande des rebelles ».
Et donc, quatre semaines plus tard, je n’étais pas le seul à ne rien avoir trouvé de tangible à cette information sur ces bombardements aériens. J’ai, par la suite, appris que cette question avait été évoquée plus d’une quinzaine de jours plus tôt, le 2 mars, lors des séances au Congrès US où Gates et l’amiral Mike Mullen, chef d’état-major des armées des Etats-Unis, avaient témoigné. Ils y avaient déclaré qu’ils n’avaient eu aucune confirmation concernant ces rapports selon lesquels des avions de Kadhafi tiraient sur des citoyens.
Cette histoire était fausse, tout comme l’était celle qui avait circulé en août 1990, quand on avait raconté que l’armée irakienne assassinait des bébés koweïtiens en débranchant leurs couveuses. Et les affirmations que contenait le dossier sur les ADM de Saddam étaient fausses, également. Mais, comme l’avait fait remarquer Mohammed Khider, un des fondateurs du FLN [en Algérie, NDT] : « quand tout le monde reprend un mensonge, il devient une vérité ». La course au changement de régime par la guerre avait déjà commencé et rien ne pouvait l’arrêter.
Cette intervention a entaché tous les principes que les partisans de la guerre ont invoqué pour la justifier. Elle a provoqué la mort de milliers de civils, déshonoré la notion de démocratie, déshonoré la notion de droit et fait passer une fausse révolution pour une vraie.
Deux assertions qui ont été reprises à l’envi – elles étaient essentielles pour justifier le casus belli des puissances occidentales – c’est que Kadhafi était en train de « tuer son propre peuple » et qu’il avait « perdu toute légitimité », la seconde affirmation étant présentée comme le corollaire de la première. Les deux assertions étaient des mystifications.
« Tuer son propre peuple » c’est la formule qui avait déjà été utilisée pour justifier la guerre menée contre Saddam Hussein pour opérer un changement de régime. Dans les deux cas, cela sous-tendait deux choses : que le despote était un monstre et qu’il ne représentait rien dans la société qu’il gouvernait. C’est tendancieux et malhonnête de dire simplement que Kadhafi « tuait son propre peuple » ; il tuait ceux parmi son peuple qui se rebellaient. A cet égard, il faisait ce que tout gouvernement a toujours fait dans le passé face à une rébellion. Nous sommes libres de préférer les rebelles au gouvernement dans tous les cas. Mais des qualités relatives des uns et des autres n’est pas ce qui importe dans ce genre de situation : ce qui compte, c’est le droit d’un état de se défendre contre la subversion violente.
Ce droit, qui était naguère considéré comme étant le corollaire de la souveraineté, est aujourd’hui compromis. En théorie, il comprend certaines règles à respecter. Mais comme nous l’avons vu, invoquer des règles (par exemple, « le génocide est interdit ») peut aller de pair avec une exagération cynique et une distorsion des faits par d’autres états. Il n’y a, en fait, pas de règles fiables. Un état peut réprimer une révolte si les membres permanents du Conseil de Sécurité qui disposent d’un droit de veto le laissent faire (ex. le Bahreïn, mais également le Sri Lanka), mais pas dans le cas contraire. Et si un état pense que cette autorisation non officielle va de soi pour se défendre parce qu’il est en bons termes avec Londres, Paris et Washington et qu’il honore tous les accords conclus avec eux, comme c’était le cas pour la Libye, il a intérêt à se méfier. Les conditions peuvent brusquement changer du jour au lendemain. Cette question est désormais du domaine de l’arbitraire et l’arbitraire, c’est le contraire de la loi.
L’idée que Kadhafi ne représentait rien dans la société libyenne, qu’il s’en prenait à tout son peuple et qu’ils étaient tous contre lui, est une autre distorsion des faits.
Comme nous le savons maintenant, au vu de la durée de la guerre, l’énorme manifestation pro-Kadhafi à Tripoli le 1er juillet, la résistance acharnée des forces de Kadhafi, le mois qu’il a fallu aux rebelles pour venir à bout de Bani Walid et l’autre mois qu’il leur a fallu pour prendre le contrôle de Syrte, le régime de Kadhafi bénéficiait, comme le CNT, d’un soutien important. La société libyenne était divisée et une division politique était en soi un espoir de développement dans la mesure où elle signalait la fin de l’ancienne unanimité politique imposée et préservée par la Jamahiriya.
Vu sous cet angle, la description faite par les gouvernements occidentaux du « peuple libyen » comme étant unanimement opposé à Kadhafi avait une implication sinistre, précisément parce qu’elle imposait une nouvelle unanimité soutenue par les occidentaux dans la société libyenne. Cette notion profondément antidémocratique découlait de façon logique de la notion tout aussi antidémocratique que, en l’absence de consultation électorale ou même de sondage d’opinion pour déterminer les véritables positions des Libyens, les gouvernements britannique, français et américain avaient le droit et le pouvoir de déterminer qui faisait partie du peuple libyen et qui n’en faisait pas.
Tous ceux qui soutenaient le régime de Kadhafi ne comptaient pas. Ne faisant pas partie du « peuple libyen », ils ne pouvaient pas faire partie des civils à protéger, même s’il s’agissait véritablement de civils. Et ils n’ont pas été protégés, ils ont été tués par les frappes aériennes de l’OTAN ainsi que par des factions rebelles incontrôlées. Le nombre de ces victimes civiles du mauvais côté de la guerre doit s’élever à plusieurs fois le nombre de morts du 21 février. Mais ils ne comptaient pas, pas plus que ne comptaient les milliers de jeunes gens de l’armée de Kadhafi qui s’imaginaient innocemment qu’eux aussi faisaient partie du « peuple libyen » et ne faisaient qu’accomplir leur devoir vis‑à vis de l’état quand ils ont été carbonisés par les avions de l’OTAN ou qu’il ont été exécutés illégalement et massivement après avoir été capturés, comme à Syrte.
Le même mépris pour les principes démocratiques caractérisait les déclarations continuelles en Occident selon lesquelles Kadhafi avait « perdu toute légitimité ». Tout gouvernement doit être reconnu sur le plan international et, dans ce cas, ce sont des sources externes qui statuent sur sa légitimité. Mais, en matière de démocratie, c’est la légitimité nationale qui prévaut sur la légitimité internationale. En parlant de légitimité perdue, non seulement les puissances occidentales anticipaient des élections en Libye qui établiraient le véritable taux de soutien populaire, mais elles copiaient le régime de Kadhafi ; dans la Jamahiriya, la population passait après la Révolution, dont la légitimité prévalait.
« Si vous cassez, cela vous appartient », avait dit Colin Powell afin de prévenir des risques d’une nouvelle guerre en Irak. La leçon du chaos en Irak a été apprise, au moins au point que les puissances occidentales et l’OTAN n’ont cessé de répéter que le peuple libyen — le CNT et les milices révolutionnaires — étaient propriétaires de leur révolution.
Et donc, n’étant pas propriétaires de la Libye après la chute de Kadhafi, l’OTAN, et Londres et Paris et Washington ne peuvent pas être accusés de l’avoir démolie ou d’être tenus pour responsables des dégâts. Et tout cela se traduit par un théâtre d’ombres. Le CNT occupe le devant de la scène en Libye, mais, depuis février, toutes les décisions importantes ont été prises dans les capitales occidentales après consultation avec les autres membres, en particulier arabes, du « groupe de contact » qui se réunit à Londres, à Paris ou à Doha. Il est peu probable que la structure du pouvoir et le système de prise de décision qui ont guidé la « révolution » depuis mars changera radicalement. Et donc, si rien ne se produit pour venir contrarier les plans qui ont permis à l’OTAN et au CNT d’arriver où ils en sont aujourd’hui, ce qui va ressortir de tout cela, c’est un système de double pouvoir, d’une certaine façon analogue à celui de la Jamahiriya elle-même, et tout aussi hostile à l’instauration de la démocratie. Il s’agirait donc d’un système de prise de décision officiel sur des sujets secondaires qui servirait de façade à un système de prise de décision agissant dans l’ombre, séparé et indépendant, parce que dirigé depuis l’étranger, et qui traiterait de tous les sujets véritablement importants (le pétrole, le gaz, la finance, le commerce, la sécurité, la géopolitique) le gouvernement officiel en Libye sera un collaborateur subalterne des patrons occidentaux de la nouvelle Libye. Cela ressemblera davantage à un retour au temps de la monarchie qu’à celui de la Jamahiriya.
Source FR : Le Grand Soir