Les homos révolutionnaires et Blacks radicaux se sont ponctuellement rencontrés, épaulés et soutenus…
Il y a presque cinquante ans, aux Etats-Unis, homos révolutionnaires et Blacks radicaux ont brièvement trouvé des points de rencontre dans leur espoir commun de renverser la domination de la majorité blanche-hétérosexuelle. Des initiatives sans lendemain, mais qui témoignent d’un état d’esprit radicalement différent d’aujourd’hui. Petit retour en arrière.
Oakland, Californie, octobre 1966. Au cœur du ghetto noir délabré, en proie aux raids policiers et aux exactions des gangs, deux jeunes hommes fraîchement sortis de l’université vont poser l’acte fondateur d’un des mouvements révolutionnaires les plus célèbres de l’histoire américaine. Ils se nomment Huey Newton et Bobby Seale, et sont les rédacteurs du manifeste du Black Panther Party (BPP). Marxistes –comme tous les rebelles d’alors – mais également attentifs aux revendications concrètes exprimées par la communauté noire d’Oakland, Seale et Newton défendent un programme radical, axé sur une indépendance totale des afro-américains face aux classes dominantes blanches. Libération de l’ensemble des prisonniers noirs, exemption de service militaire, propriété collective des moyens de production… loin de vouloir se couler dans le moule d’une respectabilité bourgeoise dont ils sont exclus, les Panthers cherchent à créer une société alternative où leur couleur de peau ne les ramènerait pas indéfiniment à leur statut de « descendant d’esclaves ».
Leur action ne s’arrête pas à un seul catalogue d’idées. Au-delà des grands discours et des déclarations radicales, les premiers militants à rejoindre le duo de fondateurs vont également mettre en place des mécanismes pratiques d’aide et de défense de leur communauté. Des patrouilles armées sillonnent Oakland la nuit pour empêcher de possibles abus policiers commis sur de jeunes blacks. Des déjeuners gratuits sont distribués aux enfants démunis se rendant à l’école. Cependant, l’apport majoritaire du Black Panther Party à l’émancipation de la communauté afro-américaine se joue peut-être au niveau de leur talent dans la maîtrise des symboles, dans la création d’une identité visuelle immédiatement reconnaissable et facilement reproductible. Pantalon noir, chemise bleu marine, veste en cuir, coiffure afro et béret ; au travers de son uniforme, le Panther s’intègre dans un groupe revendiquant et exaltant une identité typiquement afro-américaine, en porte à faux avec les codes esthétiques de la respectabilité WASP. L’impact symbolique de ces groupes de jeunes marginaux dans les rues des grandes villes de la Côte Ouest dépasse largement la faiblesse numéraire des troupes. Ces petites troupes de Noirs en uniforme, infiltrant l’espace urbain, suggèrent aux Blancs conservateurs l’idée qu’un ennemi intérieur violent, organisé et prêt à en découdre est déjà présent au coin de la rue. « Trois Panthers dans les rues équivalent à une armée de mille hommes », a ainsi déclaré Jerry Rubin, l’un des plus célèbres militants pacifistes de l’époque.
Néanmoins, comme pour de nombreux mouvements révolutionnaires, la principale force des Panthers va s’avérer être leur plus grande faiblesse. Leur attitude provocante et subversive va alimenter les fantasmes paranoïaques des forces de police américaine, qui vont vite considérer le BPP comme leur ennemi public numéro un. Les gardiens de l’ordre des communautés urbaines vont dès lors pratiquer un harcèlement systématique à l’encontre de ses membres. Edgar Hoover, le tout-puissant patron du F.B.I., va quant à lui mettre en place des stratégies de surveillance et de division au cœur même de sa direction. Ces attaques croisées ont tôt fait de rendre le fonctionnement du parti chaotique, ses finances exsangues, et son action politique essentiellement axée autour de son auto-défense, au détriment de la lutte pour les droits de la communauté afro-américaine. Dès 1974, les Black Panthers ne sont déjà plus qu’un symbole dépourvu de réels leviers d’action.
New York, 27 juin 1969. Comme souvent, en cette soirée du début de l’été, la police municipale fait brusquement irruption au Stonewall Inn, un bouge gay de Greenwich Village tenu par la mafia. Mais pour la première fois, au lieu d’endurer cette nouvelle humiliation, la clientèle du bar se révolte violemment contre les forces de l’ordre. Durant cinq nuits consécutives, ce coin de Manhattan s’embrase ; homos et marginaux du quartier font face aux policiers, qui doivent entre autres choses endurer l’affront suprême de recevoir des lancés de pavés administrés des drag-queens en robe de soirée.
Dans la foulée immédiate des émeutes, un nouveau mouvement homosexuel radical voit le jour ; le Gay Liberation Front (GLF), un nom choisi en filiation avec le Front national pour la libération du Sud-Vietnam. Sans hiérarchie, volontairement déstructuré, le Front se veut à l’avant-garde des combats politiques du temps, en affichant notamment sa solidarité avec ses « frères de lutte » féministes, pacifistes et antiracistes. Parmi ses composantes existe un groupuscule d’homos révolutionnaires connus sous le nom de Red Butterfly. Ses membres vont rédiger différents manifestes appelant, comme les Panthers, à un renversement des classes dominantes blanches-hétérosexuelles, mais articulées à des revendications proprement gay — accès libre au logement, au choix de carrière professionnelle, abolition des législations discriminantes. Assumant l’inspiration du BPP, les membres du Butterfly se moquent des modèles sociaux et affectifs de la majorité ; ils encouragent la création de nouveaux types de relations adaptées aux spécificités des gays. Pour eux, le mariage est une institution « pourrie, oppressante pour la femme », dont l’éventuelle extension aux homos serait « burlesque ».
Tout comme les Panthers, le Front et les Butterflies ne feront pas long feu. Miné par des querelles internes, le GLF et ses composantes s’éteignent d’eux-mêmes au début des années 1970. Nombre de ses membres, frustrés par l’orientation politique radicale du mouvement, vont se regrouper dans une organisation dissidente, la Gay Activists Alliance, plus axée autour des besoins spécifiques de la communauté que des rêves de « Grand Soir ».
Une parenthèse révolutionnaire
Les similitudes entre ces deux groupes de rebelles ne sont pas des coïncidences. À la charnière des sixties et des seventies, une multitude de mouvements révolutionnaires plus ou moins violents émergent à différents points chauds de l’hémisphère nord. Les terroristes Ouest-allemands du réseau Baader-Meinhof commettent de violents attentats entre 1968 et 1977. Au Japon, les étudiants marxistes du mouvement Zengakuren manifestent violemment contre la présence des troupes américaines sur le sol national. Aux Etats-Unis, cet esprit radical s’incarne notamment par une rupture générationnelle dans les revendications des minorités.
Un des traits communs des Panthers et des Butterflies réside ainsi dans leur opposition au militantisme de leurs aînés. Les messages de non-violence et d’assimilation aux valeurs de la majorité blanche, véhiculés par les principales associations de défense des droits civiques, comme la NAACP[[National Association for the Advance of Coloured People, fondée en 1910.]] ou la Southern Christian Leadership Conference du pasteur Martin Luther King Jr, deviennent progressivement inaudibles pour les jeunes militants noirs. Le manque d’avancées concrètes enregistrées sur le terrain de la lutte contre les discriminations et la persistance des violences policières à leur encontre contribuent à l’émergence de revendications plus radicales, axées autour de l’auto-défense de leur communauté et de l’affirmation d’une identité propre. Cette nouvelle donne du combat pour l’égalité est incarnée dans le slogan « Black Power », prononcé pour la première fois dans une réunion d’étudiants afro-américains du Mississipi en juin 1966. Un cri de ralliement qui, rapidement, devient un concept définissant les mouvements comme le BPP, avides de renverser l’ordre établi plutôt que de se fondre dans le moule de la bourgeoisie blanche.
De même, chez les homos, les revendications du GLF sont s’opposent à la ligne politique de la principale association gay d’après-guerre, la Mattachine Society. Fondée dans les années 40 par d’anciens membres du Parti Communiste américain, la Mattachine soutient une ligne intégrationniste, cherchant à présenter l’homosexuel comme un citoyen viril, normal et responsable, à l’opposé de la folle marginale, déviante et pécheresse de l’imagerie populaire. Ils espèrent ainsi mettre pacifiquement fin aux discriminations à l’emploi ou au logement subies par de nombreux gays, ainsi qu’aux législations anti-sodomie alors en vigueur dans la totalité des Etats américains. Les activistes du GLF considèrent cette approche comme contre-productive et flairant bon la honte de soi. Ils exaltent au contraire la fière affirmation de l’homosexualité comme une identité marginale, et encouragent les gays à ne pas juger trop durement les folles, les « premiers martyrs » de leur cause.
Des convergences
Au-delà de ces points de convergences, ces deux mouvements se sont ponctuellement rencontrés, épaulés et soutenus, malgré les différences culturelles majeures qui les séparent. Pour les militants du GLF, la solidarité avec les Panthers était une forme d’évidence, ses membres reconnaissant d’ailleurs leur dette symbolique envers le BPP. « Lorsque les Panthers se sont organisés et en ont appelé à leur libération, de nombreuses personnes ont pensé à ne plus rester assises et à cacher leur oppression », écrit ainsi Carl Wittman, un des membres les plus actifs du Red Butterfly. Le nom du groupuscule est d’ailleurs une référence aux Black Panthers, la substitution du papillon au félin jouant avec autodérision sur les clichés de fragilité et de délicatesse attribués aux gays. Ils considèrent cependant une alliance comme « délicate », à cause de « la raideur et l’hypermasculinité de nombreux hommes noirs », toujours d’après Wittman, même s’il affirme que les deux mouvements s’attaquent aux mêmes ennemis ; « la mairie, la police, le capitalisme ».
Du côté des Panthers, la question fait débat. Huey Newton, le cofondateur du parti, prend clairement position en 1970 pour défendre les gays comme « frères de lutte » : « Nous devons être prudents et ne pas utiliser ces mots qui pourraient offenser nos amis. Le terme « pédé » (« faggot ») …] devrait être supprimé de notre vocabulaire, et nous devrions ne pas attacher des mots à priori destinés à qualifier les homosexuels à des ennemis du peuple […]. Les homosexuels ne sont pas des ennemis du peuple. [Ils] pourraient bien être le peuple le plus opprimé dans notre société […] ». La même année, alors que 350 Panthers croupissent en prison, la direction du parti fait appel à Jean Genet pour organiser une tournée de deux mois sur les campus du pays afin, de sensibiliser les étudiants au sort de ses membres incarcérés. Genet, qui n’a jamais caché l’attrait érotique qu’il trouvait à ses compagnons de combat Blacks ou Palestiniens, ne semble pas avoir rencontré de réactions homophobes durant son séjour américain. En revanche, des membres de la direction du BPP se sont clairement montrés hostiles aux gays. [Eldridge Cleaver, responsable de la communication du parti, considère ainsi l’homosexualité chez les afro-américains comme « un souhait de mort raciale typique de la bourgeoisie noire ». Néanmoins, Panthers et GLF, au fil de leurs courtes histoires, auront participé ensemble à des manifestations, et se seront retrouvés dans des congrès organisés par les premiers dans l’espoir de fédérer les groupements marginaux. Des initiatives sans lendemain, ces mouvements étant appelés à s’éteindre pour laisser à nouveau place à un militantisme assimilationniste.
Aujourd’hui, la parenthèse rouge de la fin des sixties est bel et bien close. En dehors de cercles restreints de nostalgiques, les rêves d’union sacrée des minorités pour renverser les couches dominantes de la société se sont éteints. Aux Etats-Unis, malgré la présence disproportionnée de Blacks au bas de l’échelle sociale ou derrière les barreaux, la réélection de Barack Obama tend à faire exister médiatiquement l’idée d’une Amérique multiraciale et apaisée. Pour les homos, la lente progression de l’égalité face au mariage et la possibilité pour les gays de pouvoir servir ouvertement dans l’armée semblent concrétiser les rêves les plus audacieux d’intégration défendus en son temps par la Mattachine Society.
On ne reproduit pas le passé, mais il est toujours possible de s’inspirer d’expériences historiques pour tenter d’agir. Malgré les multiples crises qui traversent l’Europe, les luttes communautaires relèvent toujours du chacun pour soi. Les homos s’engagent sur la voie de l’intégrationnisme et du « mariage pour tous » comme si elle avait toujours été la seule possible. D’autres minorités, comme les Roms ou les « indigènes » des banlieues, luttent pour trouver leur place sans aucune solidarité de la part des gays embourgeoisés, au-delà d’une indifférence polie. La rencontre des Panthers et des Butterflies est restée furtive et ponctuelle, mais elle témoigne d’un esprit de main tendue entre marginaux. Un exemple qu’il nous faut peut-être méditer.