un excellent documentariste peut devenir un bon journaliste, et que la réciproque est aussi vraie.
Même s’il a découvert le cinéma qu’à l’âge de 40 ans, Santiago Alvarez est aujourd’hui, à 70 ans, le plus grand documentariste cubain. Mieux que tout autre, il a su transformer les carences matérielles en esthétiques singulière et forte. Ces films les plus célèbres en témoignent : NOW (1965), HANOÏ, MARDI 13 (1967), 79 PRINTEMPS (1969), MOURIR POUR LA PATRIE, C’EST VIVRE (1976). Comme Joris Ivens, il est un témoin de l’histoire de ce siècle, et ses films portent autant sur Cuba que sur le Vietnam, l’Angola, La Mauritanie ou le Chili.
24 images : Vous avez souvent parlé d’un cinéma urgent, réalisé à chaud, en collant le plus possible à la réalité. J’aimerais que vous définissiez ce concept de cinéma de l’urgence.
Santiago Alvarez : J’ai toujours accolé le qualificatif d’urgence à mon cinéma. Parce que chaque matin, lorsque je me lève, il s’est passé dans le monde environ vingt millions de choses nouvelles. Pendant mes huit heures de sommeil des gens sont morts à cause de la famine ou du manque de soins médicaux, il s’est passé divers actes de violence partout sur la planète, des événements terribles se sont déroulés. Alors, lorsque je me lève, mon premier geste est d’allumer la radio et d’ouvrir le journal pour savoir ce qui s’est passé. C’est ainsi qu’à chaque jour je constate que je ne peux rester là, tranquille, face à ce qui se passe. Je dois répondre à ces événements. C’est pour cela que je fais des films : pour enregistrer, pour informer, pour devenir une sorte de procureur interrogeant les événements qui se sont produits au cours des dernières heures.
24 images : C’est une définition qui est proche du journalisme.
S. Alvarez : Je sais par expérience qu’un excellent documentariste peut devenir un bon journaliste, et que la réciproque est aussi vraie. Parce que la genèse du documentaire se trouve précisément dans le journalisme, qui est aussi à la base d’une grande part du phénomène de la création artistique. Prenons l’exemple de Victor Hugo, qui avant de devenir un grand romancier a été d’abord un grand chroniqueur du monde dans lequel il a vécu. Ses articles sont merveilleux. Il a donc transformé une vocation de journaliste pour devenir le meilleur romancier de son époque. Il s’est passé la même chose avec José Marti, le héros de l’indépendance de Cuba. Avant de devenir un grand poète, il a été un journaliste passionnant. Et c’est encore la même chose pour de grands romanciers comme Alejo Carpentier et Gabriel Garcia Marquez.
24 images : Avez-vous été journaliste ?
S. Alvarez : Oui. J’ai été directeur d’une revue syndicale et j’ai écrit pour différents journaux et revues révolutionnaires. Mais, je n’ai pas été formé en journalisme : j’ai étudié la médecine et la philosophie. Le journalisme et le cinéma sont des choses que j’ai apprises en travaillant.
- 24 images : Comment avez-vous commencé à faire des films en utilisant des matériaux de provenances diverses : archives, photographies, etc. ?
S. Alvarez : La nécessité est presque toujours à la source de la création. Par exemple, lorsque j’ai fait Now, j’étais allé aux États-Unis et j’avais vécu la discrimination raciale. C’était en 1939 et en 1940. Des amis noirs américains m’ont fait cadeau d’un disque de Lena Horne sur lequel il y avait la chanson Now. A partir de là j’ai décidé de faire un film de six minutes, soit la durée de la chanson. C’était le premier vidéoclip de l’histoire. Mais, je ne pouvais pas aller filmer aux Etats-Unis. J’ai donc utilisé des photographies découpées dans les magazines américains — des images de Lincoln, de Luther King, d’incidents raciaux — ainsi que des images d’actualité. J’ai filmé les photographies à la table d’animation et j’ai appris que l’on pouvait faire bouger des photos fixes. J’ai organisé le matériel de manière syncopée et frappante, montant l’image avec rage à partir de la musique. En trois jours le film était monté. En une semaine tout avait été fait. Dans mes films suivants, j’ai souvent utilisé de nouveau des photos, mais aussi des peintures, des graphiques, des caricatures et du texte écrit.
24 images : Justement, parlez-nous de votre utilisation des caractères typographiques.
S. Alvarez : Chaque mot, chaque lettre doit s’intégrer au montage. Je me suis rendu compte que la lettre, la pauvre petite lettre, devenait jalouse des images en mouvement lorsqu’elle restait statique. Je place donc chaque lettre sur la table d’animation et les mots, les syllabes, bougent de différentes façons. La littérature devient partie intégrante du montage, du rythme, de l’esthétique du film. À cause du manque de moyens, j’utilise tout ce qui est à ma portée et je dois arriver à tirer le maximum du matériel.
24 images : Mais, pourtant, vous avez toujours évité d’utiliser le commentaire en voix off. Pourquoi ?
S. Alvarez : J’élabore le récit de mes films à partir des lois du montage. Parce que le montage est au cinéma ce que la typographie est à la littérature : c’est un système parfait, complet, qui comprend tous les signes nécessaires à l’expression. Et lorsque je parle de montage, c’est autant celui de l’image que du son, qui ont une importance égale. D’un autre côté, je ne crois ni aux règles, ni aux normes, ni aux dogmes.
Je crois à la recherche, aux découvertes. Il faut donc explorer sans cesse les nouvelles avenues du montage. Mais pour revenir au commentaire, je cherche à l’éviter parce qu’il ramène le cinéma au stade de la radio. Le commentaire est pour moi une solution de facilité et, conséquemment, la refuser exige un travail beaucoup plus grand au montage.
24 images : Vous parlez de montage. Est-ce que vos références, quant à la façon dont s’exprime votre pensée, se situent plutôt du côté de la politique, comme dans les textes de Marx et de Fidel Castro, ou du côté du cinéma, comme chez Eisenstein ou Flaherty ?
S. Alvarez : Je n’ai pas besoin des écrits de Marx ni de la permission de Fidel pour avoir une sensibilité humaniste. Marx, Engel, Hegel et les autres philosophes font partie de ma culture, comme mes connaissances de l’Histoire, de la géographie, de l’art, des sciences, etc. Eisenstein est un génie, Flaherty est un très grand cinéaste, et il est impossible de contourner leur travail. Tout cela a une influence, mais ce qui compte c’est surtout ma sensibilité, la façon dont je comprends et dont je ressens les choses. Ma principale référence demeure toujours mon sujet. Lorsque je filme au Mozambique ou en Angola, je dois tout savoir de l’Histoire, de la culture, de la géographie, de l’économie de ces pays.
24 images : Vous utilisez des textes de José Martí dans 79 printemps et dans Hanoï, mardi 13. Considérez-vous que le documentariste est aussi un poète ?
S. Alvarez : J’ai connu des caméramans qui étaient correspondants de guerre et qui étaient de grands poètes. Le fait de filmer l’agression impérialiste, de dénoncer la guerre, peut être le geste d’un poète. Ce sont toujours eux, les poètes, qui arrivent à suggérer l’émotion.