Entretien avec Santiago Alvarez. 1989

Propos recueillis par Marcel Jean

Revue 24 images, n° 46, 1989, p. 38 – 39.
Source de l’ar­ticle : eru­dit & eru­dit

un excellent docu­men­ta­riste peut deve­nir un bon jour­na­liste, et que la réci­proque est aus­si vraie.

Même s’il a décou­vert le ciné­ma qu’à l’âge de 40 ans, San­tia­go Alva­rez est aujourd’­hui, à 70 ans, le plus grand docu­men­ta­riste cubain. Mieux que tout autre, il a su trans­for­mer les carences maté­rielles en esthé­tiques sin­gu­lière et forte. Ces films les plus célèbres en témoignent : NOW (1965), HANOÏ, MARDI 13 (1967), 79 PRINTEMPS (1969), MOURIR POUR LA PATRIE, C’EST VIVRE (1976). Comme Joris Ivens, il est un témoin de l’his­toire de ce siècle, et ses films portent autant sur Cuba que sur le Viet­nam, l’An­go­la, La Mau­ri­ta­nie ou le Chili. 

-968.jpg

24 images : Vous avez sou­vent par­lé d’un ciné­ma urgent, réa­li­sé à chaud, en col­lant le plus pos­sible à la réa­li­té. J’ai­me­rais que vous défi­nis­siez ce concept de ciné­ma de l’urgence.

San­tia­go Alva­rez : J’ai tou­jours acco­lé le qua­li­fi­ca­tif d’ur­gence à mon ciné­ma. Parce que chaque matin, lorsque je me lève, il s’est pas­sé dans le monde envi­ron vingt mil­lions de choses nou­velles. Pen­dant mes huit heures de som­meil des gens sont morts à cause de la famine ou du manque de soins médi­caux, il s’est pas­sé divers actes de vio­lence par­tout sur la pla­nète, des évé­ne­ments ter­ribles se sont dérou­lés. Alors, lorsque je me lève, mon pre­mier geste est d’al­lu­mer la radio et d’ou­vrir le jour­nal pour savoir ce qui s’est pas­sé. C’est ain­si qu’à chaque jour je constate que je ne peux res­ter là, tran­quille, face à ce qui se passe. Je dois répondre à ces évé­ne­ments. C’est pour cela que je fais des films : pour enre­gis­trer, pour infor­mer, pour deve­nir une sorte de pro­cu­reur inter­ro­geant les évé­ne­ments qui se sont pro­duits au cours des der­nières heures.

24 images : C’est une défi­ni­tion qui est proche du journalisme. 

S. Alva­rez : Je sais par expé­rience qu’un excellent docu­men­ta­riste peut deve­nir un bon jour­na­liste, et que la réci­proque est aus­si vraie. Parce que la genèse du docu­men­taire se trouve pré­ci­sé­ment dans le jour­na­lisme, qui est aus­si à la base d’une grande part du phé­no­mène de la créa­tion artis­tique. Pre­nons l’exemple de Vic­tor Hugo, qui avant de deve­nir un grand roman­cier a été d’a­bord un grand chro­ni­queur du monde dans lequel il a vécu. Ses articles sont mer­veilleux. Il a donc trans­for­mé une voca­tion de jour­na­liste pour deve­nir le meilleur roman­cier de son époque. Il s’est pas­sé la même chose avec José Mar­ti, le héros de l’in­dé­pen­dance de Cuba. Avant de deve­nir un grand poète, il a été un jour­na­liste pas­sion­nant. Et c’est encore la même chose pour de grands roman­ciers comme Ale­jo Car­pen­tier et Gabriel Gar­cia Marquez.

24 images : Avez-vous été journaliste ? 

S. Alva­rez : Oui. J’ai été direc­teur d’une revue syn­di­cale et j’ai écrit pour dif­fé­rents jour­naux et revues révo­lu­tion­naires. Mais, je n’ai pas été for­mé en jour­na­lisme : j’ai étu­dié la méde­cine et la phi­lo­so­phie. Le jour­na­lisme et le ciné­ma sont des choses que j’ai apprises en travaillant.

- 24 images : Com­ment avez-vous com­men­cé à faire des films en uti­li­sant des maté­riaux de pro­ve­nances diverses : archives, pho­to­gra­phies, etc. ? 

S. Alva­rez : La néces­si­té est presque tou­jours à la source de la créa­tion. Par exemple, lorsque j’ai fait Now, j’é­tais allé aux États-Unis et j’a­vais vécu la dis­cri­mi­na­tion raciale. C’é­tait en 1939 et en 1940. Des amis noirs amé­ri­cains m’ont fait cadeau d’un disque de Lena Horne sur lequel il y avait la chan­son Now. A par­tir de là j’ai déci­dé de faire un film de six minutes, soit la durée de la chan­son. C’é­tait le pre­mier vidéo­clip de l’his­toire. Mais, je ne pou­vais pas aller fil­mer aux Etats-Unis. J’ai donc uti­li­sé des pho­to­gra­phies décou­pées dans les maga­zines amé­ri­cains — des images de Lin­coln, de Luther King, d’in­ci­dents raciaux — ain­si que des images d’ac­tua­li­té. J’ai fil­mé les pho­to­gra­phies à la table d’a­ni­ma­tion et j’ai appris que l’on pou­vait faire bou­ger des pho­tos fixes. J’ai orga­ni­sé le maté­riel de manière syn­co­pée et frap­pante, mon­tant l’i­mage avec rage à par­tir de la musique. En trois jours le film était mon­té. En une semaine tout avait été fait. Dans mes films sui­vants, j’ai sou­vent uti­li­sé de nou­veau des pho­tos, mais aus­si des pein­tures, des gra­phiques, des cari­ca­tures et du texte écrit.

-2.jpg

Je n’ai pas besoin des écrits de Marx ni de la per­mis­sion de Fidel pour avoir une sen­si­bi­li­té humaniste.

24 images : Jus­te­ment, par­lez-nous de votre uti­li­sa­tion des carac­tères typographiques. 

S. Alva­rez : Chaque mot, chaque lettre doit s’in­té­grer au mon­tage. Je me suis ren­du compte que la lettre, la pauvre petite lettre, deve­nait jalouse des images en mou­ve­ment lors­qu’elle res­tait sta­tique. Je place donc chaque lettre sur la table d’a­ni­ma­tion et les mots, les syl­labes, bougent de dif­fé­rentes façons. La lit­té­ra­ture devient par­tie inté­grante du mon­tage, du rythme, de l’es­thé­tique du film. À cause du manque de moyens, j’u­ti­lise tout ce qui est à ma por­tée et je dois arri­ver à tirer le maxi­mum du matériel.

24 images : Mais, pour­tant, vous avez tou­jours évi­té d’u­ti­li­ser le com­men­taire en voix off. Pourquoi ? 

S. Alva­rez : J’é­la­bore le récit de mes films à par­tir des lois du mon­tage. Parce que le mon­tage est au ciné­ma ce que la typo­gra­phie est à la lit­té­ra­ture : c’est un sys­tème par­fait, com­plet, qui com­prend tous les signes néces­saires à l’ex­pres­sion. Et lorsque je parle de mon­tage, c’est autant celui de l’i­mage que du son, qui ont une impor­tance égale. D’un autre côté, je ne crois ni aux règles, ni aux normes, ni aux dogmes.
Je crois à la recherche, aux décou­vertes. Il faut donc explo­rer sans cesse les nou­velles ave­nues du mon­tage. Mais pour reve­nir au com­men­taire, je cherche à l’é­vi­ter parce qu’il ramène le ciné­ma au stade de la radio. Le com­men­taire est pour moi une solu­tion de faci­li­té et, consé­quem­ment, la refu­ser exige un tra­vail beau­coup plus grand au montage.

24 images : Vous par­lez de mon­tage. Est-ce que vos réfé­rences, quant à la façon dont s’ex­prime votre pen­sée, se situent plu­tôt du côté de la poli­tique, comme dans les textes de Marx et de Fidel Cas­tro, ou du côté du ciné­ma, comme chez Eisen­stein ou Flaherty ? 

S. Alva­rez : Je n’ai pas besoin des écrits de Marx ni de la per­mis­sion de Fidel pour avoir une sen­si­bi­li­té huma­niste. Marx, Engel, Hegel et les autres phi­lo­sophes font par­tie de ma culture, comme mes connais­sances de l’His­toire, de la géo­gra­phie, de l’art, des sciences, etc. Eisen­stein est un génie, Fla­her­ty est un très grand cinéaste, et il est impos­sible de contour­ner leur tra­vail. Tout cela a une influence, mais ce qui compte c’est sur­tout ma sen­si­bi­li­té, la façon dont je com­prends et dont je res­sens les choses. Ma prin­ci­pale réfé­rence demeure tou­jours mon sujet. Lorsque je filme au Mozam­bique ou en Ango­la, je dois tout savoir de l’His­toire, de la culture, de la géo­gra­phie, de l’é­co­no­mie de ces pays.

24 images : Vous uti­li­sez des textes de José Martí dans 79 prin­temps et dans Hanoï, mar­di 13. Consi­dé­rez-vous que le docu­men­ta­riste est aus­si un poète ? 

S. Alva­rez : J’ai connu des camé­ra­mans qui étaient cor­res­pon­dants de guerre et qui étaient de grands poètes. Le fait de fil­mer l’a­gres­sion impé­ria­liste, de dénon­cer la guerre, peut être le geste d’un poète. Ce sont tou­jours eux, les poètes, qui arrivent à sug­gé­rer l’émotion.