Extractivisme et vol culturel, une tradition Européenne

Par Moi­ra Millán

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Quin­to poder conurbano


Tra­duit par ZIN TV

Moi­ra Mil­lán, lea­der du mou­ve­ment de femmes indi­gènes accuse une artiste hon­groise d’extractivisme culturel

Liber­té pour le peuple Mapuche !Benet­ton dehors ! Soli­da­ri­té depuis l’I­ta­lie. > https://twitter.com/Jill_Riot/status/914074066138619904?s=20

Il y a quelques jours, je suis tom­bée sur une vidéo qui m’a indi­gné et fâché. Il s’a­git de la pré­sen­ta­tion d’une œuvre de la cho­ré­graphe Esz­ter Sala­mon au Kuns­ten Fes­ti­val des Arts, qui a eu lieu le 5 mai 2017, au centre d’art contem­po­rain Wiels à Bruxelles, en Belgique.

Cette œuvre a été mon­trée comme le sau­ve­tage d’une danse ances­trale Mapuche dis­pa­rue. Dans la vidéo publi­ci­taire, on voit un groupe de jeunes dan­seurs dont le visage est peint de dif­fé­rentes cou­leurs, uti­li­sant une cou­ver­ture de sur­vie iso­ther­mique comme pon­cho, celles qui sont cou­ram­ment uti­li­sées par les sau­ve­teurs pour aider les réfu­giés arri­vant en Europe.

On pou­vait entendre un Tahiel Mapuche chan­té par ces jeunes. Je recon­nais ce Kawel Tahiel, c’est le chant sacré du che­val. Ces jeunes hommes dansent en cercle. Tout me semble brut, vide, banal, déno­tant l’i­gno­rance et d’in­cons­cience. En tant que femme mapuche qui croit en la spi­ri­tua­li­té de mon peuple et la res­pecte, cela m’affecte pro­fon­dé­ment le fait qu’une danse fai­sant par­tie des céré­mo­nies au cours des­quelles nous entrons sym­bo­li­que­ment dans une rela­tion har­mo­nieuse avec la terre soit repré­sen­tée hors contexte, ridi­cu­li­sée et, pire encore, pré­sen­tée comme une danse éteinte.

Immé­dia­te­ment, la voix euro­péenne et supré­ma­ciste légi­time ces conduites en leur don­nant un look exo­tique, post­mo­derne et cool.

Mon inten­tion avec ce texte n’est pas seule­ment de dénon­cer l’a­tro­ci­té cultu­relle com­mise par cette célèbre artiste. Mais fon­da­men­ta­le­ment à tra­vers cet exemple, ces pra­tiques extrac­tives méritent d’être reje­tés, je suis bien consciente que le sys­tème n’a pas créé d’ou­tils puni­tifs qui péna­lisent et cri­mi­na­lisent l’ap­pro­pria­tion cultu­relle et encore moins l’ex­trac­ti­visme cultu­rel. Il est néces­saire de défi­nir la dif­fé­rence sub­stan­tielle entre les deux catégories.

L’ap­pro­pria­tion cultu­relle est la cho­si­fi­ca­tion d’une expres­sion cultu­relle issue d’un peuple que la culture domi­nante offre sur le mar­ché — qu’il s’a­gisse d’ar­ti­sa­nat ou de danse — tan­dis que l’ex­trac­ti­visme cultu­rel est la sous­trac­tion des connais­sances, du savoir-faire ou l’art d’un peuple oppri­mé, ceci est des­ti­né à le détruire. Par exemple, apprendre une langue pour le vider du sens de ses mots, ou défor­mer l’o­ri­gine concep­tuelle des mots, et dans cer­tains cas la rem­pla­cer par d’autres.

Ces der­niers temps, nous consta­tons de manière récur­rente une légi­ti­ma­tion acquise par les entre­prises de la mode, les artistes snobs, voire les hauts fonc­tion­naires du gou­ver­ne­ment, ayant des pra­tiques d’ap­pro­pria­tion cultu­relle et d’ac­ti­vi­tés extrac­tives. Immé­dia­te­ment, la voix euro­péenne et supré­ma­ciste légi­time ces conduites en leur don­nant un look exo­tique, post­mo­derne et cool.

“Invi­sibles peuples of Benet­ton” L’o­ri­gine du pro­blème remonte à des années. Un membre de la com­mu­nau­té en résis­tance raconte : “Il y a des docu­ments his­to­riques qui prouvent que notre peuple vivait ici avant la Conquête du désert quand ils ont don­né la terre aux Anglais. En 1994, le pré­sident Argen­tin, Car­los Menem les a ven­dues à Benet­ton pour très peu d’argent”, c’est pour­quoi elles pré­tendent aujourd’­hui “appar­te­nir” à l’une des estan­cias de la Com­pañía de Tier­ras del Sur Argen­ti­no, qui depuis les années 1990 est aux mains de l’homme d’af­faires ita­lien, Lucia­no Benet­ton, qui pos­sède près d’un mil­lion d’hec­tares en Pata­go­nie argentine.

La tradition européenne du vol.

C’est sous dif­fé­rentes appel­la­tions et caté­go­ries, que l’Eu­rope capi­ta­liste hypo­crite tente de se rache­ter. S’octroyant l’his­toire du mes­sie qui libé­re­ra les peuples asser­vis, alors qu’elle a été une grande esclavagiste.

L’ex­trac­ti­viste cultu­rel est un néo-pirate. Il part dans sa quête aven­tu­reuse, croyant qu’il va décou­vrir des tré­sors incon­nus, qu’il s’ap­pro­prie­ra, et qu’il arra­che­ra et rap­por­te­ra à son lieu d’o­ri­gine. La néo-pira­te­rie se pré­sente sous diverses formes : nous la voyons avec l’entreprise ita­lienne Benet­ton, s’ap­pro­priant de vastes ter­ri­toires mapuches en Argen­tine tout en dégui­sant ses cam­pagnes mer­can­ti­listes avec une pro­pa­gande qui reven­dique la diver­si­té raciale et l’in­té­gra­tion, sous le slo­gan “Uni­ted Colors of Benet­ton”… En même temps Benet­ton finance la répres­sion contre notre peuple, dirige la poli­tique locale et défi­nit un agen­da bel­li­queux tout en s’é­ri­geant par ailleurs en inno­va­teur de la mode pseudo-anti-raciste.

Ezs­ter Sala­mon n’en est qu’un autre exemple. Elle a volé un chant et une danse sacrée à mon peuple. Mais elle ne pou­vait pas le faire seule, elle l’a fait grâce à un autre voleur qui l’a pré­cé­dée, en pla­çant une camé­ra extrac­tive dans une céré­mo­nie Mapuche, en fil­mant les danses, en fil­mant les chants, et en les publiant sur You­Tube. Com­ment cela a‑t-il été pos­sible ? En rai­son de l’a­bus d’hos­pi­ta­li­té et de la confiance que nous, les peuples indi­gènes, avons ten­dance à géné­rer en ne fixant pas de limites. L’hos­pi­ta­li­té doit avoir des limites. Uni­ver­si­tés, artistes, O.N.G., gou­ver­ne­ments, entre­prises, s’ar­ti­culent comme des ten­ta­cules pré­cises pour piller l’es­prit des peuples et leurs ter­ri­toires. L’in­no­cence démon­trée depuis 500 ans contre le pilleur doit prendre fin.

Les monu­ments sont le dis­cours clai­re­ment gagnant de la blan­cheur suprémaciste.

Ezs­ter Sala­mon ne vole pas seule­ment une danse, une chan­son, elle contri­bue à la des­truc­tion de notre éco­sys­tème spi­ri­tuel. Cepen­dant, elle s’affiche comme une rédemp­trice qui récu­père une danse per­due et qu’elle donne comme une grande héroïne à l’hu­ma­ni­té trans­mu­tée par son regard occi­den­tal et blanc. Le mes­sia­nisme blanc euro­cen­trique pos­sède le fan­tasme qu’é­tant cou­pable des plus grandes atro­ci­tés du monde, on peut lui accor­der la rédemp­tion. Ils sont convain­cus qu’ils peuvent être les sau­veurs. Ils ne remettent pas en cause leurs pri­vi­lèges, ils n’en­dorment pas la parole, ils mono­po­lisent le dis­cours et éta­blissent les normes de stra­ti­fi­ca­tion et leur valorisation.

Curieu­se­ment, elle a appe­lé cette série Monu­ments. Alors qu’i­ci, dans ces régions du monde, on parle de démo­nu­men­ta­li­ser les géno­ci­daires, ce qui est une façon de faire tom­ber le modèle civi­li­sa­teur du pié­des­tal. Cette série vise à pla­cer dans l’in­cons­cient col­lec­tif un lan­gage muséo­lo­gique qui n’est rien d’autre qu’un lan­gage d’a­néan­tis­se­ment. Les monu­ments sont le dis­cours clai­re­ment gagnant de la blan­cheur supré­ma­ciste. Nous devons les rem­pla­cer par des mémo­riaux dont le dis­cours soit col­lec­tif et issu du peuple.

Moi­ra Mil­lan­Moi­ra Iva­na Mil­lán est une défen­seuse des droits humains, Mapuche et wey­chafe. Depuis plus de vingt ans, elle œuvre pour pro­té­ger les ter­ri­toires des popu­la­tions autoch­tones et les droits des femmes, dans les 36 nations indi­gènes qui vivent sur le ter­ri­toire argen­tin. Elle est fon­da­trice et coor­di­na­trice du Movi­mien­to de Mujeres Indí­ge­nas por el Buen Vivir (Mou­ve­ment des femmes indi­gènes pour le Bon vivre), qui orga­nise des cam­pagnes de visi­bi­li­té et réclame jus­tice lorsque les droits des popu­la­tions autoch­tones sont bafoués. À cause de son tra­vail, Moi­ra Mil­lán est mena­cée de mort, atta­quée et vic­time d’a­char­ne­ment judiciaire.

Quel­qu’un devrait dire à Ezs­ter Sala­mon que non seule­ment cette danse n’est pas per­due, mais que notre peuple est plus fort que jamais dans ses connais­sances et sa spi­ri­tua­li­té. Alors qu’Ezs­ter Sala­mon annon­çait le sau­ve­tage d’une danse dis­pa­rue, d’un vil­lage presque éteint dans le Wall­ma­pu… Sachez que les ter­ri­toires de Puel­ma­pu et de Gulu­ma­pu ont été atta­qués à balles réelles par des gen­darmes répres­sifs et des cara­bi­niers tor­tion­naires. Ce peuple “presque éteint” s’appelle : nation Mapuche et compte un peu moins de quatre mil­lions de per­sonnes, répan­dus dans le sud de l’A­mé­rique du Sud en tant que gar­diens de la vie, affron­tant quo­ti­dien­ne­ment les entre­prises extrac­ti­vistes et pol­luantes, les mer­ce­naires des grand-pro­prié­taires ter­riens et les fonc­tion­naires cor­rom­pus. Pen­dant que la cho­ré­graphe met­tait dans sa poche un salaire en euros, beau­coup d’entre nous col­lec­taient des pièces de mon­naie pour nous dépla­cer et dénon­cer la répres­sion devant les tribunaux.

Ezs­ter Sala­mon était-elle consciente de la réa­li­té de mon peuple ? Vou­lait-elle hono­rer la lutte du peuple Mapuche ? Croyait-elle que la seule façon de rendre un peuple visible est de lui voler une danse ?

Enfin, Ezs­ter Sala­mon dit dans son texte qui accom­pagne la pré­sen­ta­tion de la vidéo qu’elle “rejette le chan­tage iden­ti­taire”. Ce que je trouve drôle et iro­nique. Puisque le maitre-chan­teur d’i­den­ti­té c’est bien elle.

L’ex­trac­tion et l’ap­pro­pria­tion cultu­relles sont des crimes qui devraient être jugés par les per­sonnes qui en sont vic­times. Tant que nous n’au­rons pas d’armes légales per­met­tant aux États nations de condam­ner par des peines de pri­son ou des amendes, j’ap­pelle les peuples indi­gènes à dire : “C’en est assez de l’Eu­rope ! Cela doit cesser !

Moi­ra Millán

Moira Millan, de l’ethnie Mapuche. Militante indigène féministe en Argentine, elle lutte pour la récupération des terres des peuples originaires, la reconnaissance par l’Etat argentin des exactions commises à l’encontre des communautés indigènes au cours de l’histoire, et la promotion d’un modèle de société alternative au capitalisme, le Buen Vivir. > Plus d’infos sur M. M.