Gilet jaune en garde à vue

Par Serge Grossvak

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FB de S. G.

Doc­trines liberticides

Mon témoi­gnage se veut pra­tique, infor­ma­tif pour une bonne pré­pa­ra­tion men­tale. Pour­quoi ce par­tage d’expérience ? Parce que le pou­voir en place, reniant un à un tous les idéaux répu­bli­cains, étend pas à pas ses doc­trines liber­ti­cides. Nous avons vécu le Droit de grève petit à petit obs­trué (il n’est que de pen­ser au Pré­sident Sar­ko­zy annon­çant fiè­re­ment que la pro­chaine grève RATP serait « invi­sible »), nous avons vécu le Droit de mani­fes­ter insé­cu­ri­sé, dif­fi­cile d’accès au pré­texte de lutte contre des « cas­seurs » savam­ment mani­pu­lés (Loi tra­vail), nous voi­ci à la phase sui­vante de l’entrave à la liber­té de contes­ta­tion : impres­sion­ner, faire peur dans un Com­mis­sa­riat. Ter­rible constat. Ter­rible de par­ve­nir à l’expérience d’une dif­fé­rence s’atténuant pro­gres­si­ve­ment entre l’état de dic­ta­ture et l’état de droit libé­ral. La dic­ta­ture inter­dit ouver­te­ment, nos gou­ver­nants libé­raux obs­truent et effrayent. Maigre dif­fé­rence qui tend à se réduire. Un peuple ne se sou­met jamais, simple ques­tion de temps, seule la forme de sa révolte va s’en trou­ver modi­fiée. On ne matte pas un peuple, on le radi­ca­lise. Je témoigne pour une résis­tance non vio­lente. Et donc moins ins­tinc­tive, et donc deman­dant réflexion et formation.

Mon témoi­gnage concerne l’usuel des arres­ta­tions des mani­fes­tants gilets jaunes. N’a pas été usuel ce qu’a vécu le 12 sep­tembre ce jeune mani­fes­tant vio­lé comme Théo par un homme en uni­forme. N’entre pas plus dans cet « usuel » ce qu’affrontent les jeunes de cité. Ce same­di au com­mis­sa­riat du 18e arron­dis­se­ment de Paris a été sym­bo­lique. Seules 2 per­sonnes avaient les mains liées, les seules à ne pas avoir la peau « blanche ». Leurs mains liées par des lanières de plas­tique. Ce lien qui rem­place les menottes est une tor­ture, dou­lou­reux et entaillant la peau. L’un des deux, au moins, était pré­sent pour la même rai­son que la plus part des autres inter­pel­lés GJ : défaut de pièce d’identité.

Main­te­nant venons en au pas­sage au Com­mis­sa­riat, à la garde à vue, au séjour au Tri­bu­nal de Paris.

Il faut avoir conscience que ces moments sont pour nous, les inter­pel­lés, excep­tion­nels et désta­bi­li­sants. Ils sont usuels et scé­na­ri­sés pour les offi­ciers, c’est leur métier. Pour le meilleur et pour le pire. Nous voi­ci sur une scène de jeu dont l’enjeu est la domi­na­tion, rien d’autre. Notre peur ou notre colère sont recher­chées pour nous désta­bi­li­ser, nous faire cra­quer et par­ve­nir à nous faire dire des choses qui nous seront défa­vo­rables. Heu­reu­se­ment il demeure encore des lois, en recul certes, mais elles limitent ce ter­rain de jeu. Pré­cieuses lois à défendre avec plus de conscience et de déter­mi­na­tion ! Je serais poli­cier je me ferais du mou­ron sur l’avenir de mon métier. Pour les intel­lo, voir « la bana­li­té du mal » de Han­nah Arendt.

Tout le fonc­tion­ne­ment poli­cier est orga­ni­sé par tron­çon. Cha­cun sa mis­sion et chaque fonc­tion­naire n’a pas néces­sai­re­ment conscience de l’ensemble. Au début, sur la voie publique, l’ordre est don­né via l’oreillette par le com­man­de­ment cen­tral, salle où se mélangent de poli­ciers et des poli­tiques (l’affaire Bena­la nous en a appor­té la preuve). Ordre est don­né, nous voi­ci arrê­té, invi­té à se poser dans un endroit dis­cret pour attendre le four­gon (si pos­sible évi­ter l’invisibilité, les pas­sants expriment leurs désac­cords, beau­coup de poli­ciers ne sont pas fiers de ce qu’on leur demande de faire, et ça se voit). Une équipe arrive pour le trans­port, pas de contact elle fait la livraison.

« Livrai­son » dans un Com­mis­sa­riat devant un OPJ. La situa­tion est loin de faire l’unanimité, sur­tout dans les Com­mis­sa­riats de « quar­tier » où nous arri­vons au milieu d’affaires de vio­lences et sommes vécus comme des emmerdes pas jus­ti­fiées dont ils se pas­se­raient bien. Ce same­di, le Com­mis­sa­riat du 18e avait été spé­cia­li­sé pour la jour­née, le plus impor­tant centre de garde à vue de Paris ! Les gra­dés connais­saient leur mis­sion, et l’acceptaient bien. Les hommes en uni­forme mon­traient bien moins de consen­te­ment. Le jeu commence.

1e acte, répé­ti­tif : à chaque entre­vue est deman­dé « nom, pré­nom, adresse… ». Cette répé­ti­tion est des­ti­née à don­ner un ascen­dant à l’officier char­gé de nous « audi­tion­ner ». C’est sim­ple­ment une mise en condi­tion. Déjà il est pos­sible de refu­ser ce mau­vais équi­libre, selon le carac­tère de cha­cun : sou­rire, lais­ser un long silence, regar­der droit dans les yeux l’OPJ, ou même refu­ser de répondre. Impor­tant de se pré­pa­rer psy­cho­lo­gi­que­ment afin que la domi­na­tion ne fonc­tionne pas. Puis sys­té­ma­ti­que­ment va suivre le moment d’impressionner, d’effrayer : amende pour ceci ou cela, et sur­tout menace de garde à vue, et sur sa durée. Tout est ver­bal. Géné­ra­le­ment le fonc­tion­naire ne se pri­ve­ra pas de char­ger la mule, tant pour les amendes que pour la durée de garde à vue. Tout cela n’a aucune valeur d’information. Puis vient l’étape sou­rire : si vous êtes bien sage pro­messe de sor­tie rapide. Il est évident que pour eux deman­der un avo­cat revient à man­quer de sagesse, « il fau­dra attendre en garde à vue la venue de cet avo­cat »… Fausses menaces sui­vies de fausses pro­messes. Tout cela n’engage à rien. Au pas­sage signa­lons qu’il est pré­fé­rable de refu­ser l’avocat com­mis d’office pro­po­sé avec insis­tance : je n’ai eu que des retours très déçus. Avo­cats débu­tants ? Accor­dons le béné­fice du doute.

Suit l’« inter­ro­ga­toire », l’acte 2. Sur­tout ne jamais perdre de vue que l’objectif est de vous faire dire des choses qui ser­vi­ront à vous incul­per. Accep­ter de répondre aux ques­tions revient à offrir à l’OPJ la situa­tion domi­nante. Refu­ser est dans notre droit. Un droit dont il faut user car l’OPJ mène des inter­ro­ga­toire chaque jour, a des stra­té­gies, est rom­pu à ces situa­tions. Pour nous c’est excep­tion­nel, nous devons affron­ter notre émo­tion. La meilleure manière de faire est de « faire une décla­ra­tion spon­ta­née » pré­sen­tant les faits que nous jugeons pou­voir annon­cer et de décla­rer ne pas vou­loir en dire d’avantage. Ceci peut très uti­le­ment être pré­pa­ré avec votre avo­cat pen­dant la demie heure dont il dis­pose (de plus il infor­me­ra vos proches de la situation).

Acte 3 la garde à vue. C’est l’argument suprême de l’Officier, main­te­nant que les coups de bot­tin sont pro­hi­bés à notre égard (vu le nombre de décès de jeunes de quar­tier, je doute que ce soit abso­lu­ment vrai pour eux) après les menaces d’amende c’est l’argument le plus fort pour impres­sion­ner. Il nous faut accep­ter avec séré­ni­té l’éventualité d’être un temps enfer­mé, ce n’est pas un pas­sage si dra­ma­tique lorsque nous avons la conscience d’agir pour la liber­té de contes­ter. Bon moment pour pen­ser à notre his­toire, à ce qu’ont affron­té les Résis­tants pour notre liberté.

La garde à vue est des­ti­née à nous éprou­ver, alors mieux vaut prendre cela avec séré­ni­té. Pen­ser à se relaxer, à des exer­cices de res­pi­ra­tion peut aider. Vous êtes donc enfer­mé, seul ou à plu­sieurs c’est selon. La pro­pre­té n’est pas top, et puis pas de change pen­dant 1, 2, éven­tuel­le­ment 3 jours, il faut l’accepter. Le bruit des portes de cel­lules à la fer­me­ture,… comme un coffre-fort (j’imagine). De toute façon les bruits sont inces­sants, le pire étant les cris et les coups contre la porte des cel­lules voi­sines (beau­coup de gens en souf­france dans ces lieux). Vous serez en sou­ter­rain, sans visi­bi­li­té du soleil, lumière arti­fi­cielle per­ma­nente. Elle ne varie jamais et très vite vous per­dez la notion de l’heure. Alors cette heure doit être sans impor­tance, trans­por­tez vous hors du temps. Il ne faut pas trop pen­ser aux connais­sances dehors qui « peut être s’inquiètent », cela pour­rait être uti­li­sé comme une fai­blesse. Zen. Vous êtes en garde à vue, pas en pri­son, c’est à dire que cet épi­sode est des­ti­né à faire pres­sion sur vous, que vous serez sor­ti pour une nou­velle audi­tion dont on attend que vous soyez plus docile. Alors mieux vaut ne pas lais­ser l’inquiétude mon­ter. Zen. Grande bouf­fée d’air, même si cela sent la pisse.

En fait, rien d’autre à faire que d’attendre allon­gé. Rien, pas de lec­ture, pas d’objet. Très rapi­de­ment les mau­vaises odeurs, le bruit, la lumière, votre cer­veau va en faire abs­trac­tion. Un faux som­meil vous gagne où votre cer­veau prend le des­sus et guide vos pen­sées aux fron­tières du rêve. Ca va durer comme cela, hors du temps, hors de ce qui vous entoure. Sou­riez en pen­sant aux sur­réa­listes qui pra­ti­quaient cet exer­cice de « rêve éveillé », cette expé­rience m’a per­mis de com­prendre ce qu’ils vou­laient dire. Quel artiste notre cer­veau ! Atten­tion, cet état d’abstraction de l’environnement rap­pelle cer­tains états de folie. Il est peut être sage de s’accorder quelques poses dans le réel, si pos­sible de com­mu­ni­ca­tion (période de dia­logue avec co déte­nus, avec cel­lules voi­sines (au Tri­bu­nal de Paris les murs sont trop épais, il faut se mettre au sol pour par­ler sous la porte. Ou bien siffler…).

Voi­là, le rythme de croi­sière étant trou­vé, ils ne peuvent plus grand chose. Il ne reste qu’à ne rien signer, ne rien par­ta­ger avant d’avoir reçu la visite de l’avocat. Et si vous vous sen­tez bien, alors il vous reste des force pour obser­ver. A votre tour de décor­ti­quer le fonc­tion­ne­ment, d’élaborer des résis­tances pour vous mais éga­le­ment poli­tiques car ceux qui sont mis­sion­nés peuvent poten­tiel­le­ment prendre conscience de ce qu’ils font. Leur « bana­li­té du mal » à eux.

Vous êtes dans des locaux de Police, dans un Tri­bu­nal, vous pou­vez légi­ti­me­ment ima­gi­ner qu’en ces lieux la loi est res­pec­tée… Disons qu’elle est res­pec­tée avec quelques entorses, qui ne sont pas tout de même pas ano­dines. Trans­for­mer le motif de « défaut d’identité » en « attrou­pe­ment en vue de pro­cé­der à des dégra­da­tion » relève du faux en écri­ture par per­sonne dépo­si­taire… Cela auto­rise à gar­der plus long­temps en garde à vue. Au Tri­bu­nal vous ima­gi­nez le Juge sta­tuant après avoir audi­tion­né la défense, comme il doit en être dans un Etat de Droit… Et bien non, il fera de la jus­tice d’abattage sur les seuls mots de la Police… et vous voi­là avec un « rap­pel à la loi » com­por­tant une inter­dic­tion de mani­fes­ter (que j’ai refu­sé de signer et enfreint le jeu­di sui­vant avec les syn­di­cats. Ma famille n’a pas résis­té à l’envahisseur nazi et défen­du les liber­tés pour que je me couche devant une telle pra­tique liberticide).

Dans ce genre de situa­tion n’oubliez pas que vous sor­tez la tête haute, et que c’est à la Jus­tice que le pou­voir a fait bais­ser la tête.

Affron­ter ces situa­tions ne peut qu’être un choix per­son­nel. Plu­sieurs sur mon rond-point gilets jaunes (Saint Brice) ont accom­pli leurs pre­mières expé­riences. Ils se sen­taient près. Pour d’autres l’épreuve serait trop dif­fi­cile, et il n’y a aucune honte à cela. L’une est capable d’affronter chaque same­di les gaz et les charges de CRS (petit bout de femme d’une cin­quan­taine d’année, tou­jours sou­riante) mais aver­tit que confron­tée à la Police elle cra­que­rait, avoue­rait tout. Un autre, trop émo­tif, ne sup­por­te­rait pas d’être arrê­té. C’est déjà d’un grand cou­rage que de se rendre de temps en temps aux manifs pari­siennes. Le rond point est plus calme et tout aus­si utile.

Voi­là, j’ai donc dit ce que j’avais à dire à ce stade. Il me reste à saluer mes « co déte­nus », sur­tout ces jeunes qui m’ont ébloui par leur déter­mi­na­tion et ras­su­ré sur l’avenir de mon pays. Mais je com­mence par « le plus vieux », infor­ma­ti­cien, direc­teur d’une entre­prise de 30 sala­riés, venu voir et « prendre des images ». Il avait un masque de peintre. Pof, 24 heures de garde à vue, ses images inté­gra­le­ment vision­nées, cen­su­rées. Salut l’ami ! Çà fait réflé­chir sur le mot liber­té, n’est-ce pas ?

Et donc les jeunes. Le pre­mier 21 ans, étu­diant en ciné­ma, venu lui aus­si fil­mer. Voi­là son crime. La Police Répu­bli­caine doit agir hors de vue, dans le secret… 21 ans et il savait par coeur ce qui le mena­çait, ce qu’il devait faire… Dur à 21 ans le temps para­ly­sé en pri­son, mais au chan­tage de livrer le conte­nu de son smart­phone contre sa sor­tie il n’a pas cédé. Et puis cette jeune fille croi­sée en audi­tion, sans doute pour voir si nous nous connais­sions, pleine de légè­re­té et de sou­rire dans sa fer­me­té à ne rien céder. Bra­vo ! J’espère que mon mot de par­vien­dra. Fier de toi ! Et ce groupe de jeunes sui­vis au Tri­bu­nal, même ordre d’âge. L’une habillée toute sexy, pan­ta­lon mou­lant, belle comme un ange, les gar­diens avaient du mal à se rete­nir de venir lui par­ler. Suprême puni­tion pour ces gar­diens, les sous sols d’un Tri­bu­nal et ses geôles ne sont pas pro­pices à la drague. L’autre du même âge, au visage encore dans l’enfance, qui avait renon­cé à son « petit déjeu­ner » tota­le­ment sem­blable aux autres repas : riz à la mexi­caine. Ah ce riz à la mexi­caine…. Et pour finir ce jeune homme que je n’ai pu voir que subrep­ti­ce­ment. Trom­per l’ennui et la soli­tude en sif­flant… tout le réper­toire des chants révo­lu­tion­naires sovié­tiques ! Je ne savais pas que je m’en sou­ve­nais, que dans cet ins­tant ce serait un bon­heur de les entendre, de les par­ta­ger (mais lui avait une jus­tesse de ton, sans doute un musi­cien). Moment de sou­rire. La Jus­tice déraille et les jeunes apprennent les chants révo­lu­tion­naires. Vous le voyez l’avenir ?

PS : une pen­sée très ami­cale aux quelques fonc­tion­naires de police qui dis­crè­te­ment m’ont adres­sé un petit signe de sou­tien. C’est tou­jours réconfortant.