L’armée américaine a couvert l’assassinat de deux journalistes en Irak

Par Paul Daley

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The Guar­dian


Tra­duit par V. D.

EN LIEN :

L’ancien jour­na­liste de Reu­ters Dean Yates était res­pon­sable du bureau de Bag­dad lorsque ses col­lègues ira­kiens ont été tués.

Mal­gré les innom­brables pro­pos de l’armée amé­ri­caine sur l’assassinat des jour­na­listes ira­kiens de Reu­ters Namir Noor-Eldeen et Saeed Chmagh, leur col­lègue Dean Yates (res­pon­sable du bureau de Bag­dad) en a deux à lui : “Tout n’était que mensonges .”

L’ancien chef du bureau de l’agence Reu­ters à Bag­dad en a éga­le­ment encrés sur son bras — une décla­ra­tion per­ma­nente sur la façon dont ces men­songes “m’ont fou­tu en l’air”, alors qu’il a d’abord blâ­mé Namir — injus­te­ment — et ensuite lui-même pour les meurtres. Le tatouage sur son épaule gauche est un ruban vert bou­clé por­tant les mots “Iraq, Bali et Aceh”. Aux points oppo­sés du ruban sont ins­crits PTSD et Fight Back, Moral inju­ry et 12 juillet 2007.

L’expérience de Yates lors des atten­tats à la bombe de Bali en 2002 et du tsu­na­mi du len­de­main de Noël en 2004 a été à l’origine de son stress post-trau­ma­tique, mais le 12 juillet 2007 est le jour qui a chan­gé irré­vo­ca­ble­ment sa vie — tout en met­tant fin vio­lem­ment à celle de Namir et de Saeed. C’est aus­si le jour qui l’a lié par un fil de véri­té au co-fon­da­teur de Wiki­Leaks, Julian Assange, qui allait deve­nir, trois ans plus tard, le hacker-édi­teur-acti­viste le plus tris­te­ment [sic !- NdT] célèbre du monde avec la divul­ga­tion de mil­liers de secrets mili­taires amé­ri­cains classés.

Par­mi eux figu­rait une vidéo de Wiki­Leaks inti­tu­lée Col­la­te­ral Mur­der, fil­mée depuis un héli­co­ptère Apache de l’armée amé­ri­caine alors qu’il met­tait en pièces Namir, 22 ans, et Saeed, 40 ans, ain­si que neuf autres hommes, tout en bles­sant gra­ve­ment deux enfants.

Les États-Unis pour­suivent leurs efforts juri­diques pour extra­der [kid­nap­per — NdT] Assange d’une pri­son bri­tan­nique, où il est pla­cé en déten­tion pré­ven­tive dans un état de san­té pré­caire, afin de répondre à des allé­ga­tions d’espionnage. Il est ins­truc­tif de noter que l’acte d’accusation amé­ri­cain détaillé de 37 pages ne men­tionne pas Col­la­te­ral Mur­der — la vidéo qui a cau­sé au gou­ver­ne­ment et à l’armée amé­ri­cains plus de dom­mages à leur répu­ta­tion que tous les autres docu­ments secrets réunis, et qui a fait de Wiki­Leaks et d’Assange le prin­ci­pal enne­mi mon­dial du secret d’État.

Les États-Unis craignent-ils que la réfé­rence à cette vidéo ne donne lieu à des accu­sa­tions de crimes de guerre contre le per­son­nel mili­taire impli­qué dans l’attaque ? Il est cer­tain que le fait d’inclure la vidéo dans le dos­sier de l’accusation contre M. Assange ne pour­rait que jus­ti­fier son rôle dans la révé­la­tion des men­songes de l’armée amé­ri­caine sur les meurtres horribles.

 

De fortes lamentations ont éclaté

Au début du 12 juillet 2007, M. Yates s’est assis dans le “bureau des cré­neaux” du bureau de Reu­ters dans la zone rouge de Bag­dad. Il était prêt à faire face aux évé­ne­ments habi­tuels : un atten­tat à la voi­ture pié­gée alors que les Ira­kiens se ren­daient au tra­vail, une frappe mili­tante sur un mar­ché, la police ou l’armée ira­kienne. C’était plus calme que d’habitude.

Yates se sou­vient : “Je me sou­viens encore du visage angois­sé du col­lègue ira­kien qui a défon­cé la porte. Un autre col­lègue a tra­duit : “Namir et Saeed ont été tués.”

Le per­son­nel de Reu­ters s’est ren­du en voi­ture dans le quar­tier d’al-Amin où Namir avait dit à ses col­lègues qu’il allait véri­fier une pos­sible attaque aérienne amé­ri­caine à l’aube. Des témoins ont décla­ré que Namir, un pho­to­graphe, et Saeed, un chauffeur/réparateur, avaient été tués par les forces amé­ri­caines, pro­ba­ble­ment lors d’une attaque aérienne au cours d’un affron­te­ment avec des militants.

Yates a envoyé un e‑mail au porte-parole de l’armée amé­ri­caine en Irak et a télé­pho­né à un rédac­teur en chef de Reu­ters pour lui annon­cer la nouvelle.

Alors que le bureau était dans une crise de colère et de deuil, Yates devait encore écrire les pre­miers articles sur les deux hommes tués sous sa sur­veillance. Il a d’abord écrit qu’ils étaient morts dans ce que la police ira­kienne appe­lait “l’action mili­taire amé­ri­caine”.

Yates raconte : “Les pho­tos prises par nos pho­to­graphes et came­ra­men mon­traient un mini­van sur les lieux, dont l’avant était muti­lé par une puis­sante force de per­cus­sion … Il y avait beau­coup de choses que nous ne savions pas. Les sol­dats amé­ri­cains avaient sai­si les deux appa­reils pho­to de Namir, nous ne pou­vions donc pas véri­fier ce qu’il avait pho­to­gra­phié”.

En début de soi­rée, le porte-parole mili­taire n’avait tou­jours pas répon­du. Yates a fait pres­sion pour qu’il réponde — et pour que les appa­reils pho­to de Namir lui soient ren­dus. Peu après minuit, l’armée amé­ri­caine a publié une décla­ra­tion en gros titre : “Lors de com­bats à New Bagh­dad, les forces amé­ri­caines et ira­kiennes tuent 9 insur­gés, en détiennent 13″.

Elle citait un lieu­te­nant amé­ri­cain qui disait : “Neuf insur­gés ont été tués lors de la fusillade qui a écla­té. Un insur­gé a été bles­sé et deux civils ont été tués au cours de la fusillade. Les deux civils étaient des employés du ser­vice d’information de Reu­ters. Il ne fait aucun doute que les forces de la coa­li­tion étaient clai­re­ment enga­gées dans des opé­ra­tions de com­bat contre une force hos­tile”.

Yates, secouant la tête, déclare : “Les affir­ma­tions amé­ri­caines selon les­quelles Namir et Saeed ont été tués lors d’un échange de tirs n’étaient que des men­songes. Mais je ne le savais pas à l’époque, alors j’ai modi­fié mon article pour tenir compte de la décla­ra­tion de l’armée amé­ri­caine”.

Ce fut une période cho­quante pour le per­son­nel local des orga­ni­sa­tions de presse étran­gères à Bag­dad. Le 13 juillet, le jour des funé­railles de Namir et de Saeed, Kha­lid Has­san, reporter/traducteur du New York Times, a été abattu.

Après les funé­railles, Yates a fait pres­sion sur l’armée amé­ri­caine pour obte­nir les camé­ras de Namir et l’accès aux camé­ras et aux enre­gis­tre­ments air-sol concer­nant l’Apache qui a tué ses collègues.

Le 14 juillet, Yates a appris que des mili­tants avaient assas­si­né un tra­duc­teur ira­kien de Reuters.

Dans le but de sau­ver la vie de ses employés, il a com­men­cé à col­la­bo­rer avec d’autres res­pon­sables d’organismes de presse étran­gers afin d’engager le dia­logue avec l’armée amé­ri­caine pour mieux com­prendre ses règles d’engagement.

Nous avons trai­té avec eux en toute bonne foi”, dit-il. “Au final, ce n’était qu’une farce.”

Meurtre de sang-froid

Le 15 juillet, l’armée amé­ri­caine a ren­du les camé­ras de Namir. Namir avait pho­to­gra­phié les consé­quences d’un tir pré­cé­dent et, quelques minutes plus tard (juste avant sa mort), des Hum­vees de l’armée amé­ri­caine à un car­re­four proche. Il n’y avait pas de pho­tos de tireurs insur­gés ni d’affrontements avec les forces amé­ri­caines. Les date et heure montrent que trois heures après la mort de Namir, son appa­reil pho­to a pho­to­gra­phié un sol­dat amé­ri­cain dans un baraque ou une tente. Les troupes qui ont net­toyé la scène du crime ont mani­fes­te­ment joué avec ses appa­reils pho­to après la mort de Namir.

L’équipe de Reu­ters avait déjà par­lé à 14 témoins à al-Amin. Tous ont décla­ré qu’ils n’avaient pas connais­sance d’une fusillade qui aurait pu pro­vo­quer l’attaque de l’hélicoptère.

Yates se sou­vient : “Les mots qui n’ont ces­sé de se for­mer sur mes lèvres étaient “meurtre de sang-froid”.

Le per­son­nel ira­kien de Reu­ters, quant à lui, crai­gnait que le bureau soit trop mou envers l’armée amé­ri­caine. “Mais je ne pou­vais écrire que ce que nous pou­vions éta­blir et l’armée amé­ri­caine insis­tait sur le fait que Saeed et Namir avaient été tués lors d’un affron­te­ment”, dit Yates.

La réunion qui l’a mis sur la voie d’une culpa­bi­li­té et d’un sen­ti­ment de culpa­bi­li­té des­truc­teurs, para­ly­sants — et fina­le­ment sui­ci­daires — “qui m’ont fon­da­men­ta­le­ment fou­tu en l’air pen­dant les 10 années sui­vantes”, le lais­sant dans un état de “pré­ju­dice moral”, s’est dérou­lée au quar­tier géné­ral de l’armée amé­ri­caine dans la zone verte le 25 juillet.

Yates et un col­lègue de Reu­ters ont ren­con­tré les deux géné­raux amé­ri­cains qui avaient super­vi­sé l’enquête sur les meurtres de Namir et de Saeed.

Ce fut une longue réunion, offi­cieuse. Les géné­raux ont révé­lé une foule de détails, leur disant qu’un bataillon amé­ri­cain avait recher­ché les milices res­pon­sables des bombes de bord de route. Ils avaient fait appel à des héli­co­ptères de sou­tien après avoir essuyé des tirs. Un Apache avait l’indicatif d’appel Cra­zy Horse 1 – 8.

Ils ont décrit un groupe d’hommes repé­rés par cet Apache,” dit Yates. Cer­tains sem­blaient être armés et le Cra­zy Horse 1 – 8 … avait deman­dé la per­mis­sion de tirer parce qu’on nous avait dit que ces hommes étaient des “hommes d’âge mili­taire” … et qu’ils sem­blaient avoir des armes et qu’ils agis­saient de façon sus­pecte. On nous a donc dit que ces hommes sur le ter­rain ont été atta­qués.”

Les géné­raux leur ont mon­tré des pho­tos de ce qui avait été col­lec­té après la fusillade, dont “deux AK-47 [fusils d’assaut], un lance-roquettes et deux appa­reils pho­to”.

Je me suis deman­dé pen­dant de nom­breuses années quelle part de cette réunion avait été soi­gneu­se­ment cho­ré­gra­phiée pour que nous repar­tions avec une cer­taine impres­sion de ce qui s’était pas­sé. Eh bien, pen­dant un cer­tain temps, ça a mar­ché”, dit Yates.

Il y a eu des dis­cus­sions sur ce qui auto­ri­sait Cra­zy Horse 1 – 8 à ouvrir le feu alors qu’il n’y avait pas d’échanges de tirs. L’un des géné­raux a insis­té sur le fait que les morts étaient “d’âge mili­taire” et, parce qu’ils étaient appa­rem­ment armés, ils “expri­maient donc une inten­tion hos­tile”.

Yates dit : “Puis ils ont dit, ’OK, nous allons vous mon­trer quelques images de la camé­ra du Cra­zy Horse 1 – 8’”.

Les géné­raux leur ont mon­tré envi­ron trois minutes de vidéo, en com­men­çant par un groupe com­pre­nant Saeed et Namir dans la rue.

Nous avons enten­du le pilote deman­der la per­mis­sion de tirer.” Après que le pilote ait reçu la per­mis­sion, les hommes ne sont plus visibles. L’hélicoptère se déplace pour avoir une vue dégagée.

Yates raconte : “Lorsque l’hélicoptère tourne en rond, on peut voir Namir se diri­ger vers un coin et s’accroupir en tenant quelque chose — son appa­reil pho­to à objec­tif long — et prendre des pho­tos de Hum­vees. L’un des membres de l’équipage dit : “Il a une gre­nade”… Il est clai­re­ment agi­té. Et puis 15, 20 secondes plus tard, l’équipage a une vue déga­gée… Je regarde Namir accrou­pi avec son appa­reil pho­to que le pilote pense être un lance-roquettes et ils sont sur le point d’ouvrir le feu. Je vois alors un homme que je crois être Saeed qui s’éloigne et qui parle au télé­phone. Puis des tirs les touchent. J’ai la tête dans les mains … Les géné­raux arrêtent la bande.

Les géné­raux ont mini­mi­sé un inci­dent qui s’était dérou­lé peu après, en disant qu’une camion­nette s’était arrê­tée et que le Cra­zy Horse 1 – 8 a esti­mé qu’elle aidait les insur­gés, en leur récu­pé­rant leurs corps et leurs armes.

A un moment don­né, après avoir regar­dé ces images, je me suis dit que si l’hélicoptère avait ouvert le feu, c’était parce que Namir regar­dait dans le coin. J’en suis venu à blâ­mer Namir pour cette attaque, pen­sant que l’hélicoptère avait tiré parce qu’il s’était fait pas­ser pour sus­pect et cela a juste effa­cé de ma mémoire le fait que l’ordre d’ouvrir le feu avait déjà été don­né. Ils allaient ouvrir le feu de toute façon. Et la seule per­sonne qui a récu­pé­ré ça, c’est Assange. Le jour où il a dif­fu­sé la cas­sette [5 avril 2010], il a dit que l’hélicoptère avait ouvert le feu parce qu’il avait deman­dé et obte­nu une auto­ri­sa­tion. Et il a dit quelque chose comme : “Si c’est dans le res­pect des règles d’engagement, alors les règles d’engagement sont mau­vaises.

Reu­ters a deman­dé l’intégralité de la vidéo. Le géné­ral a refu­sé, disant que Reu­ters devait la deman­der en ver­tu des lois sur la liber­té d’information. L’agence l’a fait, mais ses demandes ont été refusées.

Au cours de l’année sui­vante, Yates a véri­fié si elle avait été publiée. Pen­dant ce temps, lui et d’autres diri­geants d’agences de presse étran­gères ont conti­nué leurs réunions de bonne foi avec divers géné­raux amé­ri­cains afin d’améliorer la sécu­ri­té de leur per­son­nel à Bagdad.

À l’occasion de l’anniversaire des assas­si­nats de Namir et de Saeed, Yates a vou­lu rompre l’accord offi­cieux avec les géné­raux. Il a fait valoir qu’il s’était écou­lé suf­fi­sam­ment de temps pour que le Penta­gone remette la cas­sette à Reu­ters. Ses supé­rieurs ont insis­té pour que l’accord soit res­pec­té. Un pas­sage de l’article qu’il a écrit pour l’anniversaire disait : “La vidéo de deux héli­co­ptères amé­ri­cains Apache et des pho­to­gra­phies de la scène ont été mon­trées aux rédac­teurs de Reu­ters à Bag­dad le 25 juillet 2007 lors d’un brie­fing offi­cieux.”

Yates est res­té à Bag­dad jusqu’en octobre 2008. Il n’a pas reçu la vidéo com­plète. Reu­ters a conti­nué à la deman­der. Yates a été réaf­fec­té à Sin­ga­pour. Il pré­sen­tait des symp­tômes de stress post-trau­ma­tique, notam­ment une aver­sion au bruit et un engour­dis­se­ment émo­tion­nel. Il évi­tait tout ce qui avait trait à l’Irak et avait des troubles du sommeil.

Le 5 avril 2010, lorsque Wiki­leaks a publié Col­la­te­ral Mur­der au Natio­nal Press Club de Washing­ton, se ren­dant ain­si célèbres (et expo­sant la façon dont les États-Unis ont mené la guerre en Irak sur le ter­rain), Yates était hors de por­tée, se pro­me­nant dans le parc natio­nal de Cradle Moun­tain pen­dant des vacances en Tas­ma­nie avec sa femme, Mary, et leurs enfants.

Namir et Saeed seraient res­tés des sta­tis­tiques oubliées dans une guerre qui a tué d’innombrables com­bat­tants ira­kiens, des cen­taines de mil­liers de civils et plus de 4 400 sol­dats amé­ri­cains, sans Chel­sea Man­ning, ana­lyste du ren­sei­gne­ment mili­taire amé­ri­cain à Bag­dad. En février 2010, Chel­sea Man­ning, alors âgée de 23 ans, découvre la vidéo Cra­zy Horse 1 – 8 et la trans­met à Wiki­Leaks. Le mois pré­cé­dent, Man­ning avait divul­gué à Wiki­Leaks 700 000 docu­ments mili­taires amé­ri­cains clas­si­fiés sur les guerres en Irak et en Afgha­nis­tan. Assange a dévoi­lé la vidéo Cra­zy Horse 1 – 8 (une ver­sion de 17 minutes et la ver­sion com­plète de 38 minutes sont tou­jours sur le site de Wiki­Leaks). La vidéo a été reprise par des mil­liers d’organisations de presse dans le monde entier, sus­ci­tant l’indignation et la condam­na­tion mon­diales des tac­tiques mili­taires amé­ri­caines en Irak — et fai­sant de Wiki­Leaks un diseur de véri­té contro­ver­sé, un édi­teur et un enne­mi cri­tique du secret d’État. Wiki­Leaks a ensuite ren­du publique la base de don­nées conte­nant 700 000 documents.

Regardez ces salauds morts 

Col­la­te­ral Mur­der est un spec­tacle affli­geant. Le car­nage pro­vo­qué par les tirs de canons de 30 mm de l’hélicoptère Apache est dévas­ta­teur. La vidéo montre l’artilleur qui suit Namir alors qu’il tré­buche et tente de se cacher der­rière des ordures avant que son corps n’explose au moment où les pro­jec­tiles frappent la maison.

Les paroles de l’équipage sont écoeurantes.

Il y a cela, après que Namir et d’autres aient été déchiquetés :

- “Regar­dez ces salauds morts.”
 — “Joli.”

Et ça :

- “Joli tir.”
 — “Mer­ci.”

Saeed sur­vit aux pre­miers tirs. L’hélicoptère conti­nue de tour­ner, avec Saeed dans son viseur, alors qu’il rampe, gra­ve­ment bles­sé et déses­pé­ré de vivre.

Allez mon pote… tout ce que tu as à faire, c’est de prendre une arme”, dit l’artilleur, impa­tient d’en finir avec Saeed.

Une camion­nette s’arrête. Deux hommes, dont le chauf­feur (dont les enfants sont à l’arrière), aident Saeed, qui est mou­rant, à mon­ter dans la camionnette.

On entend encore des dis­cus­sions agi­tées au sujet de la camion­nette. Le Cra­zy Horse 1 – 8 ne tarde pas à l’attaquer.

Ouais, regarde ça. En plein dans le pare-brise.”

Deux jours après la dif­fu­sion de la vidéo par Assange, Yates émerge de Cradle Moun­tain. Il a mis des heures à allu­mer son télé­phone et à véri­fier ses cour­riels, pour fina­le­ment apprendre l’existence de Col­la­te­ral Mur­der dans un jour­nal local.

C’était l’horreur totale — Saeed essayait de se rele­ver depuis envi­ron trois minutes quand ce bon sama­ri­tain s’est arrê­té avec sa four­gon­nette et que l’Apache a ouvert le feu et les a sim­ple­ment éli­mi­nés — c’était tota­le­ment trau­ma­ti­sant”.

Yates a immé­dia­te­ment pen­sé : “Ils [l’armée amé­ri­caine] nous ont bai­sés. Ils nous ont juste bai­sés. Ils nous ont men­ti. Ce n’était que des men­songes.

Le jour de la publi­ca­tion de Col­la­te­ral Mur­der, un porte-parole du Com­man­de­ment cen­tral amé­ri­cain a décla­ré qu’une enquête sur l’incident peu après qu’il se soit pro­duit a révé­lé que les forces amé­ri­caines n’étaient pas au cou­rant de la pré­sence des jour­na­listes et pen­saient qu’ils enga­geaient des insur­gés armés.

Nous regret­tons la perte de vies inno­centes, mais cet inci­dent a fait l’objet d’une enquête rapide et il n’y a jamais eu de ten­ta­tive de dis­si­mu­la­tion d’un quel­conque aspect de cet enga­ge­ment”.

L’article publié par Reu­ters sur les meurtres col­la­té­raux reprend la phrase de l’article du pre­mier anni­ver­saire de Yates : “Des vidéos de deux héli­co­ptères amé­ri­cains Apache et des pho­to­gra­phies de la scène ont été mon­trées aux rédac­teurs de Reu­ters à Bag­dad le 25 juillet 2007 lors d’un brie­fing offi­cieux.

Le per­son­nel ira­kien de Reu­ters, indi­gné, était res­té sous l’impression que Yates avait vu la vidéo dans son intégralité.

Je déteste l’admettre, mais c’était pour moi l’occasion de réta­blir les faits et je ne l’ai pas fait”, déclare Yates. J’aurais dû prendre le télé­phone et dire à Reu­ters “nous ne pou­vons pas lais­ser pas­ser ça et nous devons dire ce que nous savons”.

Dans un cour­riel adres­sé à un rédac­teur en chef ce soir-là, Yates a écrit : “Je pense que nous devons insis­ter for­te­ment sur la ques­tion de la trans­pa­rence auprès de l’armée amé­ri­caine … Quand je repense à cette réunion avec deux géné­raux à Bag­dad … je me sens trom­pé … ils n’ont pas été hon­nêtes … Nous avons ensuite ren­con­tré l’armée à plu­sieurs reprises pour tra­vailler à l’amélioration de la sécu­ri­té des jour­na­listes en Irak”.

Le rédac­teur en chef a répon­du : “Je com­prends que c’est ter­rible pour vous. Pre­nez bien soin de vous, soyez assu­rés que nous ne lais­se­rons pas tom­ber”.

Puis Yates a tour­né la page.

Il s’est ins­tal­lé en Tas­ma­nie, a souf­fert de PTSD et, après trois séjours à l’hôpital Aus­tin Health’s Pavillon 17 à Mel­bourne (une uni­té spé­cia­li­sée dans le PTSD), il a dû faire face à sa dou­leur émo­tion­nelle — le “trau­ma­tisme” qui s’exprime main­te­nant dans son tatouage sur l’épaule — après les décès de Namir et de Saeed. Reu­ters a payé pour son trai­te­ment et a accep­té de lui créer le poste de res­pon­sable de la stra­té­gie de san­té men­tale et de bien-être lorsqu’il ne pou­vait plus tra­vailler comme jour­na­liste (il a main­te­nant quit­té la société).

C’est dans le Pavillon 17, en 2016 et 2017, qu’il a com­pris le pré­ju­dice moral qu’il subis­sait en accu­sant injus­te­ment Namir d’avoir pous­sé Cra­zy Horse 1 – 8 à ouvrir le feu. L’autre élé­ment de son pré­ju­dice moral était lié à la honte qu’il res­sen­tait de ne pas avoir pro­té­gé son per­son­nel en décou­vrant le laxisme des règles d’engagement dans l’armée amé­ri­caine avant qu’ils ne soient abat­tus — et de ne pas avoir révé­lé plus tôt qu’il savait à quel point les États-Unis avaient men­ti. Yates a fait la paix avec Namir et Saeed — et avec lui-même.

Assange, dit-il, a fait connaître au monde la véri­té sur les meurtres et a révé­lé le men­songe, chose que lui et d’autres n’avaient pas fait.

Ce qu’il a fait était un acte de véri­té à 100%, révé­lant au monde entier à quoi res­semble la guerre en Irak et com­ment l’armée amé­ri­caine men­tait”.

Concer­nant l’accusation amé­ri­caine contre Assange, Yates déclare : “Les États-Unis savent à quel point Col­la­te­ral Mur­der est embar­ras­sant, à quel point il est hon­teux pour l’armée — ils savent qu’il y a des crimes de guerre poten­tiels sur cette cas­sette, en par­ti­cu­lier lorsqu’il s’agit de la fusillade du van … Ils savent que les badi­nages entre les pilotes font écho au genre de lan­gage que les enfants uti­li­se­raient dans les jeux vidéo”.

Dans le cadre de la ten­ta­tive d’extradition [kid­nap­ping, en réa­li­té – NdT] d’Assange vers les États-Unis, il est pro­bable que de nom­breux autres mots seront pro­non­cés sur les évé­ne­ments du 12 juillet 2007, les men­songes de l’armée amé­ri­caine — et leur expo­si­tion par le biais du Col­la­te­ral Murder.

Fight Back (Bats-toi), peut-on lire, tatoué sur l’épaule gauche de Yates.