Les arbres, encore une fois, servent à cacher des forêts. Qui pourra, de bonne foi, ignorer la nature non seulement tyrannique mais même criminelle du régime du Colonel Kadhafi ? Le massacre, en une seule journée, des 1200 détenus dont parle Baudouin Loos dans sa carte blanche de ce 31.03, celles des attentats terroristes contre des passagers innocents de l’aviation civile, les cas des infirmières bulgares et bien d’autres suffisent largement à nous donner le profil de ce tyran, victime, probablement, de perturbations mentales. Mais la question n’est pas là.
La question est que des indices graves semblent indiquer que l’on utilise, plus exactement, que l’on ‘rétroactive’ ce CV, pour justifier de toutes pièces une intervention qui a très peu à voir avec les massacres contre des opposants désarmés et d’autres motivations ‘humanitaires’. L’espace de cette chronique m’oblige à ne mentionner, à ce propos, que l’article de Natalie Nougayrède au journal Le Monde du 11.03 disant que « les carnages provoqués par des bombardements aériens n’ont pas, à ce jour, été vérifiés » et aux informations des services de renseignement russes selon lesquels aucun bombardement de populations civiles par l’aviation de Kadhafi n’avait pu être vérifié. Comment par ailleurs expliquer que, dans un monde où le plus petit coin d’une ruelle est sous l’œil des satellites, les services occidentaux, toujours si prêts à susciter nos compassions par une profusion d’images n’en ont produit aucune montrant ces méchants bombardements kadhafistes contre des populations civiles ?
Quant aux motivations humanitaires, toujours aussi compassionnelles, comment ne pas être ébranlé par la révélation du même quotidien français lorsque sa correspondante, Nathalie Guibert nous informe que « les forces interventionnistes ne touchent pas la marine libyenne parce qu’elle sera utile pour faire barrage aux immigrés dans le ‘post-kadhafi’ » ? (Le Monde, 31.03). Pour ce qui est des opposants désarmés, le doute s’impose lorsqu’on apprend que le 18 mars un avion de chasse abattu à Benghazi et que l’on croyait du dictateur appartenait en réalité aux insurgés. Et que des médias si peu suspects de kadhafisme comme The Telegraph, The Wall Street Journal ou la BBC informaient, des semaines avant la décision du Conseil de sécurité des Nations Unies, que des commandos armées occidentaux se trouvaient déjà en territoire libyen. Plus près de nous, le ‘Canard Enchaîné’, dans un article titré « Fournitures gratuites aux insurgés libyens », informait le 9 mars, (soit 9 jours avant la résolution du Conseil de sécurité autorisant l’usage de la force) que des opérations militaires franco-anglo-américaines se déroulaient déjà sur le terrain. Ce journal récidive trois jours plus tard, en nous apprenant que la DGSE — le service de renseignement et d’action extérieur français — « aurait livré discrètement à Benghazi, dès la mi-mars, quelques canons de 105 mm et des batteries antiaériennes mobiles ».
Comme si toute cette démonstration d’aventurisme de tout genre était insuffisante, voilà que le couple Sarkozy — Ban-ki Moon se lance dans une opération encore plus douteuse dans le contexte des élections en Côte d’Ivoire. Avec un empressement digne des meilleures causes, le second ordonne à son représentant sur place de valider l’élection du candidat Ouattara, ami personnel du premier. C’est ainsi que, dûment entouré par les ambassadeurs de France et des Etats-Unis, ce fonctionnaire décide que Ouattara est le vainqueur malgré de très lourdes et sérieuses contestations. Le Français Alberto Bourgi, professeur du droit public et africaniste reconnu, s’étonnait à la radio française ce vendredi 01.04 de cette curieuse célérité.
Sauf que ce sont toujours des arbres pour cacher la forêt. Encore une fois, le problème semble un peu moins altruiste que le droit humanitaire ou le sacro-saint principe du respect des urnes qui tirent les ficelles de la gestion du dossier ivoirien. Il se fait que le Président Gbagbo avait osé envisager de ne pas limiter aux seuls capitaux occidentaux les perspectives d’investissement dans son pays, mais les ouvrir aussi aux Chinois et aux Indiens. Pire encore, il avait des plans pour faire de la commercialisation du cacao, jusqu’alors dans les mains d’une grosse multinationale, un service public contrôlé par l’Etat, avec la participation des petits producteurs organisés en coopératives. Projets fort gênants parce qu’il se fait qu’un des patrons de cette multinationale, la ‘Armajaro Trading Inc’, Loïc Folleroux, est le propre beau-fils de Ouattara, lequel, en spéculateur habile, venait d’acheter un mois avant les élections 240.000 tonnes de cacao en anticipant une envolée de son cours. Suprême irrévérence, le président Gbagbo se proposait de constituer un système financier essentiellement axé sur une banque publique contrôle par l’Etat. Projet quelque peu détonnant si l’on considère que son rival Ouattara était l’ancien patron du département Afrique du FMI.
Triste scénario de bien douteuse morale. L’Occident se prépare ainsi, au nom des valeurs humanitaires et de liberté qui sont « les siennes », à sacrer le candidat Ouattara dont la Croix Rouge est occupée à découvrir d’importants chantiers semés par ses troupes dans sa route vers Abidjan. Monsieur Sarkozy joue à l’apprenti sorcier en Côte d’Ivoire, deuxième acte d’une partition qui, après la Libye, viserait l’Iran. Délocalisation aidant, les néo-conservateurs ont déménagé vers l’Elysée ? Tout en cherchant à assurer la réélection du patron, seront-ils en train d’explorer les traits d’une folle sortie de crise ?
Vladimir Caller.