Créer deux, trois… de nombreux collages, voilà le mot d’ordre. Dans les années 1960, le collage audiovisuel est devenu une caractéristique distinctive des documentaires sur la décolonisation culturelle en Amérique latine, avec Santiago Álvarez et le Grupo Cine Liberación comme principaux représentants. Plus tard, il a également été développé parmi les cinéastes de Unidad Popular. Par l’utilisation du collage, le mode de représentation hégémonique a été remis en question sur la base d’une “esthétique de l’urgence”, qui a trouvé un antécédent direct dans l’œuvre de Dziga Vertov.
D’abord adoptée comme un mode de représentation des événements pour ceux qui n’y avaient pas assisté, l’utilisation de documents d’archives allait devenir dans les années 1960 et 1970 une caractéristique de la plupart des films latino-américains de décolonisation culturelle. L’insertion de collages réalisés à partir d’un répertoire varié d’archives audiovisuelles et d’images fixes – photos, coupures de journaux et de magazines, brochures publicitaires, dessins, etc. – s’est largement développée dans le film documentaire et, dans une moindre mesure, dans les fictions latino-américaines de l’époque.
Le développement du collage a permis la réalisation de films à petit budget qui remettaient en cause les modèles de représentation hégémoniques, par la déconstruction et la fragmentation du récit et la transgression des règles du montage “invisible”. L’essor de ces techniques allait de pair avec la tentative d’offrir une image subversive de la réalité. C’était là une “esthétique de l’urgence” dont l’objectif était doublement révolutionnaire : chercher, d’une part, à révolutionner le cinéma en s’affranchissant des formes traditionnelles de représentation et, d’autre part, à utiliser ces œuvres pour promouvoir et défendre les mouvements révolutionnaires d’Amérique latine.
“L’esthétique de l’urgence” prenait son origine dans l’impatience créative des cinéastes qui adhéraient à l’idéal révolutionnaire. Cette position trouvait un terrain fertile dans les changements rapides et profonds que vivaient alors les sociétés latino-américaines. En 1968, le cinéaste cubain Santiago Álvarez considérait que cette position était un devoir pour les réalisateurs révolutionnaires :
Je ne crois pas au cinéma préconçu. Je ne crois pas au cinéma pour la postérité. La nature sociale du cinéma exige une plus grande responsabilité de la part du cinéaste. Cette urgence du Tiers-Monde, cette impatience créatrice de l’artiste, produira l’art de cette époque, l’art de la vie des deux tiers de la population mondiale.
Sur le plan politique, Ernesto Guevara avait promulgué la théorie du foco guérillero, contenue dans ce fameux mot d’ordre : “Créer deux, trois… de nombreux Vietnam”, titre du message qu’il avait adressé à la Conférence tricontinentale de 1967. Une mission similaire s’imposait aux cinéastes révolutionnaires : faire de leurs films des foyers de guérilla qui serviraient à promouvoir l’utopie révolutionnaire depuis différentes régions d’Amérique latine. C’est pourquoi une dimension à la fois nationale et continentale se dissimule souvent dans leurs œuvres. Dans le documentaire, l’urgence du changement révolutionnaire se traduisait, en général, par des films ancrés dans le réel, élaborés sur une période de temps relativement courte, et visant à réveiller les consciences et à expliquer les événements.
Cette volonté de défense et d’encouragement des luttes révolutionnaires de l’époque à travers leurs films a poussé les cinéastes à accepter et à assumer certaines limitations techniques, plutôt que de rester paralysés devant une tentative d’atteindre la virtuosité des productions hollywoodiennes ou du cinéma d’Europe occidentale, dont les budgets étaient nettement supérieurs. Faire de la qualité technique une priorité, au détriment de l’urgence révolutionnaire, était considéré comme une attitude soumise aux modèles esthétiques de la métropole, et donc réactionnaire. Malgré leurs différences sur certains aspects, la plupart des manifestes théoriques du continent ont en commun ce refus d’imiter la perfection technique des modèles occidentaux. Ainsi, pour Julio García-Espinosa ce refus s’exprime comme la revendication d’un “cinéma imparfait”, pour Glauber Rocha il devient une “esthétique de la faim” tandis qu’Octavio Getino et Fernando Solanas parlent d’un “cinéma-guérilla” qui marque une rupture avec les modèles de production hégémoniques.
C’est surtout le Noticiero ICAIC latino-américain qui a mis en avant le collage, notamment dans les documentaires réalisés par Santiago Álvarez, qui en fut le directeur durant ses presque 30 ans d’existence 1(1961 – 1990). L’émission créée par l’Institut cubain d’art et d’industrie cinématographiques (ICAIC) a été le dernier journal d’actualités cinématographique à voir le jour, au moment même où ce format connaissait une baisse de popularité suite à l’arrivée de la télévision. Malgré son apparition tardive, le Noticiero ICAIC latino-américain a réussi à imposer son style en matière de réalisation documentaire et est devenu une référence cinématographique incontournable à Cuba, en Amérique latine et pour nombre de cinéastes militants en Europe.
Le montage était la partie du processus de réalisation à laquelle Álvarez accordait le plus d’importance. En règle générale, il n’écrivait pas de scénario, et parfois il ne planifiait même pas ses tournages. C’est souvent au cours du visionnage avec la moviola qu’il décidait de la structure et de la thématique de ses documentaires2. Pour ce cinéaste, le montage dépendait d’une série de positionnements vis-à-vis de la réalité dans laquelle il était plongé et de son rôle, ouvertement assumé, de chroniqueur de la Révolution cubaine. Selon Álvarez, la réalité (qu’il désigne comme “les faits”) correspondait à une “matière première” qui devait être réélaborée à travers le montage :
“L’utilisation des structures de montage permet de réélaborer l’information originellement filmée, de l’analyser et de la placer dans son contexte de production, lui conférant ainsi une plus large portée et une existence presque illimitée”
L’expérience d’Álvarez dans le domaine de la communication a joué un rôle clé dans la recherche d’un langage innovant pour le Noticiero. Les traits les plus caractéristiques de son cinéma trouvent leur source dans son expérience de la radio, des archives sonores de la télévision, de la publicité et des linotypes. La narration à travers la musique, l’utilisation récurrente de slogans, de métaphores visuelles et l’importance accordée à la typographie et aux intertitres semblent constituer une synthèse cinématographique de ses expériences passées.
Le manque de ressources et de matériel a été l’un des stimulants qui ont conduit Álvarez à mettre au point ses techniques de collage. L’embargo des États-Unis et l’isolement de Cuba rendaient très difficiles – mais pas impossibles – l’envoi de correspondants dans les pays du bloc capitaliste et l’entrée de documents d’archives. Tandis qu’il était délicat de faire entrer du matériel audiovisuel dans le pays, il était plus facile de passer clandestinement des revues. À l’aide d’images tirées de ces revues, qu’il animait ensuite, Álvarez s’arrangea pour montrer ce que ses caméras ne pouvaient filmer : les ravages des bombes au napalm (Hanoï, mardi 13, 1967), la lutte des Afro-Américains pour leurs droits aux États-Unis (Now !, 1965), l’assassinat de Kennedy (LBJ, 1968), etc.
Le matériel utilisé est extrêmement hétérogène : extraits de westerns, enregistrements, photos de vitraux, presse à sensation, documentaires animaliers, discours filmés de Stokely Carmichael, Martin Luther King et Hô Chi Minh, caricatures, photographies extraites de Playboy, etc. Les événements sont souvent reconstitués par des métaphores visuelles. Ainsi, dans LBJ, il recrée l’assassinat de Kennedy au moyen de photographies du cortège de Dallas, entre lesquelles il introduit une séquence d’un film où un arbalétrier, dissimulé derrière un arbre, tire un carreau. Grâce au montage, Álvarez réussit, sous nos yeux, à faire de ce personnage l’assassin du président des États-Unis.
Dans les films qu’il a réalisés dans les années 1960, et plus particulièrement à partir du reportage sur la mort de Beny Moré (édition 142 du Noticiero) et du documentaire Ciclón, datant tous deux de 1963, on remarque une disparition presque totale du narrateur. S’ajoute à cela l’absence de son direct (et par conséquent d’interviews) dans presque toute la production de la décennie, et ce pour des raisons techniques. L’absence de parole est compensée par une bande-son très élaborée. Álvarez travaillait en parallèle le montage des images et la sélection de la musique, les deux processus s’influençant alors mutuellement3. S’appuyant sur des compositions spécialement créées par Leo Brouwer ou sur des chansons populaires, il utilisait le son comme fil conducteur, et il réalisait des antinomies et des contrepoints entre la bande-son et les images, produisant ainsi de nouvelles images mentales chez le spectateur.
En Argentine, Fernando Birri, fondateur de l’Institut de Cinématographie de l’Université Nationale du Littoral, s’est intéressé au collage, en particulier dans le court-métrage La pampa gringa (1963). Dans ce film, il a élaboré un collage à partir de photographies du XIXe siècle et de quelques animations pour retracer la vie des immigrants italiens arrivés à Santa Fe à la fin du XVIIIe siècle4. Cependant, ce n’est qu’à partir de La hora de los hornos (L’Heure des brasiers, Grupo Cine Liberación, 1968) qu’une utilisation du collage a pu s’inscrire dans la dénommée “esthétique de l’urgence”. Le film, qui dure plus de quatre heures, est divisé en trois et a été réalisé en partie clandestinement par Fernando Solanas et Octavio Getino entre 1966 et 1968. Le film soutient la thèse selon laquelle l’Argentine (comme toute l’Amérique latine, excepté Cuba) se trouve en situation de dépendance néo-coloniale face aux États-Unis et aux métropoles européennes. Il constitue également un appel à la lutte armée et une présentation du péronisme révolutionnaire comme le seul mouvement capable de “libérer” le pays.
La liberté créative de Solanas et Getino a permis de concevoir le film comme une synthèse de styles et de genres. Dans leur réalisation se mêlent ainsi fragments d’images d’actualités cinématographiques et télévisuelles, séquences de cinéma direct, extraits d’autres films, entretiens réalisés par le groupe et scènes interprétées par des acteurs professionnels, le tout créant une œuvre éclectique composée d’un collage de référents hétérogènes.
Ce film, introduisant sur l’écran des citations écrites d’Ernesto Guevara, San Martín, Fanon, Castro, Scalabrini Ortiz et Perón, entre autres, est un exercice d’intertextualité. On y trouve également des citations filmiques, sorte d’hommage aux réalisateurs dont Cine Liberación se sentait proche. Dans La hora de los hornos sont inclus des passages de Tire dié (Fernando Birri, 1960), Maioria absoluta (León Hirzmann, 1964), Le Ciel, la terre (Joris Ivens, 1967), Hanoi, martes 13 (Santiago Álvarez, 1967) et I dannati della terra (Valentino Orsini, 1968).
Dans la première partie et dans la séquence d’ouverture de la seconde, Cine Liberación utilise des collages de journaux et d’images fixes dont la conception rappelle le Noticiero ICAIC latino-américain. Dans ces segments, la bande-son rejette toute relation mimétique avec l’image7 et génère une forte tension à travers un rythme de tambours crescendo, associé à une succession de plans de plus en plus courts, entrecoupés de fonds noirs. Malgré l’utilisation d’une typographie peu variée, Cine Liberación accorde une grande importance aux didascalies. Dans le film, un travail approfondi a été mené sur le signifiant des mots composant les intertitres, procédé qui vise à attirer l’attention sur leur signifié. Ainsi, un même mot peut être répété intentionnellement au point d’occuper tout l’écran, ou bien être agrandi brusquement, le spectateur ayant alors l’impression qu’il se rapproche de lui. Les différentes techniques décrites permettent d’atteindre des moments de forte violence visuelle et sonore, que Solanas définissait comme une “agression envers le spectateur5” et dont l’objectif déclaré était de le faire réagir.
Si l’on compare avec les réalisations d’Álvarez, les références publicitaires sont ici davantage présentes ; elles sont réutilisées pour construire une critique caustique de la société de consommation. Deux éléments peuvent expliquer la place accordée à la publicité, dont les schémas sont également reproduits dans certaines séquences du film. D’une part, l’une des finalités de La hora de los hornos est de faire apparaître le consumérisme et les médias de masse comme des “armes” du système néocolonial6 ; d’autre part, et paradoxalement, Solanas était l’un des principaux publicitaires audiovisuels argentins de l’époque.
Les techniques précédemment décrites se sont ensuite répandues chez certains cinéastes chiliens qui adhéraient au gouvernement d’Unité populaire (1970 – 1973). Le court-métrage Venceremos de Pedro Chaskel et le long-métrage Descomedidos y chascones de Carlos Flores (monté par Chaskel), tous deux produits par le Centre de cinéma expérimental de l’Université du Chili, sont emblématiques de cette tendance. Ces deux films coïncident avec le début et la fin de la “voie chilienne vers le socialisme” : Venceremos a été réalisé durant la campagne électorale de 1970 et la première de Descomedidos y chascones devait avoir lieu le 11 septembre 1973.
Tous deux ont en commun l’utilisation de photographies et d’archives audiovisuelles, un travail sur les signifiants des textes écrits et un usage en contrepoint de la bande-son et de l’image. Pourtant, ces traits, encore à l’état embryonnaire, sont à peine esquissés dans le premier alors que leur articulation est bien plus complexe dans le second. Le collage fonctionne comme l’un des fils conducteurs de la première partie de Descomedidos y chascones – une étude de la jeunesse chilienne incluant une analyse du mouvement hippie. Les collages d’images fixes se succèdent, avec une attention particulière portée aux messages publicitaires adressés à la jeunesse. Dans l’une des séquences apparaît l’image animée d’un billet d’un dollar à l’ovale central vide, dans lequel défilent, à la manière des symboles d’une machine à sous, des bombes, des images de femmes nues et les visages de Nixon et d’Eduardo Frei Montalva. Ce collage fébrile est guidé par ce qui semble être une libre association d’idées qui n’est pourtant pas sans rappeler LBJ d’Álvarez. Flores introduit à plusieurs reprises l’image d’une main armée d’un revolver, qui, depuis l’ovale, tient en joue le public. Cette agression explicite vise à faire réagir celui-ci face au risque que représentent non seulement la politique nord-américaine et l’opposition chilienne mais également la société de consommation. Dans ce film, Flores instaure un dialogue direct avec les travaux d’Álvarez et de Solanas. Le cinéaste chilien affirme7 que le travail du directeur du Noticiero ICAIC latino-américain a été, de par sa capacité à allier message politique et innovation esthétique, une source d’inspiration :
J’ai été surpris par les réactions que suscitaient les films d’Álvarez, pourtant assez sophistiqués, dans les bidonvilles : on s’y rendait souvent pour diffuser ces films, qui remportaient un franc succès […] Álvarez était le lien que je recherchais. On se disait : “on n’est pas des artistes, on est des révolutionnaires.” Mais en le disant, on commençait à douter : on voulait être aussi des artistes. Alors, comment être artiste et révolutionnaire à la fois ? Álvarez résout ce problème.
20Le témoignage de Flores est intéressant car il montre que l’exemple cubain a ouvert la voie à la création chilienne ; cependant, il rend également compte de la dépendance des réalisateurs chiliens à ce modèle. Au fil des années, les cinéastes chiliens auraient sans doute réussi à se défaire de cette influence et à créer des œuvres plus autonomes ; toutefois, le coup d’État de 1973 a freiné ce processus. La dictature les a forcés à redéfinir leur œuvre, la plupart du temps depuis l’exil. En plus du changement traumatisant de lieu d’énonciation, la chute du projet révolutionnaire de l’Unité populaire a entraîné un bouleversement profond dans les thématiques abordées, puisque l’utopie de la libération était entrée en crise, et avec elle l’esthétique de l’urgence.
Le collage audiovisuel latino-américain est proche, par certains aspects, du cinéma de Dziga Vertov. Pour le cinéaste soviétique – qui défendait un processus révolutionnaire, tout comme les Latino-Américains – il était possible de “construire” un film documentaire avec des “ciné-objets” : des prises réalisées par d’autres opérateurs dont le montage donnait naissance à une œuvre possédant un espace-temps autonome8. Les futuristes et les dadaïstes avaient développé une idée semblable, en construisant leurs œuvres à partir de matériaux de diverses provenances. Vertov a repris cette pratique en utilisant comme matériel le registre filmique du réel.
Les registres filmiques du réel étaient utilisés en tant que matériau qui, réorganisé et remanié, permettrait de donner un sens aux phénomènes de la vie, c’est-à-dire d’opérer le “ciné-déchiffrement communiste” du monde, ce qui était l’objectif final du cinéma selon Vertov. Il s’agit d’un travail dans lequel la table de montage joue un rôle fondamental, bien qu’elle ne soit pas le seul outil utilisé. Pour expliquer sa conception du montage, Vertov a créé la notion d’“intervalle”, une “corrélation visuelle des images les unes par rapport aux autres” qui permettait leur progression, décrite comme “la transition d’une impulsion visuelle à la suivante”. L’intervalle fait référence à une dimension spatio-temporelle dans laquelle le signifié des images résulte de la relation qui s’établit entre elles9. Comme l’explique Gilles Deleuze, la notion d’“intervalle” permet la plus grande liberté créative : “L’intervalle ne sera plus ce qui sépare une réaction de l’action subie, […] mais au contraire ce qui, une action étant donnée dans un point de l’univers, trouvera la réaction appropriée dans un autre point quelconque et si distant soit-il10”.
L’insertion d’éléments sans rapport entre eux, mais dont l’association dialectique suggère de nouvelles images mentales chez le récepteur, est une caractéristique clé du documentaire latino-américain élaboré à partir de collages audiovisuels. Ses auteurs ont développé une conception du montage proche de la notion d’“intervalle” de Vertov. Ce qui semble avoir primé dans le choix du matériel audiovisuel n’était pas son origine mais plutôt la corrélation visuelle des images, à partir desquelles se construisaient de nouvelles significations. Les associations entre des bandes dessinées de super-héros et les ravages causés par la guerre du Vietnam, entre une tarentule et la CIA, un chien et la photo de Lyndon B. Johnson, un abattoir et des publicités pour des voitures ou pour des rafraîchissements, un taureau et l’aristocratie argentine, un cocktail mondain et la répression d’un groupe de syndicalistes, se succèdent dans des films comme Now !, LBJ, 79 primaveras (79 printemps) de Santiago Álvarez, La hora de los hornos de Grupo Cine Liberación ou encore Descomedidos y chascones de Flores.
Cela va de pair avec l’appropriation des images provenant de la presse états-unienne (les médias du “système” ou de l’“impérialisme nord-américain”, selon le langage de l’époque). Bien entendu, ce procédé ne respectait absolument pas les droits d’auteur. Santiago Álvarez lui-même le soulignait, non sans un certain humour, par l’expression “photos d’un peu partout” que l’on peut lire au générique d’un grand nombre de ses films. Ce type d’appropriation renferme une finalité subversive : le matériau utilisé se voyait dépouillé de son sens originel et venait s’insérer dans un discours critique, voire belligérant, chargé d’une profonde violence visuelle. Comme l’explique María Luisa Ortega11 :
Dans bien des cas, l’ironie et même la parodie sont inhérentes aux opérations de relecture de l’iconographie et des discours officiels. La violence dans la représentation, qui vise à produire le choc, la surprise ainsi que l’impact, et le viol du signifiant des représentations antérieures, […] seront, en somme, la forme de réincarnation du collage dans le documentaire politique latino-américain […]”
Cette pratique impliquait également un travail sur la matière même des fragments constituant les collages : accélération et ralenti de la pellicule, découpage de photos, surimpression de dessins, ou même dégradation du celluloïd – rayé, perforé, brûlé – comme dans le cas de 79 primaveras d’Álvarez, où le photogramme finit par être complètement détruit.
Une des principales différences entre la pratique développée par les cinéastes latino-américains et celle de Vertov réside dans le rôle significatif que ces premiers ont accordé à l’image fixe dans leurs films. Vertov, en revanche, semblait bien plus intéressé par l’analyse du mouvement – le pseudonyme Dziga Vertov signifie “mouvement perpétuel”. Par ailleurs, Vertov attribuait à la caméra une suprématie sur l’œil humain et prétendait la “libérer”, c’est-à-dire éviter que l’objectif imite “le travail de notre œil12”.
Même si le recours à des points de vue et des perspectives différents de ceux que l’œil humain adopte dans des circonstances habituelles était un caractère distinctif des réalisateurs latino-américains en question, ceux-ci n’ont jamais revendiqué la supériorité de la caméra sur l’œil. Les importantes limitations techniques auxquelles ils étaient confrontés les ont bien souvent contraints à réaliser les films en dépit d’équipements en mauvais état. Le collage latino-américain doit plus à la précarité de l’œil de la caméra qu’à sa supériorité sur l’œil humain.
- Avec Álvarez, le principal modèle cubain pour le documentaire à base de collages est Nicolás Guillén Landrián (Coffea Arábiga, 1968), cependant ses problèmes avec la direction de l’ICAIC et avec le régime cubain l’ont empêché de développer pleinement sa carrière de cinéaste.
- Amir Labaki, Amir Labaki, El ojo de la Revolución. El cine urgente de Santiago Álvarez, São Paulo, Iluminuras, 1994, p. 40.
- Edmundo Aray, Santiago Álvarez cronista del tercer mundo, Caracas, Cinemateca Nacional, 1983, p. 232.
- Fernando Birri, Soñar con los ojos abiertos : las treinta lecciones de Stanford, Buenos Aires : Aguilar, Altea, Taurus, Alfaguara, 2007, p. 70.
- Louis Marcorelles, “L’Heure des brasiers : L’épreuve du direct” (Interview de Fernando Solanas), Cahiers du Cinéma, n° 210, Paris, mars 1969, p. 63.
- Octavio Getino et Fernando Solanas, “Vers un troisième cinéma”, Tricontinental nº 3, Paris, 1969, p. 96.
- Carlos Flores, entretien mené par Claudio Salinas Muñoz, Hans Stange Marcus, Historia del Cine Experimental en la Universidad de Chile 1957 – 1973, Santiago du Chili, Uqbar Editores, 2008, p. 139.
- Dziga Vertov, Articles, journaux, projets, Paris, Cahiers du Cinéma, Union générale d’éditions, 1972, p. 29 – 30.
- Jacques Aumont, Les Théories des cinéastes, Paris, Armand Colin, 2011, p. 19.
- Gilles Deleuze, Cinéma 1. L’image mouvement, Paris, Éditions de Minuit, 1983, p. 118.
- María Luisa Ortega, op. cit., p. 115.
- Révolution des Kinoks, Lef nº 3, juin 1923.