Kuxa kanema — journal d’une indépendance
En lien :
Mozambique, journal d’une indépendance (Kuxa Kanema)
un film de Margarida Cardoso
Autre titre : Kuxa Kanema : O Nascimento do Cinema [Portugal]
Titre anglais : Kuxa Kanema : The Birth of Cinema
Pays Concerné : Mozambique
Réalisateur : Margarida Cardoso
Pays du réalisateur : Mozambique, Portugal
Production : Filmes do Tejo — Service Portugal
Pays de production : Portugal
Distribution : Lapsus
Durée : 52′
Type : documentaire
Production : Lapsus, Dérives, Filmes Do Tejo, Arte France, RTP, RTBF
Distribution : Doc & Co
Mots-clés
La première action culturelle du gouvernement mozambicain juste après l’indépendance, en 1975, fut la création de l’Institut national du cinéma (INC). Le nouveau président, Samora Machel, avait pleinement pris conscience du pouvoir de l’image et de la façon dont on pouvait l’utiliser pour bâtir une nouvelle nation socialiste. Les unités mobiles de cinéma montreraient au pays tout entier la production la plus populaire de l’INC, le journal cinématographique Kuxa Kanema. Kuxa Kanema veut dire naissance du cinéma et son objectif était de filmer l’image du peuple et la donner au peuple. Détruit par un incendie en 1991, il ne reste du bâtiment que des salles et des couloirs abandonnés où quelques fonctionnaires attendent patiemment la réforme.
“Kuxa Kanema” relate une expérience cinématographique sans précédent : dès l’indépendance, le gouvernement mozambicain décide de doter le pays d’une infrastructure cinématographique totalement dédiée à la révolution et à au développement du peuple. Plus qu’un simple outil de propagande, le cinéma devait être un outil directement mis à la disposition du peuple, des ouvriers, des paysans dispersés dans les campagnes… Le moyen, sillonner la brousse avec des équipes de projection mobile et doter le pays d’une infrastructure de production cinématographique nationale.
L’Institut national du cinéma était né. Pour former les cinéastes mozambicains, le pouvoir sollicita des cinéastes de renom. Ruy Guerra, réalisateur mozambicain établi au Brésil, répondit à l’appel. On vit aussi, à l’initiative de l’ambassade de France, en 1978 de Jean-Luc Godard et Jean Rouch parcourir le Mozambique pour mettre en place un projet de télévision expérimentale.
Le défi était de taille : comment surpasser mobiliser une population rurale, qui pour la plupart n’avait jamais vu un film, en leur confiant directement les outils de la production audio-visuelle ? Comment les paysans, “analphabètes visuels” pourrait on dire, allaient-ils réagir à leur propre image projetée sur l’écran, comment allaient-ils utiliser, au service du développement de leur communauté, les caméra vidéos que les cinéastes français étaient prêts à leur confier. L’expérience tourna court : effrayés peut être par les implications de l’expérience, le gouvernement préféra en revenir à des formes plus classiques de la production de cinéma de propagande.
“Kuxa Kanema” désignait une série d’actualité mozambicaine, projetée dans les salles de cinéma urbaines très actives (on y projetait souvent des films “de karaté”, alors à la mode, mais aussi de bon films occidentaux et des films provenant des pays socialistes), projetée en cinéma mobile dans les campagnes et les villages. A travers cette série, on parcours l’extraordinaire aventure socialiste qui mobilisa la population entre 1975 et 1980… mais l’utopie fit place rapidement à l’horreur de la guerre civile, horreur dont témoignèrent, parfois dans des conditions terribles, les cinéastes mozambicains. Certaines images du documentaire ne se laissent pas oublier : dans un camp de réfugiés, quasi totalement dénudés, sont rassemblée. Ils fêtent leur libération et témoignent des atrocités qu’ils ont vécues. Une femme, une vieille femme, danse : exprime-t-elle sa joie ? Sans doute, mais les mouvements sont presque désarticulés : la femme épuisée par les privations semble au bord de l’évanouissement. Sans doute aucun, sa danse est pour elle un moyen d’exorciser l’horreur. Exorcisme aussi que ces reconstitutions théâtrales, en brousse, des exactions subies : le peuple témoigne ainsi, de façon implacable, des crimes commis par la RENAMO (qu’on appelait alors “bandits armés”). en pleine guerre civile, le cinéma joue un rôle essentiel, de témoin, de dénonciation, de mobilisation, mais aussi, peut être d’exorcisme. Comment filmer l’horreur ? Face aux cadavres jonchant le sol d’un village ravagé, les cinéastes ont parfois choisi le silence : l’image seule suffit à dénoncer. Toute parole risquerait de diluer l’horreur dans l’idéologie.
Dans ce contexte, le gouvernement réorienta sa politique audiovisuelle en fonction des impératifs militaires : le cinéma ne fut plus qu’un outil de mobilisation et l’idéal d’une autogestion audio-visuelle de la population fut abandonné. La création artistique se résuma à la production, assistée par des coopérants venus des pays socialistes de quelques films de fiction fortement imprégné de “réalisme socialiste”. Ces années de mobilisation cinématographique furent cependant le terreau du cinéma mozambicain d’aujourd’hui et explique l’attention des cinéastes actuels aux réalités sociales.
L’institut national du cinéma ferma à la suite d’un incendie, mais surtout en conséquence du revirement politique du gouvernement mozambicain, aujourd’hui totalement acquis au libéralisme. La production audiovisuelle au Mozambique est aujourd’hui régie par les lois implacables du marché mondial. Le cinéma fit place à la télévision, non pas la télévision rêvée par Godard mais à une télévision commerciale fortement dévolue à la diffusion des “telenovelas” brésiliennes.
Le documentaire de Margarita Cardoso est avant tout une réflexion sur les rapports entre le cinéma et la politique, sur la fonction du cinéma dans la genèse d’une identité nationale, d’ordre politique mais aussi culturelle, au sens le plus noble du terme. Le cinéma de Kuxa Kanema était avant tout le miroir qu’une nation en formation se tendait à elle-même. Le peuple affermissait sa conscience à travers sa propre représentation cinématographique, se voyait comme entité politique dans l’image récurrente des rassemblements populaires, autour de cette figure intensément charismatique de Samora Machel. De ces milliers de bobines, dont la valeur historique est inestimable, peu restèrent indemnes des aléas du temps : aux ravages du feu s’ajoute la dégradation lente due aux lamentables conditions de conservation. Souhaitons que l’oeuvre de Margarita Cardoso contribue à faire prendre conscience de l’urgence de sauver ces archives historiques.