La ligne réalité, pilier pédagogique de l’INSAS

par Javier Packer / Alain Ber­ga­la / Thier­ry Odeyn / Éric Pau­wels / Michel Khleifi

Article publié dans la revue SMALA Ciné­ma n°4, juin 2015 > fichier en PDF

On voit d’abord les choses, on les écrit ensuite.

2012, l’INSAS (Ins­ti­tut natio­nal supé­rieur des arts du spec­tacle) fête ses cin­quante ans. 

Mars 2012, le fes­ti­val Ciné­ma du réel à Paris pro­gramme un hom­mage à une des péda­go­gies por­teuses de l’école : la ligne réa­li­té. Sont invi­tés ses fon­da­teurs : Michel Khlei­fi, Thier­ry Odeyn et Éric Pau­wels ain­si que deux anciens étu­diants aujourd’hui cinéastes : Michel Cau­léa et Ales­san­dro Comodin.
Voi­ci des frag­ments du débat public où la péda­go­gie ensei­gnée à Bruxelles a été exposée.

Javier Packer. Bien­ve­nue à toutes et tous.

Cette année nous fêtons les cin­quante ans de l’INSAS.
Il y aura demain des pro­jec­tions de films réa­li­sés par d’anciens étu­diants de cette école.

Notam­ment le film C4, un film sur mai 68, tour­né en octobre 67 en Bel­gique. Les Belges aiment bien dire qu’ils ont fait les choses avant.

Cet anni­ver­saire est aus­si l’occasion de faire un voyage à tra­vers la ligne réa­li­té qui est un des axes qui défi­nit l’identité de cette école.

Thier­ry Odeyn. Tout d’abord la ligne réa­li­té n’a pas intro­duit le docu­men­taire à l’INSAS, celui-ci pré­exis­tait à notre tra­vail de péda­gogue. Si nous ensei­gnons aujourd’hui à l’INSAS, nous en sommes aus­si tous les trois, Michel Khlei­fi, Éric Pau­wels et moi-même d’anciens étu­diants, et quelque part la syn­thèse de ce qu’elle nous a don­né, se retrouve dans la méthode qui va vous être exposée.

His­to­ri­que­ment, com­ment les choses se sont-elles passées ?

En 1980, Michel Khlei­fi réa­lise un pre­mier long-métrage : La Mémoire fer­tile. L’accueil est assez miti­gé en Bel­gique jusqu’à ce que la cri­tique fran­çaise s’enthousiasme pour ce film et qu’on en découvre, par rebond, l’importance chez nous.

Ce qui s’est pas­sé par la suite c’est que, comme Michel était issu de l’école, celle-ci lui a deman­dé non seule­ment de venir pré­sen­ter le film, mais aus­si de déve­lop­per un sémi­naire d’une semaine autour du thème Ciné­ma et poé­sie, ciné­ma poé­tique. Michel a alors pro­je­té les films qui avaient comp­té pour lui dans son par­cours d’étudiant et d’apprenti cinéaste, les films qui avaient nour­ri la réa­li­sa­tion de La Mémoire fer­tile. ‘

C’est cette logique de filia­tion qui a fon­dé ce qu’on appelle à l’INSAS le sémi­naire, sémi­naire qui intro­duit chaque année la ligne réalité.
Les étu­diants entament leur cur­sus par deux semaines d’analyse de films qui ne doivent pas être per­çues comme deux semaines d’histoire du docu­men­taire ou d’histoire du ciné­ma ensei­gnée dans une logique aca­dé­mique, mais comme deux semaines où les œuvres sont ana­ly­sées selon des rap­ports de filia­tion, ce que nous appe­lons héri­tage ciné­ma­to­gra­phique.

Qu’est-ce que cela veut dire ?
En deux mots il s’agit de leur faire com­prendre qu’au-delà des contextes de réa­li­sa­tion – contexte his­to­rique, social, éco­no­mique, tech­no­lo­gique, etc. –, un film est un lieu de syn­thèse d’autres films.

Il s’agit de dis­tri­buer des références.
Par­ler d’héritage ciné­ma­to­gra­phique, c’est par exemple dévoi­ler la jus­tesse de la mise en place des plans Lumière, c’est à tra­vers l’ouverture de Le fond de l’air est rouge, ana­ly­ser avec Mar­ker le modèle his­to­rique, le réser­voir de signes, qu’a consti­tué le Cui­ras­sé Potem­kine pour plu­sieurs géné­ra­tions de cinéastes mili­tants, c’est redé­cou­vrir avec Godard l’importance poli­tique de l’intuition ver­to­vienne qui situait le mon­tage avant, pen­dant et après le tournage.

Alain Ber­ga­la. Est-ce que l’idée que vous avez émise que tout film est le résul­tat d’une filia­tion n’est pas de plus en plus dif­fi­cile à faire admettre à de jeunes étudiants ?

Thier­ry Odeyn. Oui, il y a pas mal de cli­chés à bous­cu­ler. Il faut d’abord lut­ter contre la confu­sion qu’ils font entre docu­men­taire et infor­ma­tion, ce qui est une séquelle de l’amalgame créé par la télé­vi­sion. Il faut ensuite détruire les bar­rières qu’ils érigent entre le docu­men­taire et la fic­tion. Si l’étudiant com­prend qu’un film est la trace d’une sub­jec­ti­vi­té qui, à tra­vers les moyens que sont l’image et le son s’adressent à ma sub­jec­ti­vi­té, il peut alors dif­fé­ren­cier ce qu’il en est de l’intrigue, du sujet, des moyens mis en place, et on l’aide à faire tout ça. Un pro­ces­sus s’amorce chez l’étudiant, qui consiste à consi­dé­rer tout film comme héri­tage poten­tiel par rap­port à ses propres pra­tiques. Lorsque l’étudiant nous pré­sente des ébauches de pro­jet, nous nour­ris­sons nos échanges avec des extraits de films : « Com­ment pra­tique ce cinéaste ? » « Où met-il sa caméra ? »…

Voi­là com­ment nous fonctionnons.

Nous ten­tons donc de détour­ner l’étudiant de ses habi­tudes de consom­ma­tion et nous l’amenons à lire un film comme pen­sée, comme expres­sion sub­jec­tive d’un auteur confron­té à ses réa­li­tés, réa­li­tés que l’œuvre pré­ci­sé­ment reflète.

Michel entame alors la lente et dif­fi­cile implan­ta­tion de la ligne réa­li­té, il faut savoir que l’école était à cette époque très fic­tion­nelle mais nous y avons ren­con­tré l’appui et la confiance d’un direc­teur vision­naire, Ray­mond Ravar, qui com­pre­nait la néces­si­té de démar­quer l’enseignement déli­vré dans son ins­ti­tut des besoins à court terme du mar­ché. Cette péda­go­gie du réel, Khlei­fi l’a défi­ni par ces quelques mots : Apprendre à l’étudiant à voir et à entendre pour lui per­mettre de déclen­cher un pro­ces­sus de réflexion sur le réel.

En effet, il nous parais­sait essen­tiel d’aider les étu­diants à se situer face aux mou­ve­ments des idées sociales, cultu­relles, c’est-à-dire face à leurs propres réa­li­tés. À la base de tout cela il y avait une forte volon­té de réagir contre une ten­dance du ciné­ma à l’auto-référentialité. On par­lait dans les années 1980 de crise du sujet, c’est-à-dire de la décon­nexion du ciné­ma avec la réa­li­té. L’INSAS avait ten­té d’y répondre en déve­lop­pant une péda­go­gie de l’écriture cal­quée sur les leçons des « grands cui­si­niers » du scé­na­rio amé­ri­cain, c’est l’époque où ceux-ci don­naient des confé­rences en Europe. Rap­pe­lez-vous Franck Daniel. Appli­quer des recettes scé­na­ris­tiques est une réponse pour le moins caduque au mal dont souf­frait le ciné­ma. Nous déplo­rions l’existence d’un ciné­ma repro­duc­teur de formes, d’un ciné­ma-pho­to­co­pie condam­né à la dévitalisation.

Si nous inter­ro­geons les pre­miers films, les films des frères Lumière, que voyons-nous ? Des pion­niers qui, plon­gés dans la réa­li­té, plantent une camé­ra, cadrent, font un tra­vail d’interprétation de ce réel à tra­vers le choix de l’emplacement de la camé­ra, le choix d’un cadre et le choix de l’instant où ils tournent la mani­velle pour enre­gis­trer les 57 secondes de durée du plan.
C’est le fon­de­ment du cinéma.

Qu’est-ce qu’un film ? C’est la pre­mière ques­tion que je pose aux étu­diants quand on entame le sémi­naire en pre­mière année.

Le ciné­ma c’est la trace d’une sub­jec­ti­vi­té. De quelqu’un qui, au moyen d’une com­bi­nai­son d’images et de sons, tra­duit une pen­sée, autre­ment dit affirme sa sub­jec­ti­vi­té par rap­port au réel et donc l’interprète. Puisque tout tra­vail d’interprétation du réel est par nature fic­tion­nel, les véri­tables ques­tions ne peuvent donc plus se poser sur le ter­rain arti­fi­ciel­le­ment sexué des genres ciné­ma­to­gra­phiques mais beau­coup plus bru­ta­le­ment dans la redé­fi­ni­tion des rap­ports des cinéastes avec le réel. Cet espace de confron­ta­tion est le lieu de l’expression de l’auteur. Là, toutes les ques­tions sur le fond s’imbriquent avec toutes les pos­si­bi­li­tés for­melles qu’offre le film.

Tout ceci a géné­ré une méthode cohé­rente d’approche du réel.

C’est en fait une pen­sée qui vise à ins­tau­rer une per­méa­bi­li­té des fron­tières. Ce qu’on sou­hai­te­rait, c’est qu’un étu­diant tra­vaillant en troi­sième ou en qua­trième année fasse des films qui brûlent les fron­tières des genres. Des films dans les­quels vous puis­siez retrou­ver des élé­ments de fic­tion parce qu’il y a dra­ma­ti­sa­tion du réel, mais aus­si de la réa­li­té parce que la situa­tion dra­ma­tique doit être docu­men­tée. Que l’étudiant tente d’asservir toutes les poten­tia­li­tés de son bagage cultu­rel et ciné­ma­to­gra­phique – fic­tion, docu­men­taire, repor­tage, etc. – à son sujet. Ce qui est inté­res­sant main­te­nant dans le ciné­ma, sont des films qui se situent dans cet espace non défi­ni. Ça c’est une pre­mière moti­va­tion. L’autre moti­va­tion est liée aux contraintes maté­rielles aux­quelles l’étudiant est confron­té. Si l’école lui impose de tra­vailler avec des moyens éco­no­mi­que­ment limi­tés, ce n’est pas seule­ment parce que notre école n’est pas riche, mais aus­si, parce qu’une fois sor­ti, l’étudiant sera à nou­veau confron­té à ce type de contraintes. Ceci est une don­née fon­da­men­tale du pro­ces­sus péda­go­gique que nous ten­tons de mettre en place. Un ciné­ma, qui s’exprime avec des moyens pauvres, c’est un ciné­ma qui est obli­gé d’exploiter le plus créa­ti­ve­ment pos­sible ses moyens limi­tés, donc ce n’est pas un ciné­ma de stu­dio, c’est un ciné­ma de réa­li­té. Ce n’est pas un ciné­ma coû­teux, c’est un ciné­ma pauvre, inven­tif par obligation.

La pre­mière pra­tique de réa­li­té, non pas docu­men­taire mais de réa­li­té, de regard, de rap­port au monde ensei­gnée à l’INSAS est le point de vue docu­men­té – ter­mi­no­lo­gie de Jean Vigo – La métho­do­lo­gie sur laquelle cette pra­tique est bâtie, pour­rait se résu­mer ain­si : il y a une dia­lec­tique entre soi, sujet dans le monde et le monde. On voit d’abord les choses, on les écrit ensuite. On se docu­mente sur le réel et on a un point de vue sur lui, le film est cen­sé reflé­ter ce point de vue. En deux ou trois minutes, qui seront la durée de ce pre­mier film mon­té, ce point de vue-là doit être appa­rent sur l’écran. Ça veut donc dire : com­ment dois-je, à par­tir de l’observation thé­ma­tique de cette réa­li­té, pri­vi­lé­gier, sélec­tion­ner tous les élé­ments, tous les para­mètres, qui m’aideront à faire com­prendre aux spec­ta­teurs que c’est ça que je veux mon­trer. En ima­gi­nant un espace iden­tique – cas de figure, une messe – chaque étu­diant ten­te­ra de déve­lop­per son point de vue sur cette messe, donc chaque film sera dif­fé­rent à par­tir de cette même réa­li­té. Cer­tains trai­te­ront la messe comme un lieu de culte, d’autres comme d’un lieu de foi col­lec­tive, d’autres encore comme un espace de spec­tacle, d’autres enfin, pen­sons à ce pas­sage de la Nau­sée de Sartre « un homme debout boit du vin devant des femmes à genoux » comme le lieu d’un incom­pré­hen­sible rituel…

Expri­mer cette réa­li­té à tra­vers le prisme du thème propre à chaque étu­diant sup­pose la mise en place d’un dis­po­si­tif d’écriture qui sera dif­fé­rent pour cha­cun d’eux.

Alain Ber­ga­la. Quels sont les outils que vous utilisez ?

Thier­ry Odeyn. Au niveau des moyens, l’étudiant dis­pose, pour la réa­li­sa­tion de ce film de trois minutes, d’une camé­ra Bolex à res­sort non syn­chrone et de trois bobines de trente mètres de film.

Ces contraintes font sou­rire mais sachez qu’elles par­ti­cipent de la richesse de l’exercice. Il est indu­bi­table que le fait de se confron­ter à des contraintes oblige l’étudiant, quand il pose son geste de cinéaste, à réflé­chir à ce qu’il va impri­mer sur la pel­li­cule, ce qui s’oppose aux pra­tiques infla­tion­nistes que nous ren­con­trons trop sou­vent lorsque l’étudiant tourne en numérique.

S’il ne dis­pose que de neuf minutes de rushes, il est donc obli­gé de réflé­chir. Ain­si nous pri­vi­lé­gions la pen­sée ciné­ma­to­gra­phique comme moteur de la création.

Cette dyna­mique inter­ac­tive contrainte/réflexion est ins­crite dans le pro­ces­sus péda­go­gique qui tient compte de l’approche pro­gres­sive des ins­tru­ments et du degré crois­sant des thèmes pro­po­sés. En effet, c’est pro­gres­si­ve­ment que l’étudiant découvre les poten­tia­li­tés expres­sives du conte­nu de sa « boîte à outils ». C’est pour­quoi il ne se ser­vi­ra, en pre­mière année, que de deux focales fixes, le 10 mm et le 25 mm, plu­tôt que du zoom. Ima­gi­nez ce que peut déjà repré­sen­ter ce simple choix sachant qu’au sémi­naire il en a décou­vert l’importance expres­sive chez Paso­li­ni, Bres­son, Welles…

Alain Ber­ga­la. Pour­quoi le non-synchronisme ?

Thier­ry Odeyn. Ce qui est aus­si impor­tant est la réflexion que les étu­diants peuvent avoir quant à l’usage qu’ils vont faire du son. N’oublions pas qu’ils réa­lisent des films non syn­chrones. Ils doivent donc ins­tal­ler une com­po­si­tion sonore non syn­chrone, pen­sée comme l’est le cadre, au départ de sons cap­tés dans l’espace explo­ré, des sons signi­fiants par rap­port à un point de vue. Nous leur deman­dons ensuite d’installer au mon­tage une écri­ture dia­lec­tique où sons et images s’opposent, dialoguent.

J’ai main­te­nu jusqu’où j’ai pu le mon­tage ana­lo­gique… Le fait de cou­per la pel­li­cule est un acte irré­mé­diable et quand on est étu­diant, en géné­ral, on coupe mal ! On recolle et après on voit où on a cou­pé, c’est ce qu’on appelle en pein­ture un repen­tir. Donc quand on coupe on réflé­chit dix fois avant de cou­per. Tan­dis que si vous mon­tez en numé­rique, vous ne cou­pez pas phy­si­que­ment le sup­port, vous faites vir­tuel­le­ment la coupe, vous éva­luez et puis vous recom­men­cez, et puis vous essayez encore, et à force d’essais on s’use le regard, on use la matière et, à la fin, on ne voit plus clair.

En pel­li­cule je vous assure que quand vous rabat­tez le cou­pe­ret de la col­leuse, cela cor­res­pond à une vraie décision !

Ale­jan­dro Como­din, ancien étu­diant à l’INSAS. Petite paren­thèse : moi ça m’est res­té ! Je monte en numé­rique mais je garde la « trace » des coupes comme si je tra­vaillais en pel­li­cule, je garde en mémoire la trace de ces coupes. J’en ai besoin.

Thier­ry Odeyn. C’est ain­si que pro­gres­si­ve­ment s’est mise en place une péda­go­gie où en pre­mière année l’étudiant apprend à maî­tri­ser l’écriture thé­ma­tique d’un espace. Le thème de deuxième année est beau­coup plus exi­geant : c’est le rap­port à l’autre, la confron­ta­tion à l’autre mais sans paroles, sans inter­views, sans musiques extra-diégétiques.

L’étudiant se confronte avec davan­tage de moyens et de temps à la réa­li­té de l’autre. Il réa­lise un por­trait. C’est une nou­velle étape de cette explo­ra­tion du réel avec les enjeux éthiques que cette démarche sup­pose. Fil­mer c’est don­ner à voir, disait Serge Daney, et don­ner à voir c’est poser un acte, ce qui implique une morale.

C’est l’apparition d’une nou­velle contrainte d’ordre éthique. Si je décide de mettre la camé­ra devant quelqu’un et que je le filme, j’établis une rela­tion dans l’acte même de mon­trer. C’est une rela­tion d’autant plus com­plexe que cette image que je filme de l’autre, je la des­tine encore à quelqu’un d’autre. Je dis tou­jours aux étu­diants, un film porte la trace de la qua­li­té rela­tion­nelle que vous avez à la per­sonne que vous fil­mez. En deuxième année la pra­tique est à nou­veau intro­duite par un sémi­naire qui tra­vaille cette question.

Éric Pau­wels. On revient à la défi­ni­tion que Fla­her­ty avait don­née un jour du ciné­ma qui était : « Le ciné­ma, c’est mesu­rer sa dis­tance à l’autre. » Il y a donc la per­sonne dont on fait le por­trait, mais aus­si la pré­sence de celui qui filme le por­trait : c’est, entre eux, la mesure de la dis­tance à l’autre, et donc répondre à la ques­tion que pour­rait se poser le spec­ta­teur : mais pour­quoi ce cinéaste-là fait le por­trait de cet homme-là ?… Que la réponse soit quelque part ins­crite dans le film, dans la démarche du film, dans le « pour­quoi » ce cinéaste fait ce portrait.

Michel Cau­léa, réa­li­sa­teur, ancien étu­diant à l’INSAS. Dans le tra­vail jour­na­lis­tique on essaie de don­ner le maxi­mum d’informations qui se tiennent et de les ordon­ner selon leur impor­tance. Dans le tra­vail jour­na­lis­tique, vous êtes face à quelque chose. Nous, cinéastes, et c’est valable en docu­men­taire comme en fic­tion, des choses abso­lu­ment essen­tielles, cru­ciales, on les enlève !
Le tra­vail ciné­ma­to­gra­phique va vous lais­ser la pos­si­bi­li­té de ren­trer dans le film et de rem­plir vous-même les creux, les vides, les manques… suis-je clair ? C’est la place que vous public avez de pou­voir rêver, pen­ser, ima­gi­ner. Dans le film il y a quelque chose qui vous accueille.

C’est vrai pour le son aus­si, parce qu’une des contraintes que vous nous avez don­nées depuis la pre­mière année était qu’on n’avait pas le son en même temps que l’image. Pour cha­cun, il va de soi que le micro à côté de l’objectif est le son nor­mal pour l’image, mais il suf­fit de chan­ger de micro et c’est un autre son. Il suf­fit de mettre le micro à un autre endroit et c’est un autre son, donc le vrai son de l’image ça n’existe pas. Il y a le son de nos oreilles qui est une chose mais les micros c’est for­cé­ment dif­fé­rent. Vous le savez sans doute, il y a des micros qui enre­gistrent ceci, des micros pour enre­gis­trer cela et d’autres encore…

Si la prise de son est sépa­rée de l’image, il faut donc se deman­der com­ment les réas­sem­bler. Le son direct c’est une vue de l’esprit, ça n’existe pas.

Thier­ry Odeyn. Bon je reprends le son direct (rires)

Vous com­pre­nez qu’apprendre à l’étudiant à s’exprimer avec peu de moyens, que cette pau­vre­té, est extrê­me­ment riche. Parce qu’elle génère la réflexion et l’inventivité.

Quand nous avons mis cette péda­go­gie en place il y a plus de 25 ans, les moyens dont nous dis­po­sions étaient très limi­tés. Ils nous avaient for­més. Nous fai­sions tra­vailler les étu­diants avec du 16 mm inver­sible, avec une camé­ra Bolex non syn­chrone. Cela vou­lait dire qu’ils étaient for­cés, au moment du tour­nage, à gérer des plans d’une auto­no­mie de 27 secondes. Cela les ame­nait auto­ma­ti­que­ment à poser des choix, à savoir quoi tour­ner. J’observe/j’analyse, je tourne/je syn­thé­tise. Je m’inscris dans un pro­ces­sus analyse/synthèse : Obser­va­tion, réflexion, syn­thèse et tour­nage. D’autre-part, le non-syn­chro­nisme les ame­nait à déve­lop­per toute une réflexion sur la com­po­si­tion sonore du film : « Si je n’enregistre pas le son de l’image, qu’est-ce que j’emploie comme sons ? »

Ne pas enre­gis­trer le son de l’image sup­pose que le son devienne fac­teur de dia­logue avec l’image, acquière une auto­no­mie et ne soit donc pas inféo­dé à l’image mais dia­logue à éga­li­té avec elle.

Si c’était péda­go­gi­que­ment la solu­tion idéale il y a vingt-cinq ou trente ans. Cette méthode, qui aujourd’hui conti­nue à être ensei­gnée sur sup­port 16 mm en pre­mière année, devient une péda­go­gie de luxe. C’est la réa­li­té du mar­ché. Nous sommes confron­tés à l’introduction pro­gres­sive, au sein même de l’école, du maté­riel vidéo pour des rai­sons budgétaires.

Et nous devons consta­ter que face à ces moyens, nous subis­sons un appau­vris­se­ment de la pensée.

Et dites-vous que si dans la plu­part des écoles de ciné­ma du monde on tourne main­te­nant en vidéo, ce n’est pas par choix péda­go­gique, c’est uni­que­ment pour des ques­tions budgétaires.

Mais nous nous accro­chons encore, chez nous, à cette richesse, à cet outil que d’aucuns jugent obso­lète. Les étu­diants conti­nuent encore aujourd’hui à tour­ner en pel­li­cule en pre­mière année et aus­si pour cer­tains exer­cices de fin d’études.

Mais nous subis­sons pro­gres­si­ve­ment ce que j’appelle « l’envahissement du numé­rique » qui est un outil qui, indis­cu­ta­ble­ment, apporte une faci­li­té à celui qui en fait usage mais qui dit faci­li­té dit aus­si risque de perte de rigueur, de perte de pen­sée. Il serait cepen­dant stu­pide de nier les avan­tages péda­go­giques du numé­rique. Il auto­rise des varia­tions d’écritures au mon­tage qui peuvent elles aus­si être sources d’échanges, de réflexions.
La ques­tion serait plu­tôt de savoir à quel moment du pro­ces­sus péda­go­gique il doit être introduit.

Alain Ber­ga­la. Quelle impor­tance accor­dez-vous à l’écrit ?

Thier­ry Odeyn. Avant la scé­na­ri­sa­tion les étu­diants doivent rédi­ger l’analyse la plus détaillée de ce qui se passe dans les lieux explo­rés. Si un étu­diant me dit : « J’aimerais faire un film qui se passe dans tel café », il ne doit pas avoir de ce café la seule connais­sance qu’il en a à l’heure où il s’y rend comme consom­ma­teur. Un café a une vie spé­ci­fique à par­tir du moment où il ouvre jusqu’à l’heure où il ferme. La clien­tèle varie, le rythme, toute la vie même se modi­fient d’heure en heure. Alors ce que nous impo­sons de toute façon ce sont des notes de repé­rages, des obser­va­tions écrites liées à la chro­no­lo­gie propre au lieu, toute une docu­men­ta­tion consti­tuée d’écrits, de pho­tos, d’essais vidéo. La vidéo est ici inté­res­sante parce qu’avec un outil, un média, l’étudiant s’inscrit déjà dans l’espace. Ces repé­rages vidéo sont donc la trace maté­rielle de ce rap­port sur lequel on peut tra­vailler : « Tu es trop loin, il faut t’approcher davantage… »

Ensuite ils éla­borent un dos­sier. Par dos­sier nous enten­dons les traces de la connais­sance que l’étudiant a de son sujet. Il contient aus­si une note d’intentions c’est-à-dire l’expression de son point de vue sur le sujet – quoi en dire ! –, et une note de réa­li­sa­tion, conte­nant les choix tech­niques esthé­tiques que l’étudiant va pro­po­ser pour l’exprimer – com­ment le dire, et, enfin, un trai­te­ment. On connaît l’importance que les ins­tances pro­duc­trices pri­vées ou publiques attachent aux dos­siers de pro­duc­tion. Il est donc logique de pré­pa­rer l’étudiant à les rédiger.

En pre­mière et en deuxième année les pra­tiques dites docu­men­taire sont des pra­tiques arti­sa­nales. L’étudiant assure seul l’écriture de son pro­jet, la prise de vue, la prise de son et le mon­tage du film. Il ne va tra­vailler en équipe qu’à par­tir de la troi­sième année.

Michel Khlei­fi. En troi­sième année, l’étudiant est mûr pour réa­li­ser son propre pro­jet qui part d’un sujet à lui basé sur la réa­li­té mais il a la liber­té de l’explorer à sa manière, de conce­voir sa propre approche ciné­ma­to­gra­phique et de se pré­pa­rer ain­si à affron­ter la réa­li­té du ciné­ma lorsqu’il sor­ti­ra du cadre pédagogique.

L’Insas est une école pauvre. On ne peut pas le dire autre­ment, on n’a pas beau­coup d’argent, donc il faut être inven­tif avec les moyens dont on dis­pose. Ce n’est pas une poli­tique de « cui­sine de grand-mère » mais presque, c’est-à-dire qu’il faut « faire avec ce qu’on a ».

On est par­tis de choses très simples, il y a eu des condi­tions concrètes aus­si, un contexte.

C’était his­to­ri­que­ment la période de la fin du ciné­ma mili­tant mais aus­si l’arrivée de l’influence du ciné­ma amé­ri­cain et comme Thier­ry l’a dit on a invi­té Franck Daniel, qui était un scé­na­riste tchèque. Il a quit­té la Tché­co­slo­va­quie en 1968 et est allé ensei­gner le ciné­ma euro­péen aux États-Unis. Quand il a pris sa retraite au début des années 1980, il est reve­nu ensei­gner le ciné­ma amé­ri­cain aux Européens.

À l’époque on disait : « Il faut deve­nir effi­cace, faire des films avec des scé­na­rios en béton et aller vers un ciné­ma codi­fié, etc. etc. » Pour­quoi pas ? Le pro­blème est que ça demande de l’argent et une fois qu’on a une vision d’un ciné­ma lourd à pro­duire, il faut aus­si trou­ver les moyens de le pro­duire. Nous, on ne pou­vait pas. Avec la crise du sujet en géné­ral on se disait que, on devait plu­tôt se situer dans un cou­rant phi­lo­so­phique et pra­tique à la fois, basé sur la culture du pauvre. On disait à l’époque : la culture du pauvre contre la pau­vre­té de la culture.

Ça veut dire que pour com­pen­ser l’absence de moyens il faut uti­li­ser la pen­sée pour enri­chir son expres­sion. Ce sont vrai­ment ces élé­ments qui ont fait que petit à petit nous nous sommes tour­nés vers l’exploration de la réa­li­té avec les moyens du ciné­ma c’est-à-dire une camé­ra et un enregistreur.

À par­tir de quoi on peut faire les films que nous vou­lons, tout dépend de la manière dont nous explo­rons. Il faut aider l’étudiant à faire une double explo­ra­tion : l’exploration du monde inté­rieur, c’est-à-dire, si on parle d’amour, on se rend compte qu’il y a mille sub­jec­ti­vi­tés, une mul­ti­pli­ci­té de regards, d’interprétations, d’approches etc. Et puis il y a l’amour dans le monde exté­rieur. Il faut donc que l’étudiant apprenne à regar­der, à ana­ly­ser, et ensuite à syn­thé­ti­ser tout cela. Expri­mer cela au niveau de l’écriture par le choix du sujet, le choix des situa­tions, le choix des por­traits, avec les moyens que Thier­ry a décrits. Un plan comme un résul­tat de réflexion ce n’est pas sim­ple­ment fil­mer intui­ti­ve­ment le réel. Non ! J’interviens, il faut reven­di­quer son point de vue sur ce réel pour pou­voir construire son lan­gage au départ de l’exploration syn­thé­tique de ses réalités.

Il faut en plus que l’étudiant se rende compte qu’il est acteur de son his­toire, il n’est pas sim­ple­ment objet de l’histoire. Il est capable d’intervenir sur les choses, sur le sujet, sur les élé­ments etc. Et c’est ça qui nous inté­res­sait : l’étudiant, élé­ment fon­da­men­tal, très vivant, qui construit son pro­jet ciné­ma­to­gra­phique. Nous, nous étions une sorte de porte bat­tante. Nous étions là pour dis­cu­ter avec lui, essayer de l’emmener le plus loin pos­sible. Cet exer­cice doit être une expé­rience fon­da­trice chez l’étudiant, à tra­vers le regard et le lan­gage du ciné­ma. C’est ça qui était pour moi la base de cette approche. Ensuite on s’est ren­du compte aus­si d’une chose très simple : tous les jeunes cinéastes du monde entier sont dans des condi­tions éco­no­miques de sous-développement.

Que ce soit en Europe, en Afrique, en Amé­rique du Sud ou n’importe où, au lieu de se lamen­ter sur la pré­ca­ri­té de leur condi­tion, aux jeunes cinéastes nous disons : « Vous êtes très, très forts ! Vous avez beau­coup de pos­si­bi­li­tés de créer avec votre camé­ra ! Il faut juste savoir com­ment regar­der, réin­ven­ter, avoir les réfé­rences. » Il faut aller le plus loin pos­sible dans cette double explo­ra­tion dont j’ai par­lé et c’est là où Éric, Thier­ry et moi on a com­men­cé à struc­tu­rer les trois à quatre ans de la ligne réa­li­té. Parce que c’est rien du tout le réel ! C’est figé. Mais quand on dit réa­li­té et point de vue, tout à coup, on fait bou­ger le réel et il com­mence à vivre autre­ment. C’est ça qui était fon­da­men­tal pour pou­voir pro­duire non seule­ment de bons cinéastes, mais aus­si des citoyens res­pon­sables à tra­vers leur expres­sion. Il ne faut pas oublier que nous sommes des enne­mis du ciné­ma mimé­tique, c’est-à-dire, quand nous disons : « Écri­vez-nous une his­toire », qu’est-ce qu’ils écrivent ? Ils écrivent une his­toire « à la manière de », et nous, nous affir­mons qu’il ne faut pas tra­vailler « à la manière de » ! Vous pou­vez aller cher­cher ici et là dans les films que vous aimez, chez les gens que vous aimez, n’oubliez pas que les réa­li­sa­teurs que vous admi­rez, ont eux aus­si une his­toire… et puis Éric est arri­vé et nous a don­né à nous deux, une autre dimension…

Éric Pau­wels. C’est vrai que je suis le der­nier à être inter­ve­nu. Vous avez créé les pre­mières tran­chées puis vous m’avez invi­té au com­bat, donc je suis le der­nier à être entré dans cette ligne et c’est impor­tant de dire aus­si que nous avons créé cette ligne sur plu­sieurs années, trois, quatre ans durant les­quels elle s’est vrai­ment déve­lop­pée. Une ligne docu­men­taire est appa­rue à l’INSAS, ligne docu­men­taire qui était très forte, d’autant plus forte qu’elle était en com­plé­men­ta­ri­té totale avec la ligne fic­tion. Elle n’était pas en oppo­si­tion ou en guerre avec la fiction.

Je vou­drais aus­si dire qu’avec Michel et Thier­ry nous sommes pas­sés d’une année à l’autre sur une période d’une quin­zaine d’années. L’un fai­sait la qua­trième année pen­dant que l’autre fai­sait la deuxième année et ain­si de suite… Il y a eu donc un échange qui était quand même assez fort et convi­vial et qui n’a jamais été ins­ti­tu­tion­na­li­sé. Cela se fai­sait comme ça, on avait envie d’échanger nos rôles et on le faisait.

Ce que je dirais en plus c’est qu’on s’est très vite ren­du compte qu’il n’y avait pas d’images sans regard et qu’il n’y avait pas de film sans point de vue. Comme le dit Michel, la réa­li­té peut aller jusqu’à être une illu­sion. Ce qui importe c’est notre désir par rap­port à elle, ce qu’on a à en dire et la façon dont on se situe par rap­port à elle, don­ner la parole à celui qui regarde et faire en sorte que cette parole ne soit pas un bégaie­ment c’est-à-dire apprendre à dire « je » et à for­mu­ler une phrase qui dise quelque chose au spec­ta­teur. Que ce ne soit pas « on dit que » comme le dit la télé­vi­sion ou comme dans les films expé­ri­men­taux qui se retournent par­fois sur eux-mêmes.

Je suis le der­nier à être arri­vé. Je suis aus­si, je tiens à le dire, le pre­mier à être par­ti, il y a trois ans, sur des désac­cords fon­da­men­taux avec la direc­tion de l’école quant à la pos­si­bi­li­té de réflé­chir, d’utiliser la pen­sée comme un moyen de résis­tance au for­ma­tage ambiant.

Je ne sais que dire de plus, si ce n’est qu’une des rai­sons pour les­quelles je suis par­ti est que nous dis­po­sions de moyens de plus en plus res­treints. Je suis par­ti aus­si parce que le temps entre les pré­pa­ra­tions, le choix du sujet et le tour­nage des films, ce temps s’était res­treint jusqu’à se réduire à des condi­tions de tour­nage de télé­vi­sion. Et ce alors que nous sou­hai­tions qu’il y ait une pen­sée, une ami­tié, une convi­via­li­té qui puissent s’installer avec la per­sonne que l’étudiant allait fil­mer. Qu’il y ait le temps de cette approche, le temps de construire cette fami­lia­ri­té avec son sujet et que nous puis­sions réflé­chir aux rai­sons de fil­mer cet homme-là, réflé­chir à tous les thèmes, les situa­tions à explo­rer au départ de la réa­li­té de cette per­sonne. Et donc de contrainte en contrainte, d’étouffement en étouf­fe­ment… à un moment don­né, je me suis dit : « Bon, il n’est plus pos­sible de par­ler réel­le­ment du désir de l’autre et du désir de ciné­ma et de prendre le temps pour mettre ce désir en cinéma. »

Thier­ry Odeyn. C’est vrai que depuis trente ans, l’école a ini­tié de nou­velles péda­go­gies pro­gram­mées sou­vent au détri­ment de la cohé­rence du par­cours de l’étudiant dont l’année sco­laire res­semble de plus en plus à un métro bon­dé aux heures de pointe. Si nous nous sommes long­temps bat­tu pour l’interpénétration des matières pra­tiques et théo­riques, les unes pré­pa­rant les autres, cette pro­gram­ma­tion idéale est deve­nue de plus en plus uto­pique. Mais une ins­ti­tu­tion ça vit, ça bouge, ce qui m’amène à rendre hom­mage aux col­lègues qui ont rejoint notre péda­go­gie, cha­cun avec ses poten­tia­li­tés, ses richesses…