Dans Now ! Santiago Álvarez articule un discours basé sur des images d’archives et une musicalisation éloquente
Au milieu des années 60, le cinéaste cubain Santiago Alvarez réalisa un film assez court mais chargé de sens, intitulé Now ! Pour ce faire, les seuls outils dont il disposait des archives, des magazines, et de la musique et bien-sûr une véritable conscience du pouvoir du montage.
Il établit de nombreux parallèles entre les Cubains pendant la révolution et le sort des Afro-Américains à cette époque. La narration du film, chantée par la regrettée Lena Horne, a ajouté divers éléments à l’impact que le film a eu sur moi. Habituellement, les images de lynchages, de brutalité policière et de suprématie blanche me conduisent à une variation de tristesse et de colère profondes. Elles deviennent un seul sentiment. Après la première vision du film, je me suis senti très en colère et prête à agir. On pourrait presque appeler ce sentiment : la rébellion. Mon esprit s’est mis à courir à travers les différentes possibilités de “redresser” les injustices vécues par mes ancêtres et ma communauté.
Alvarez a utilisé différentes techniques pour essayer de nous inciter à l’action. Il y a une réaction viscérale qui se produit chez nous à la fin du film, mais comment Alvarez a‑t-il pu y parvenir ? Les paroles de la chanson Now ! constituent une excellente base pour faire jouer les images. La chanson parle de la Constitution et de la prétendue liberté due à toute personne, à tout citoyen américain. Il y a presque une ironie subtile dans les premières phrases qui font référence à nos pères fondateurs et au vide des Américains lorsqu’ils les citent ou lorsqu’ils discutent des libertés ou des droits. La chanson se construit, tant au niveau des paroles que de la sonorité, jusqu’à un couplet répétitif distinct pour insister sur le fait que nous avons attendu trop longtemps pour affronter les inégalités et les injustices auxquelles les noirs sont confrontés quotidiennement. Sur le plan sonore, la voix dynamique de Lena Horne vous permet d’être agacé à chaque octave qu’elle franchit en répétant la phrase en forme de chant “Now is the time”. C’est le moment. Le moment est venu !”
La musique toute seule n’inspire ni n’émeut le public, même avec son audace. Lorsque les images sont compilées avec l’arrangement et les techniques de recadrage et de gros plan intentionnels, les paroles obtiennent ont un sens à l’écran. Alvarez organise un ordre particulier des images pour créer un montage qui correspond à la construction de la chanson. Le film vous présente progressivement des images d’agression contre des Noirs à l’aide de bâtons, puis des images de chiens policiers et enfin l’utilisation d’armes à feu visant des citoyens noirs non armés. Vers le milieu du film, on nous montre certaines images de manifestants pacifiques, avec des mains liées, qui sont rapidement suivies d’images en direct de femmes noires malmenées et emportées par des policiers. Rapidement, on voit des groupes emblématiques de la suprématie blanche comme le KKK et une image des nazis. À la fin du film, la voix de Lena Horne atteint un autre registre et des images de visages noirs défiants sont montrées avant que les balles de la fin du film ne se produisent. Ces images n’ont peut-être pas été aussi percutantes, mais cette disposition particulière crée un crescendo que vous suivez visuellement.
Le montage ne se limite pas à une organisation d’images révélées. Alvarez était également un maître de la technique du recadrage. Ces images n’étaient pas statiques, mais presque vivantes lorsqu’Alvarez les manipulait. Il y a une image d’un visage noir et douloureux qu’il recadre et qui révèle la tête d’Abraham Lincoln. C’est un moment haletant qui est très révélateur. Alvarez est capable d’isoler des morceaux du cadre afin d’invoquer une émotion spécifique. Chargé des images vues antérieurement, apparaissent les gros plans de bannières ou de panneaux de protestation, puis les gros plans de visages d’enfants ou de cadavres, un sentiment de rage m’envahit. L’utilisation du recadrage et la disposition des images constituent un récit soigneusement orchestré qui tient le spectateur en haleine du début à la fin.
À l’ère actuelle de Black Lives Matter et des nombreuses vidéos inquiétantes qui circulent, de personnes noires assassinées par la police, Now ! reste socialement et culturellement pertinent. Je me rends compte que je fais partie du public visé par Santiago Alvarez. Bien que le film a été réalisé il y a plus de 50 ans, en le regardant j’avais presque l’impression de vivre mon propre fil d’actualité sur Facebook en 2016. En tant que femme noire, plus d’un demi-siècle plus tard, je me suis encore sentie stimulée par ma propre souffrance silencieuse. Comment puis-je regarder encore des actes militarisés, destructeurs et insensés contre les Noirs et ne rien faire ? A quoi servent toutes ces images ? Comment le meurtre de personnes qui me ressemblent peut-il encore se produire ? Comme le chantait Lena, “nous voulons plus qu’une simple promesse”, je ressens le besoin de faire quelque chose maintenant !
Brittany Bellinger, dans BCL — traduit par ZIN TV
« Je suis un pur produit du sous-développement accéléré » Santiago Alvarez
A PROPOS DE NOW
Typographe à l’origine, fils d’un anarchiste espagnol, Santiago Alvarez est l’un des fondateurs du cinéma cubain. Entre 1960 et 1998, il a dirigé les actualités et réalisé environ 70 films, essais documentés, pamphlets et clips révolutionnaires, dont les plus fameux sont 79 Printemps, hommage au génial combattant vietnamien Ho Chi Minh, LBJ, tirs à boulets rouges contre le président américain Lyndon B. Johnson, ou Hasta la Victoria Siempre, portrait funèbre de Che Guevara.
Santiago Alvarez définit ainsi les fonctions du cinéma : « il informe, divulgue, éclaire, traite des grands conflits humains, soutient le développement technico-scientifique des pays sous-développés. Il cherche à former un nouveau public : plus critique, plus complexe, plus informé, plus exigeant, plus révolutionnaire ». Comme le signale avec humour Santiago Alvarez, Now, réalisé en 1965, doit l’essentiel de ses choix plastiques au blocus américain. N’ayant à sa disposition que très peu d’images filmiques, Alvarez travaille des images de magazines dans la grande lignée des photos-montages satiriques de John Hartfield. Ce sont les images dites « De todas Partes » au générique, récupérées dans Life.
À l’origine du film, une chanson de Lena Horne alors censurée aux Etats-Unis. La maison de disques propriétaire des droits chercha à interdire le film, mais Alvarez rétorqua qu’une telle chanson appartenait au peuple ; la belle Lena Horne, qui avait joué dans des films un peu moins radicaux comme Stormy Weather de Andrew Stone ou Cabin in the Sky de Vincent Minnelli, se rangea du côté de Santiago Alvarez et Now remporta des prix partout, à Leipzig, mais aussi à Bilbao, Cork, Turin et Pnom Penh.
L’iconographie de Now nous semble aujourd’hui familière, elle ne l’était pas à l’époque. En août 1965, les émeutes de Watts, un ghetto de Los Angeles, représentent une apogée de la violence raciale et aussi un tournant dans son traitement médiatique, puisque la retransmission naïve des combats à la télévision aida les insurgés dans leurs choix tactiques. On distingue 3 périodes dans l’histoire du combat noir-américain : les luttes dites « communales », qui mettent noirs et blancs aux prises sur des questions pratiques de territoire ; à partir de 1963, les combats populaires spontanés, dits « commodity riots », qui se déclenchent à Birmingham, connaissent un pic avec Watts et durent jusqu’en 1967 ; puis les combats ponctuels et politiquement organisés par des groupes d’avant-garde révolutionnaires comme les Black Panthers.
Or, les émeutes de Birmingham avaient été déclenchées par l’incendie de la maison du frère de Martin Luther King. L’image inaugurale de Now, rencontre entre le Président Johnson et Martin Luther King, nous rappelle l’un des actes politiques les plus frappants de l’histoire du XX° siècle et nous explique la présence de l’iconographie nazie, qui n’a ici rien d’abusif. Il existait en effet à l’époque un Parti Nazi Américain, dirigé par un nommé George Lincoln Rockwell qui, en cette année 1965, s’en prit physiquement à Martin Luther King, apôtre de la non-violence. Malcolm X envoya alors un télégramme au nazi américain pour protéger le révérend King et affirmer sa politique d’auto-défense. On sait ce qu’il en advint : Malcolm X fut assassiné quelques mois plus tard, Martin Luther King en 1968. Mais les noirs-américains, non-violents ou en armes, ont mené l’une des seules révolutions réussie du siècle.
Pourquoi Santiago Alvarez a‑t-il consacré un film à leur lutte ? D’abord, parce qu’il a passé une partie de sa jeunesse aux Etats-Unis, et qu’il avait pu constater l’effroyable injustice qui y régnait alors sous couvert d’une démocratie politique. Un seul chiffre : en 1965, on trouve 11 millions de noirs au-dessous du seuil de pauvreté. Ensuite, peut-être parce que l’un des premiers leaders noirs-américains révolutionnaires, Robert F. Williams, dirigeant du Revolutionary Action Movement, avait trouvé refuge en 1961 à La Havane. Mais surtout, parce que ce qui préside à Now comme à toute l’oeuvre de Santiago Alvarez, réalisée au Vietnam, au Laos, au Pérou, au Chili, est une vision internationaliste du monde. Combattre pour les Vietnamiens justement parce qu’on est Cubain, combattre pour les Palestiniens justement parce qu’on est Français : l’Internationalisme est la seule idée sublime du XX° siècle et elle date du XVIII°. On en doit l’expression la plus radicale non pas à Marx mais à Kant, défendant dans son Projet de paix perpétuelle le principe bien oublié aujourd’hui d’un « droit d’hospitalité universelle ». Il faudrait sans doute y repenser. Maintenant.
Nicole Brenez pour Court-Circuit (le magazine), Novembre 2002