Quand le mythe néolibéral chilien vacille

Camila Vallejo, la principale dirigeante étudiante analyse six mois de mobilisation

Après d’exténuantes occu­pa­tions de lycées et d’universités, d’innombrables grèves et mani­fes­ta­tions, un pre­mier constat s’impose : au-delà de l’avenir du mou­ve­ment, ces quelques semaines ont per­mis de mettre en lumière les pro­fondes contra­dic­tions du sys­tème poli­tique et éco­no­mique chi­lien. Il est temps d’effectuer une pre­mière éva­lua­tion de ce que nous avons déjà obte­nu, et de ce pour quoi il nous faut encore nous battre.

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par Cami­la Val­le­jo, mer­cre­di 2 novembre 2011

Cami­la Val­le­jo est pré­si­dente de la Fédé­ra­tion d’étudiants de l’Université du Chi­li (Fech). Article publié dans l’édition chi­lienne du Monde diplo­ma­tique, novembre 2011.

Le mythe du modèle chi­lien — fon­dé sur une crois­sance éco­no­mique durable, une baisse de la pau­vre­té et des ins­ti­tu­tions stables — s’est bri­sé lorsque nous, étu­diants, sommes des­cen­dus dans la rue pour exi­ger des réformes struc­tu­relles dans l’éducation. Si un constat ras­semble tous ceux qui ont par­ti­ci­pé au mou­ve­ment, c’est le sui­vant : notre pays n’était pas pré­pa­ré pour affron­ter l’une des mobi­li­sa­tions les plus impor­tantes de notre his­toire récente.

D’emblée, le consen­sus tacite selon lequel nous dis­po­sions d’une édu­ca­tion inclu­sive favo­ri­sant la mobi­li­té sociale — une idée fon­da­men­tale en régime néo­li­bé­ral — s’est effon­dré. Pen­dant très long­temps, le sys­tème édu­ca­tif chi­lien, jugé « moderne », a été mon­tré en exemple : il per­met­tait, disait-on, de tou­cher de plus en plus de gens, sans perdre en qua­li­té, de sorte que la majo­ri­té de la popu­la­tion pou­vait espé­rer, grâce à lui, amé­lio­rer ses reve­nus. Mais ce qu’on ne disait pas, c’est que ce modèle chi­lien ne consti­tuait que l’une des com­po­santes du sys­tème néo­li­bé­ral impo­sé au pays il y a trente ans et que, par consé­quent, son déve­lop­pe­ment avait pour objec­tif prin­ci­pal la conso­li­da­tion éco­no­mique et sociale de l’ordre en place.

Sur le plan éco­no­mique, à tra­vers la sou­mis­sion de l’enseignement pri­maire, secon­daire et supé­rieur aux logiques de pro­fit, à tra­vers la fuite vers les banques pri­vées des fonds liés au finan­ce­ment du sys­tème et, de manière géné­rale, à tra­vers la mar­chan­di­sa­tion du pro­ces­sus édu­ca­tif. Sur le plan social, éga­le­ment, parce que le mythe de l’éducation offrait une jus­ti­fi­ca­tion au modèle néo­li­bé­ral : il fai­sait miroi­ter la pos­si­bi­li­té d’une mobi­li­té sociale au sein même d’un sys­tème éco­no­mique excluant, inter­di­sant toute solidarité.

Pen­dant trente ans, la légi­ti­ma­tion des pri­va­ti­sa­tions, de la pau­vre­té et des inéga­li­tés a été la même : l’espoir indi­vi­duel d’ascension sociale à tra­vers l’accès à l’éducation supé­rieure. « Faire des efforts pour arri­ver jusqu’à l’université » ou « éco­no­mi­ser de l’argent pour se payer la fac » : une lita­nie bien connue de la plu­part des Chi­liens, qui voyaient dans leurs enfants et dans les infi­nies pos­si­bi­li­tés que leur offrait le mar­ché de l’éducation un moyen de ces­ser d’être ce qu’ils étaient.

Mais il y a une limite à tout, et les faits parlent d’eux-mêmes. Le mythe a com­men­cé à s’effondrer lorsque nous avons ces­sé de croire que l’éducation assu­rait la mobi­li­té sociale ; lorsqu’il est deve­nu évident que, contrai­re­ment à leurs pré­ten­tions, les col­lèges pri­vés sub­ven­tion­nés ne garan­tis­saient pas l’accès à l’éducation supé­rieure ; lorsque l’endettement lié à l’éducation des enfants a com­men­cé à absor­ber la qua­si-tota­li­té des reve­nus fami­liaux ; lorsque les diplômes uni­ver­si­taires se sont vus déva­lo­ri­sés par la déré­gu­la­tion du mar­ché ; et quand l’obtention d’un bon emploi a ces­sé d’être le meilleur moyen d’obtenir un bon salaire.

Ce n’est pas un hasard si ce sont des pro­blèmes dans le sys­tème édu­ca­tif qui ont don­né nais­sance à ces mobi­li­sa­tions : celui-ci cris­tal­lise toutes les contra­dic­tions du sys­tème libé­ral. Et faut-il vrai­ment s’étonner que, lorsqu’on com­mence à inter­ro­ger l’une des jus­ti­fi­ca­tions cen­trales du sys­tème poli­tique et éco­no­mique, tout le reste com­mence à chanceler ?

Le pro­blème local mute alors en pro­blème struc­tu­rel, tan­dis que l’enracinement poli­tique des reven­di­ca­tions étu­diantes s’approfondit. On nous accuse d’être « trop idéo­lo­gi­sés » — et de tout un tas de défauts simi­laires. Mais ni le gou­ver­ne­ment ni le Par­le­ment ne pro­posent de solu­tions pour sor­tir du conflit. De sorte que le pro­blème touche désor­mais aux fon­de­ments de la démo­cra­tie chilienne.

En vingt ans de Concer­ta­tion (1), les ins­ti­tu­tions poli­tiques chi­liennes n’avaient jamais été pla­cées dans une telle situa­tion. La néces­si­té de la récon­ci­lia­tion natio­nale (2), la poli­tique du consen­sus et le mode de scru­tin bino­mi­nal ont long­temps empê­ché de dis­cu­ter des pro­blèmes de fond. Un sta­tu quo confor­table se main­te­nait ain­si au pou­voir. Et tout était fait pour que, sur­tout, rien ne change (3).

Ce modèle a per­mis de main­te­nir un calme arti­fi­ciel, au pré­texte de pro­té­ger notre tran­si­tion vers la démo­cra­tie. Mais il n’a pu faire face à la néces­si­té de trans­for­ma­tions poli­ti­co-sociales, lais­sant la voie libre à la droite et à M. Sebas­tián Piñera.

La suite, on la connaît. Le mythe de la démo­cra­tie chi­lienne a com­men­cé à s’effriter lorsque le Chi­li s’est aper­çu que, pas plus que vingt années de Concer­ta­tion, la droite au pou­voir n’allait par­ve­nir à résoudre les dif­fi­cul­tés les plus urgentes de notre pays. Il ne s’agissait plus de se deman­der qui pren­drait la tête des ins­ti­tu­tions démo­cra­tiques, mais de consta­ter que ces der­nières consti­tuaient, dans les faits, le cœur du problème.

Les mobi­li­sa­tions ont démon­tré une chose que beau­coup de sec­teurs signa­laient depuis le retour de la démo­cra­tie : le contrat qu’on nous a impo­sé pour régu­ler les rap­ports sociaux n’a pra­ti­que­ment lais­sé aucun pou­voir à la popu­la­tion (4). En effet, si le Chi­li était réel­le­ment un pays démo­cra­tique, il n’aurait pas été néces­saire de mener plus de six mois de mobi­li­sa­tion pour que les reven­di­ca­tions des étu­diants — sou­te­nus par 75 % de la popu­la­tion — soient entendues.

La classe poli­tique dans son ensemble se voit remise en ques­tion. Le Par­le­ment n’offre pas les garan­ties néces­saires pour per­mettre un débat repré­sen­ta­tif sur les pré­oc­cu­pa­tions popu­laires. Le pou­voir exé­cu­tif a per­du toute légi­ti­mi­té, avec un pré­sident si bas dans les son­dages que, dans d’autres pays, il aurait déjà remis sa démis­sion. Le sec­teur patro­nal observe avec déses­poir que ses com­bines et ses sources de pro­fit facile sont mena­cées. Pen­dant ce temps, un peuple se réveille et se mobi­lise de façon uni­taire en pre­nant conscience que ses droits sont inaliénables.

Jour après jour, mani­fes­ta­tion après mani­fes­ta­tion, cace­ro­la­zo après cace­ro­la­zo (5), le mythe du Chi­li tombe en ruines. Les grands consen­sus natio­naux vacillent et le peuple se rend compte qu’un Chi­li dif­fé­rent de celui qu’on lui a impo­sé durant des années de tyran­nie et de Concer­ta­tion est pos­sible. Le peuple chi­lien a com­pris que ce qu’on lui pré­sen­tait comme une véri­té n’était qu’un mythe, et s’aperçoit que ce mythe porte un nom : néolibéralisme.

Nous conti­nue­rons à nous battre pour satis­faire les demandes légi­times de la majo­ri­té. Nous savons qu’il nous reste encore un long che­min pour atteindre nos objec­tifs. Mais nous pou­vons au moins nous réjouir d’avoir réus­si à ébran­ler le pays, d’avoir contri­bué, en tant qu’étudiants, à cas­ser les mythes qui nous inter­di­saient de pen­ser un pays dif­fé­rent. Et d’avoir contri­bué à ini­tier le prin­temps du peuple chilien.

Notes

(1) NDLR : une alliance de centre-gauche entre démo­crates-chré­tiens, socia­listes et socio-démo­crates au pou­voir de la fin de la dic­ta­ture, en 1990, jusqu’à l’élection de M. Sebas­tián Piñe­ra, en 2010.

(2) NDLR : après dix-sept ans de dictature.

(3) Lire Her­vé Kempf, « Au Chi­li, le prin­temps des étu­diants », Le Monde diplo­ma­tique, octobre 2011.

(4) Lire Vic­tor de la Fuente, « En finir (vrai­ment) avec l’ère Pino­chet », La valise diplo­ma­tique, 24 août 2011.

(5) Mani­fes­ta­tion au cours de laquelle cha­cun frappe sur des casseroles.