Le 2 mai 2022, la direction du CHU Saint-Pierre, un hôpital public bruxellois, annonçait à son personnel sa décision de privatisation de son service de gardiennage.
Depuis un mois, l’opposition des travailleurs.euses de l’hôpital à cette décision n’a cessé de grandir. Elle s’est manifestée à travers toute une série d’actions de protestation : pétition signée à ce jour par 600 des 2400 membres du personnel, action pendant un comité de concertation, grève de 48h, occupation du bureau du directeur, manifestation au conseil communal de la ville de Bruxelles, etc.
Le choix de la privatisation, et l’absence de remise en question de celle-ci par le conseil d’administration malgré cette opposition, a le mérite de poser cette question fondamentale : qui décide dans un service public ? Pour l’employeur, la réponse est claire : il s’agit du conseil d’administration, et non du personnel. Une longue concertation sociale avait pourtant eu lieu entre les délégations syndicales et la direction autour de l’organisation du service de gardiennage. Cependant, alors que les représentant.e.s des travailleurs.euses pensaient être arrivé.e.s à un accord avec la direction, celle-ci annonce aux travailleurs.euses concernés la privatisation de leur service. Or, cette piste de privatisation n’avait, selon les syndicats, jamais été soulevée en concertation.
Pour dénoncer le déficit démocratique de cette décision, les travailleurs.euses prennent aujourd’hui l’initiative d’organiser un “Référendum à l’Initiative des Travailleurs et travailleuses” (RIT). Ce RIT, organisé par certains membres du personnel et soutenu par une des délégations syndicales, porte sur deux questions :
2) l’implication des travailleurs.euses dans les décisions qui les affectent.
A notre connaissance, cette initiative est la première du genre en Belgique. À travers ce RIT, les travailleurs.euses entendent marquer leur volonté de peser sur les questions qui les concernent.
Nous sommes conscient.e.s que le référendum est une arme à double tranchant : “Sa qualité démocratique dépend de variables attachées à sa pratique”L. Morel, “Référendum et volonté populaire : la critique démocratique du référendum”, Participations, 20 (1), 2018, pp. 53 – 84. 1. Dans ce sens, le référendum sur le lieu de travail peut par exemple être utilisé par l’employeur pour court-circuiter les négociations avec les représentant.e.s des travailleurs.euses. Cependant, s’il est à l’initiative des travailleurs.euses comme c’est le cas ici, et d’autant plus lorsque la concertation sociale est un échec, il serait dommage de se priver d’un tel outil qui permet aux travailleurs.euses de directement s’exprimer sur des décisions qui les concernent et de renforcer les actions collectives de défense de leurs conditions de travail.
Nous pensons qu’un des garde-fous pour assurer un référendum démocratique est la délibération 2, qui permet aux individus de déterminer leur vote sur la base des différents arguments échangés. Dans ce cas-ci, le RIT ne se déroulera pas dans un vide d’échanges d’arguments, comme en témoignent les assemblées du personnel organisées sur la question et les nombreuses actions de sensibilisation menées par les travailleurs.euses. Par ailleurs, les organisateurs.trices de ce RIT souhaitent organiser un débat contradictoire avec les membres du personnel avant le vote, et nous ne pouvons que conseiller à l’employeur d’y participer.
Certes, de nombreuses questions se posent à propos de l’organisation du referendum : formulation de la question, modalités de circulation de l’information, durée et lieu du vote, mobilisation des collègues, modalités de contrôle du déroulement du vote. Mais il existe des initiatives dont il est possible de s’inspirer, comme la “vot’action” organisée par les syndicats des cheminots de la SNCF sur la réforme ferroviaire ou le Référendum d’Initiative Citoyenne local des Gilets jaunes de Commercy. Même si le droit ne prévoit pas la possibilité d’organiser un référendum, l’expérimenter ne contrevient pas pour autant à un quelconque prescrit légal.
Nous avons bien conscience que cette initiative démocratique des travailleurs.euses n’apportera pas une solution définitive et parfaite au problème du déficit démocratique au sein de nos lieux de travail et de nos services publics. Cependant, si solution nous voulons trouver, celle-ci devra provenir de la pratique des personnes qui sont concernées et vivent au quotidien les conséquences de ce déficit. Il nous semble donc important de soutenir les travailleurs.euses dans leur expérimentation politique pour améliorer la démocratie au travail.
Nous soutenons également cette initiative car, à travers la question de la privatisation de ce service, se pose un enjeu politique plus large : le réflexe de la privatisation comme solution pour améliorer un service public. Etant donné que la pandémie a démontré l’importance de l’hôpital public et qu’une telle décision aura des conséquences tant sur les conditions de travail que sur la qualité des soins aux patient.e.s, la question de la privatisation se doit d’être traitée démocratiquement et ne peut être le fait d’une minorité. Or, dans une note interne de la direction sur la décision de privatisation, celle-ci explique qu’elle “garantit à tous que ce sera pour un mieux”, supposant qu’elle connaît mieux les intérêts des membres du personnel que les premiers concernés et qu’elle est donc plus à même de prendre une telle décision. Nous pensons quant à nous que les travailleurs.euses sont non seulement les plus capables de savoir ce qui permettra d’assurer la qualité du service et de leur travail, mais qu’ils et elles sont également les plus légitimes à prendre part aux décisions qui les affectent. Le RIT mise ainsi sur la capacité des travailleurs.euses de décider par et pour eux-mêmes.
Traditionnellement, l’on résume le caractère démocratique d’un service public à l’existence d’un conseil d’administration composé notamment de mandataires politiques et du mécanisme de concertation sociale. Cette qualité démocratique est néanmoins toute relative. Les membres des conseils d’administration n’ont pas de mandat direct pour ce poste, au sens d’un cadre clair d’instructions sur base duquel ils ont été élus et auxquelles ils se retrouvent donc soumis. Ensuite, bien qu’elle soit une obligation légale, la concertation sociale préalable aux décisions relevant de l’organisation du travail au sein d’un service public ne garantit pas qu’un accord soit trouvé, laissant le pouvoir de décision final à l’employeur.
C’est cette répartition du pouvoir que le RIT vient remettre en question en proposant que ce soit l’ensemble du personnel qui puisse directement participer aux grandes décisions qui concernent leur institution et leurs conditions de travail, constituant ainsi une expérimentation de démocratie au travail. On ne peut que conseiller au conseil d’administration de respecter le résultat de ce processus démocratique.
Par cette carte blanche, nous prenons position en faveur de la possibilité pour les travailleurs.euses d’avoir une voix réelle dans les institutions qu’ils et elles font vivre. Au-delà des applaudissements, il s’agit ici d’exprimer notre reconnaissance au personnel des soins de santé en soutenant leur droit à l’autonomie collective.
Signataires
Une carte blanche du monde académique :
Mateo Alaluf, sociologue, professeur émérite de l’ULB ; Géraldine André, sociologue, professeure à l’UCLouvain ; Antoine Athanassiadis, doctorant en philosophie à University College, Dublin ; Michèle Audin, mathématicienne et écrivaine ; Etienne Balibar, philosophe ; Ludivine Bantigny, maîtresse de conférences en histoire à l’Université Rouen ; Bruno Bauraind, secrétaire général du Groupe de recherche pour une stratégie économique alternative (GRESEA) ; Aline Bingen, sociologue, professeure à l’ULB ; Francine Bolle, docteure en histoire, maîtresse de conférences à l’ULB ; Anne-Sophie Bouvy, doctorante en droit à l’UCLouvain ; Véronique Bergen, écrivain et philosophe ; Sonia Bussu, senior lecturer in Politics and Public Administration, Manchester Metropolitan University ; Daniela Cammack, professeur adjointe de théorie politique, University of California, Berkeley ; Jenneke Christiaens, professor Vrije Universiteit Brussel ; Éric Clemens, docteur UCLouvain, philosophe et écrivain ; Paula Cossart, sociologue, maître de conférences à l’Université de Lille ; Dominique Costermans, écrivaine ; Pierre Dardot, philosophe ; Maria Fernanda Díaz, PhD student at the University of Edinburgh ; Daniel de Beer, docteur en droit, USL‑B ; Louise de Brabandère, sociologue, doctorante à l’ULB ; Vanessa De Greef, chargée de recherches du FNRS et professeure en droit du travail à l’ULB ; Bruno de Halleux, psychanalyste à Bruxelles ; Olivier De Schutter, professeur de droit à l’UCLouvain ; Martin Deleixhe, professeur en sciences politiques à l’ULB ; Florence Delmotte, chercheuse en science politique et professeure, F.R.S.-FNRS/Université Saint-Louis – Bruxelles ; Elise Dermine, professeure de droit du travail à l’ULB ; Pierre Desmarez, professeur à l’ULB ; Vinciane Despret, philosophe et psychologue, professeure à l’Université de Liège ; Jean-Pierre Devroey, professeur émérite à l’ULB ; Denis Duez, professeur de science politique à l’Université Saint-Louis – Bruxelles ; Eric Fabri, postdoc à Harvard University et à l’ULB ; Bruno Frère, maître de recherche FNRS en sociologie à l’ULiège ; Christine Frison, chargée de recherches FNRS, UCLouvain ; David Gall, Chargé de cours, Faculté de Médecine, ULB ; Sarah Ganty, chercheuse post-doctorale FWO à Ghent University, J.S.D. candidate à Yale Law School ; Eric Geerkens, professeur à l’Université de Liège ; Martin Georges, chercheur à l’Université de Liège ; Michel Gevers, professeur émérite de l’UCLouvain ; Jean-Baptiste Ghins, doctorant en philosophie à l’UCLouvain ; Marie Gilow, docteure en sciences politiques et sociales, ULB ; Corinne Gobin, maître de recherche FNRS à l’ULB ; José Gotovitch, professeur honoraire, ULB ; Jean-Claude Grégoire, professeur honoraire à l’ULB ; Magdalena Grevesse, chercheuse en sociologie du travail à l’ULB ; Arthur Guichoux, docteur en sociologie et Attaché de Recherche à l’Université de Rennes 1 ; Serge Gutwirth, professeur de droit à la Vrije Universiteit Brussel (VUB) ; Samuel Hayat, chercheur en science politique au CNRS ; Natalia Hirtz, docteure en sociologie, chercheuse au GRESEA ; Henri Hurwitz, Professeur émérite, ULB ; Vincent Jacquet, docteur en sciences politiques et chercheur à l’UNamur ; Marie Jadoul, doctorante en droit à l’UCLouvain ; Anastasia Joukovsky, chercheuse à l’ULB ; Ruth Kinna, professeur de théorie politique à Loughborough University ; Stathis Kouvélakis, philosophe, revue Contretemps ; Auriane Lamine, professeure de droit social à l’UCLouvain ; Christian Laval, professeur émérite de sociologie à l’Université Paris Nanterre ; Pierre Lannoy, professeur en sociologie à l’ULB ; Christelle Macq, doctorante en droit ; Olivier Malay, docteur UCLouvain, enseignant à l’ULB ; Pierre Marage, professeur émérite ULB, ancien vice-recteur recherche ; Killian Martin, doctorant en sociologie à l’Université de Lille ; Anne-Laure Mathy, assistante et doctorante à l’ULB ; Xavier May, chercheur à l’ULB ; Laurence Morel, maîtresse de conférences de science politique à l’Université de Lille ; Jacques Moriau, chercheur en sociologie, ULB et CBCS ; Leila Mouhib, maîtresse de conférences, ULB, chargée de cours suppléante, UMONS ; Carla Nagels, docteure en criminologie, professeure à l’ULB ; Jean-François Neven, maître de conférences et chercheur en droit social à la faculté de droit de l’ULB ; Agathe Osinski, docteure en science politique, UCLouvain ; Nouria Ouali, sociologue, professeure à l’ULB ; Matthias Petel, doctorant en droit à Harvard University et à l’UCLouvain ; Guillaume Petit, docteur en science politique, Université Paris 1 ; Cécile Piret, sociologue, doctorante à l’ULB ; Jean-Yves Pranchère, professeur de théorie politique à l’ULB ; Michèle Riot-Sarcey, historienne, professeure d’université émérite ; Pierre Sauvêtre, maître de conférences en sociologie à l’Université Paris Nanterre ; Christine Schaut, sociologue, enseignante-chercheuse ULB et USL‑B ; Douglas Sepulchre, chercheur à l’ULB ; Nabil Sheikh Hassan, chercheur à l’UCLouvain ; Nica Siegel, postdoctoral Research Fellow au Justitia Centre for Advanced Studies in Frankfurt et professeur adjointe invitée de Droit, jurisprudence et pensée sociale au Amherst College ; Yves Sintomer, professeur de science politique à l’Université Paris 8 ; Isabelle Stengers, professeure de philosophie à l’ULB ; Marcelle Stroobants, sociologue, professeure à l’ULB ; Maria Cecilia Trionfetti, doctorante en sociologie du travail à l’ULB ; Sixtine Van Outryve d’Ydewalle, doctorante en droit à l’UCLouvain ; Elie Vamos, médecin-biologiste, réseau Iris Bruxelles ; Esther Vamos, médecin et professeur émérite, ULB ; Pierre-Etienne Vandamme, chercheur à l’ULB ; Jean Vandewattyne, professeur à l’UMONS ; Aaron Vansintjan, chercheur post-doctoral à University of Vermont ; Nicolas Verschueren, professeur à l’ULB ; Jean Vogel, professeur de l’ULB ; Laurent Vogel, professeur honoraire à l’ULB ; Grégoire Wallenborn, enseignant-chercheur à l’ULB ; Alfredo Zenoni, psychanalyste ; Benedikte Zitouni, sociologue, professeure à l’USL‑B.
Une carte blanche aussi soutenue par des personnalités comme :
Ken Loach, réalisateur britannique ; Luc Dardenne, réalisateur belge ; Lukas Dhont, réalisateur belge ; David Murgia, acteur belge ; Christine Mahy, secrétaire générale et politique du Réseau wallon de lutte contre la pauvreté (RWLP) ; Alexis Deswaef, avocat et vice-président de la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) ; Selma Benkhelifa, avocate chez Progress Lawyers Network ; Mike Leigh, réalisateur britannique ; Paul Laverty, scénariste britannique.
- L. Morel, “Référendum et volonté populaire : la critique démocratique du référendum”, Participations, 20 (1), 2018, pp. 53 – 84.
- L. Blondiaux et al., “Le Référendum d’Initiative Citoyenne Délibératif”, Terra Nova, 19 février 2019, https://tnova.fr/democratie/nouvelles-pratiques-democratiques/le-referendum-dinitiative-citoyenne-deliberatif/.