Entretien avec Ernesto Che Guevara, ministre de l’industrie

Par Lisa Howard

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Cuba­so­cia­lis­ta


Tra­duit par ZIN TV

EN LIEN :

Trans­mise en deux par­ties par le pro­gramme de la télé­vi­sion cubaine La Pupi­la Asom­bra­da, les 20 et 26 jan­vier 2017, à par­tir des enre­gis­tre­ments ori­gi­naux non édi­tés de cette réunion dont ABC a trans­mis seule­ment 22 minutes dou­blées en anglais, le 22 mars 1964, et qui a été enre­gis­trée à l’o­ri­gine dans le bureau du ministre des indus­tries de Cuba de l’époque

Lisa Howard inter­roge Che Gue­va­ra sur les res­tric­tions éco­no­miques impo­sées à Cuba en rai­son de la révo­lu­tion en cours. Le peuple cubain ne fera que s’en trou­ver plus résis­tant grâce à elles.

Lisa Howard : M. Gue­va­ra, depuis le triomphe de la Révo­lu­tion, l’é­co­no­mie cubaine — selon les rap­ports exis­tants — s’est dété­rio­rée dans tous les sec­teurs. La pro­duc­tion indus­trielle, la culture des légumes, la récolte de sucre de l’an­née der­nière, qui a atteint un mini­mum de trois mil­lions et demi de tonnes. Com­ment expli­quez-vous cette régres­sion économique ?

Ernes­to Gue­va­ra : La ques­tion est d’a­bord une affir­ma­tion. Ensuite, la pre­mière chose à faire est de détruire l’af­fir­ma­tion et de répondre à la question.

L’af­fir­ma­tion selon laquelle tous les aspects de l’é­co­no­mie cubaine se sont dété­rio­rés au cours de la Révo­lu­tion est fausse. La pro­duc­tion indus­trielle a aug­men­té de 1959 à aujourd’­hui. Elle aurait pu aug­men­ter beau­coup plus si elle n’a­vait pas été aus­si influen­cée par l’in­dus­trie sucrière, qui a en fait décli­né. La pro­duc­tion indus­trielle a aug­men­té de 7 % par an, sans comp­ter le sucre. Voi­ci les chiffres de cette der­nière année et celle à venir : 1963 qui vient de pas­ser est à 10 % et les cal­culs pour 1964 pré­voient des aug­men­ta­tions plus impor­tantes car le sucre sera en hausse.

Dans le domaine agri­cole, il y a eu quelques pro­blèmes, ils ne sont pas com­plets non plus. Le sucre, qui est notre prin­ci­pale culture — nous avons tou­jours les carac­té­ris­tiques d’une mono­cul­ture — a beau­coup dimi­nué. Cela est dû à notre mau­vaise poli­tique sucrière et à la séche­resse extra­or­di­naire de ces deux der­nières années. Cepen­dant, dans d’autres aspects de l’a­gri­cul­ture, nous avons eu quelques suc­cès par­tiels : le coton est main­te­nant fabri­qué à Cuba, le kenaf aus­si, des cultures qui étaient incon­nues auparavant.

Je pense que toute l’a­na­lyse devrait se concen­trer sur le sucre. Comme vous l’a­vez dit, la pro­duc­tion de sucre était très faible, non pas à 3.500.000, mais à 3.800.000 tonnes, le plus bas niveau depuis de nom­breuses années. Elle sera plus éle­vée cette année, nous ne pou­vons pas encore la chif­frer et nous ne pen­sons pas non plus qu’il s’a­gi­ra d’une aug­men­ta­tion sub­stan­tielle, car il y a eu aus­si le cyclone, qui a affec­té la récolte, mais elle sera plus éle­vée, et à par­tir de main­te­nant, le sucre augmentera.

La pro­duc­tion indus­trielle, en géné­ral, comme je l’ai déjà dit, n’a ces­sé d’aug­men­ter. Et cela doit être consi­dé­ré comme un bien plus grand suc­cès si l’on tient compte de l’ex­tra­or­di­naire blo­cus auquel Cuba a été soumis.

Lisa Howard : Dans quelle mesure le blo­cus éco­no­mique affecte-t-il l’é­co­no­mie cubaine ?

Ernes­to Gue­va­ra. Il est impos­sible de don­ner un chiffre exact de l’in­ci­dence du blo­cus sur Cuba, même si le blo­cus a des facettes néga­tives et des facettes posi­tives ; par­mi les facettes posi­tives, il y a le déve­lop­pe­ment de la conscience natio­nale et de l’es­prit de lutte du peuple pour sur­mon­ter les dif­fi­cul­tés ; Mais si vous consi­dé­rez que toutes les machines cubaines, presque toutes les indus­tries cubaines, cer­taines exclu­sives, ont été fabri­quées aux États-Unis, outre le fait que Cuba a reçu toutes les vieilles machines des États-Unis — les capi­ta­listes les ont envoyées ici pour conti­nuer à accu­mu­ler des pro­fits et de nom­breux pro­duits sont déjà aban­don­nés chez nous- un effort extra­or­di­naire a dû être réa­li­sé pour le surmonter.

Les chiffres ne peuvent pas être don­nés, je ne les connais pas. De toute évi­dence, cela a entraî­né beau­coup de retard. Main­te­nant, pour nous aus­si, cela a été une leçon posi­tive et un ensei­gne­ment sur la façon dont nous devons gérer notre éco­no­mie à l’a­ve­nir. Je crois que je vous ai plus ou moins répondu.

Lisa Howard : La Rus­sie injecte chaque jour beau­coup d’argent dans l’é­co­no­mie cubaine. Qu’ar­ri­ve­rait-il à l’é­co­no­mie de l’île si cette aide ces­sait soudainement ?

Ernes­to Gue­va­ra : Ces rele­vés de mon­tants quo­ti­diens cor­res­pondent effec­ti­ve­ment à la façon de pen­ser amé­ri­caine et leur concept d’in­ves­tis­se­ments répond peut-être en par­tie à l’i­dée que les Amé­ri­cains se font de ce qui est de l’aide. L’aide amé­ri­caine aux États amé­ri­cains du Sud se retourne alors contre ces mêmes États. Dans notre cas, il y a eu ce que l’on peut appe­ler une aide, c’est-à-dire l’an­nu­la­tion de cer­taines dettes com­mer­ciales et de prêts à long terme de nature abso­lu­ment com­mer­ciale. Le reste est un com­merce natu­rel entre les deux pays.

Cuba n’a plus les États-Unis comme prin­ci­pal client d’im­por­ta­tion et d’ex­por­ta­tion et c’est main­te­nant l’U­nion sovié­tique. Si, lorsque vous deman­dez ce qui se pas­se­rait si l’aide sovié­tique ces­sait, vous faites réfé­rence à l’é­change total, eh bien, je peux vous répondre que la vie du pays s’ar­rê­te­rait, parce que, par exemple, le pétrole vient tout droit de l’U­nion sovié­tique et il s’a­git de près de 4 mil­lions de tonnes ; mais ce n’est pas de l’aide, c’est de l’é­change com­mer­cial à des condi­tions abso­lu­ment égales, et nous le payons avec notre sucre et nos autres pro­duits. L’aide a dû être ver­sée au cours de ces années de mau­vaises récoltes en excé­dent, un excé­dent des expor­ta­tions de l’U­nion sovié­tique par rap­port à nos impor­ta­tions. Ces années, avec l’aug­men­ta­tion du prix du sucre, il a beau­coup dimi­nué. Actuel­le­ment, les termes de nos échanges sont rela­ti­ve­ment uni­formes, bien que l’U­nion sovié­tique nous pro­cure tou­jours un dés­équi­libre com­mer­cial et puis il y a les aides aux inves­tis­se­ments, qui sont très impor­tantes et qui, si elles devaient ces­ser, arrê­te­raient notre déve­lop­pe­ment indus­triel. Nous devons donc pré­ci­ser que le terme “aide” n’est pas le plus appro­prié pour nos rela­tions avec l’U­nion sovié­tique. Ce que nous avons, c’est une rela­tion d’é­ga­li­té entre les pays socia­listes, effec­tuant un échange d’a­van­tages mutuels.

Lisa Howard : Beau­coup de cri­tiques du régime cubain pensent que Cuba s’est épa­noui grâce à l’ef­fi­ca­ci­té de la pro­pa­gande com­mu­niste ; qu’il y a une dif­fé­rence entre l’i­mage don­née de Cuba et le vrai Cuba : Quelle est votre réac­tion à cela, Dr Guevara ?

Ernes­to Gue­va­ra : Je pense que je devrais plu­tôt vous deman­der votre opi­nion, parce que j’ai une image de la Révo­lu­tion, la mienne d’ailleurs, peut-être défor­mée par la posi­tion que j’oc­cupe. Les gens en Amé­rique, notre Amé­rique, et en géné­ral, par­tout dans le monde, ont une autre image de la Révo­lu­tion. Quand ils arrivent ici, ils s’af­frontent et c’est là que se pro­duit le choc, mais ce choc se pro­duit sur les gens qui viennent de l’ex­té­rieur ; nous avons l’ha­bi­tude de cri­ti­quer tout ce qui est à nous et de cri­ti­quer tout ce qui est mau­vais et de voir avec un sens cri­tique pro­fond le déve­lop­pe­ment de la Révo­lu­tion. Par­fois nous ne nous ren­dons pas compte des avan­cées que nous avons, et c’est vous, qui nous ren­dez visite de temps en temps, qui par­fois atti­rez notre atten­tion sur les avan­cées. C’est donc une ques­tion que je pour­rais vous poser en tant qu’interviewer.

Lisa Howard : Com­man­dant Gue­va­ra, beau­coup de preuves exté­rieures indiquent que le sys­tème éco­no­mique mar­xiste ne fonc­tionne pas ; il ne per­met pas à son peuple de vivre dans l’a­bon­dance. Après 47 ans, l’U­nion sovié­tique n’est tou­jours pas en mesure de four­nir une ali­men­ta­tion, un loge­ment et des vête­ments adé­quats à sa popu­la­tion. Pen­sez-vous que cela soit dû au fait que le sys­tème mar­xiste ne pré­voit pas d’in­ci­ta­tions adé­quates pour atteindre des niveaux de pro­duc­ti­vi­té élevés ?

Ernes­to Gue­va­ra : Vous avez ten­dance à glis­ser les décla­ra­tions dans les ques­tions ; je dois d’a­bord détruire la décla­ra­tion et ensuite répondre à la question.

Vous dites qu’il est démon­tré que le sys­tème mar­xiste ne donne pas de bien-être aux gens, je pense le contraire. Si nous le com­pa­rons aux États-Unis, le niveau de vie de n’im­porte quel peuple est infé­rieur, mais lorsque vous par­lez du mode de vie amé­ri­cain et du monde libre, vous devez consi­dé­rer dans ce monde libre, par exemple, les 200 mil­lions d’hommes qui en Amé­rique latine meurent de faim, meurent de mala­dies, ne par­viennent même pas à l’âge adulte parce qu’ils meurent de faim pen­dant leur enfance, tous ces gens contri­buent à la gran­deur éco­no­mique des États-Unis qui les exploite d’une cer­taine manière. C’est le cas en Afrique et c’est éga­le­ment arri­vé en Asie. Le mar­xisme brise tout cela.

À Cuba, il est évident qu’au­jourd’­hui la situa­tion de beau­coup de gens est plus étroite qu’au­pa­ra­vant mais la situa­tion d’un plus grand nombre de per­sonnes est bien meilleure qu’au­pa­ra­vant, et si vous vous ren­dez à l’in­té­rieur des terres, à la ren­contre de nos pay­sans et nos tra­vailleurs du sucre, vous pour­rez peut-être trou­ver la racine de la question.

En ces temps où nous sommes assié­gés par l’im­pé­ria­lisme amé­ri­cain, nous ne pou­vons pas don­ner à notre peuple tout ce que nous vou­drions, mais nous lui avons don­né tout ce que nous pou­vions et tout ce que nous avons pu faire jus­qu’à pré­sent, sur un pied d’é­ga­li­té, depuis les ministres jus­qu’à toute autre posi­tion gou­ver­ne­men­tale. Et c’est la prin­ci­pale rai­son pour laquelle le peuple conti­nue à se battre pour sa liberté.

Le Nord-Viet­nam est libé­ré, et pour­tant le Sud-Viet­nam n’a pas trou­vé le mode de vie amé­ri­cain meilleur mais s’est rebel­lé, a pris les armes et défait l’in­ter­ven­tion amé­ri­caine. Pen­sez à ce qui se cache der­rière tout cela et ce qui incite les gens à se battre et ce n’est pas que le mar­xisme n’offre pas une vie meilleure aux gens.

Lisa Howard : Mais le gou­ver­ne­ment amé­ri­cain est très conscient des pro­blèmes en Amé­rique latine et, par le biais de l’Alliance pour le pro­grès, il s’ef­force d’a­mé­lio­rer le niveau de vie des popu­la­tions de tout l’hé­mi­sphère. Main­te­nant, si les classes diri­geantes acceptent des réformes fon­cières et fis­cales, et si le niveau de vie aug­mente, le mes­sage de la Révo­lu­tion cubaine ne per­drait-il pas son sens ?

Ernes­to Gue­va­ra : Bien sûr, elle le per­drait immé­dia­te­ment. Le mes­sage de la Révo­lu­tion cubaine a cette signi­fi­ca­tion, car par sa propre gra­vi­ta­tion, l’im­pé­ria­lisme ne peut faire que des réformes très tièdes qui ne vont pas au fond des choses. Si toute l’A­mé­rique latine était libé­rée de la domi­na­tion impé­ria­liste, l’im­pé­ria­lisme lui-même serait en très grave dif­fi­cul­té. La base du sou­tien à l’im­pé­ria­lisme, qui est la domi­na­tion des pays d’A­mé­rique latine par le biais d’un échange inégal, l’é­change de pro­duits manu­fac­tu­rés contre des matières pre­mières, la prise de tous les fac­teurs déci­sifs dans chaque gou­ver­ne­ment par le biais des oli­gar­chies ven­dues à l’im­pé­ria­lisme, si tout cela chan­geait, l’im­pé­ria­lisme aurait per­du sa force et serait alors confron­té à la crise géné­rale du capi­ta­lisme, c’est-à-dire pré­ci­sé­ment la crise de la classe ouvrière elle-même à l’in­té­rieur du pays, qui est exploi­tée aujourd’­hui, mais dont l’ex­ploi­ta­tion n’est pas visible, parce qu’elle se déplace en Amé­rique, en Afrique et en Asie, et alors le conflit serait pré­sent direc­te­ment à l’in­té­rieur des États-Unis.

Donc, natu­rel­le­ment, le mes­sage de la Révo­lu­tion cubaine per­drait toute son impor­tance à ce moment-là, mais il ne serait pas néces­saire non plus, parce que c’est pré­ci­sé­ment ce que nous vou­lons pour nos peuples, pour tous les peuples d’A­mé­rique. Et une fois que nous avons obte­nu ce que nous vou­lons tous, il n’est plus néces­saire de lan­cer des mes­sages qui n’au­raient plus aucun sens.

Lisa Howard : Sommes-nous donc d’ac­cord sur le fait que nous vou­lons ces réformes ?

Ernes­to Gue­va­ra : La vraie réforme, la mon­tée du peuple au pou­voir ? Nous sommes d’accord.

 

Lisa Howard : Com­man­dant Gue­va­ra, pen­sez-vous que cela ne peut pas se faire par un pro­ces­sus d’é­vo­lu­tion, mais doit être le résul­tat de la vio­lence et du bou­le­ver­se­ment révolutionnaire ?

Ernes­to Gue­va­ra : Cela dépend tou­jours des classes réac­tion­naires, qui sont celles qui refusent de renon­cer au pou­voir, de renon­cer aux avan­tages du pou­voir. Lorsque la force du peuple est telle qu’elle peut contraindre les classes réac­tion­naires à quit­ter le pou­voir paci­fi­que­ment, il en sera ain­si, c’est bien mieux pour tout le monde. Là où les classes réac­tion­naires tentent de s’ac­cro­cher au pou­voir, il se pro­dui­ra, indé­pen­dam­ment de la volon­té ou du désir de cha­cun, l’é­tin­celle qui met le feu à toute l’A­mé­rique ou à une par­tie de celle-ci, et, en fin de compte, le peuple accé­de­ra au pouvoir.

 

Lisa Howard : Lorsque Cuba pro­dui­sait des matières pre­mières pour les Etats-Unis et devait leur pour nous ache­ter des pro­duits manu­fac­tu­rés, vous appe­liez cela la pire forme de colo­nia­lisme éco­no­mique. Aujourd’­hui encore, Cuba assume le même rôle, essen­tiel­le­ment agri­cole sur base du sys­tème sovié­tique. Est-ce sou­dai­ne­ment acceptable ?

 

Ernes­to Gue­va­ra : Oui, je comprends.

Non, ce n’est pas du tout exact.

En pre­mier lieu, nous devons pré­ci­ser que ce n’est pas seule­ment l’é­change de matières pre­mières contre des pro­duits manu­fac­tu­rés qui condi­tionne l’im­pé­ria­lisme mais tout l’ap­pa­reil atta­ché à ces rela­tions d’échange.

Cuba a ven­du du sucre aux États-Unis et a reçu des maté­riaux mais le sucre qu’elle a ven­du aux États-Unis a été trans­for­mé en dol­lars qui sont éga­le­ment allés aux États-Unis et, en plus de cela, les maté­riaux qui sont venus, sont arri­vés dans des usines amé­ri­caines, en bonne par­tie, qui ont fabri­qué des pro­duits qui ont été ven­dus ici, ont conver­ti les pesos en dol­lars qui sont éga­le­ment par­tis aux États-Unis. C’est l’une des phases de la domi­na­tion impé­ria­liste sur un pays.

Main­te­nant, en ce qui concerne l’é­change direct de matières pre­mières avec des pro­duits manu­fac­tu­rés : pré­ci­sé­ment, nous avons eu de longues dis­cus­sions avec l’U­nion sovié­tique à ce sujet, et ces dis­cus­sions ont abou­ti à un prix spé­cial pour le sucre. C’est pré­ci­sé­ment la démons­tra­tion tan­gible que les rela­tions socia­listes se font sur des bases com­plè­te­ment dif­fé­rentes ; et au prix payé par l’U­nion sovié­tique, notre sucre nous per­met d’im­por­ter suf­fi­sam­ment de machines pour déve­lop­per notre indus­trie et deve­nir un pays indus­tria­li­sé-agri­cole plu­tôt qu’un simple expor­ta­teur de matières premières.

 

Lisa Howard : Com­man­dant Gue­va­ra, lorsque vous com­bat­tiez dans la Sier­ra Maes­tra, avez-vous pré­vu que la Révo­lu­tion pren­drait une direc­tion aus­si radicale ?

Ernes­to Gue­va­ra : Au moins, j’en avais l’in­tui­tion. Natu­rel­le­ment, la forme et le déve­lop­pe­ment violent de la Révo­lu­tion ne pou­vaient pas être pré­vus. Même la for­mu­la­tion mar­xiste-léni­niste de la Révo­lu­tion n’é­tait pas pré­vi­sible, c’é­tait le pro­duit de tout un long pro­ces­sus que vous connais­sez bien.

Nous avions l’i­dée, plus ou moins vague, de résoudre les pro­blèmes que nous voyions pal­pables chez les pay­sans qui se bat­taient à nos côtés et chez les ouvriers que nous connais­sions ; mais il serait déjà très long de racon­ter tout le pro­ces­sus de trans­for­ma­tion de notre pensée.

Main­te­nant, n’ayez pas le moindre doute que les Etats-Unis aient joué un rôle impor­tant dans le déve­lop­pe­ment de la Révo­lu­tion, ou plu­tôt dans l’ac­cé­lé­ra­tion de la Révolution.

 

Lisa Howard : On dit que le com­mu­nisme est incom­pa­tible avec le tem­pé­ra­ment cubain. Pen­sez-vous que cela affec­te­rait les Cubains de res­pec­ter la dis­ci­pline rigide de la socié­té communiste ?

Ernes­to Gue­va­ra : C’est l’une des nom­breuses ver­sions du com­mu­nisme. Le com­mu­nisme est fait par le peuple, et donc le peuple le fait à son image et à sa res­sem­blance. Les par­ti­cu­la­ri­tés de notre struc­ture eth­nique, sociale et cultu­relle sont trans­po­sées dans nos façons de faire et de construire la nou­velle socié­té et la dis­ci­pline n’est pas quelque chose d’é­tran­ger au peuple, elle répond sim­ple­ment à un stade de déve­lop­pe­ment. Lors­qu’il n’y a qu’une seule récolte par an et que la récolte dépend du vent, du soleil ou de la pluie, le temps n’a pas d’im­por­tance et la dis­ci­pline n’a que peu d’im­por­tance ; mais lorsque nous devons nous sou­mettre à un rythme de déve­lop­pe­ment, lors­qu’il y a des indus­tries, lorsque chaque minute vaut son pesant d’or, alors la dis­ci­pline doit venir automatiquement.

Dans notre pro­ces­sus de déve­lop­pe­ment, d’in­dus­tria­li­sa­tion du pays, la dis­ci­pline, par son propre poids, est éta­blie dans tout le pays. C’est un besoin vital et le peuple le com­prend et l’a­dapte immé­dia­te­ment à sa façon d’être.

 

Lisa Howard : Il nous semble, en obser­vant la scène cubaine, que les deux prin­ci­paux pro­blèmes sont : les dif­fi­cul­tés à dis­ci­pli­ner le peuple pour le com­mu­nisme et la bureau­cra­tie crois­sante. Pen­sez-vous que ce sont les deux prin­ci­paux problèmes ?

Ernes­to Gue­va­ra : Nos pro­blèmes, n’est-ce pas ?

Lisa Howard : Oui.

Ernes­to Gue­va­ra : Nos deux prin­ci­paux pro­blèmes sont : l’im­pé­ria­lisme et l’im­pé­ria­lisme, puis plus tard les autres peuvent venir ; main­te­nant je peux vous répondre sur la ques­tion que vous me posez.

La bureau­cra­tie est un pro­blème, c’est le pro­duit d’une socié­té qui doit se déve­lop­per très rapi­de­ment, avec des cadres qui ne sont pas for­més pour ce stade de déve­lop­pe­ment, donc vous éta­blis­sez un peu le chan­ge­ment de la quan­ti­té à la qua­li­té. Lors­qu’un homme effi­cace peut faire un tra­vail, il faut dix hommes pour dis­cu­ter, échan­ger des idées, dou­ter, faire des erreurs, voire faire le même tra­vail. En ce moment, la bureau­cra­tie est un far­deau à Cuba, mais c’est un far­deau tran­si­toire, le far­deau de la période d’ap­pren­tis­sage, et plus tard nous devons l’éliminer.

Je ne pense pas que la dis­ci­pline soit un pro­blème pour Cuba, et si vous aviez été ici le 2 jan­vier, vous auriez vu nos forces armées mar­cher et elles étaient toutes cubaines, il n’y avait pas de Congo­lais, de Chi­nois ou de Sovié­tiques qui mar­chaient et c’é­tait une véri­table armée, et nous l’a­vons fait, notre peuple l’a fait. La dis­ci­pline n’est donc pas un pro­blème pour notre peuple.

Lisa Howard : Que fait-on pour éli­mi­ner ce grave pro­blème de bureau­cra­tie et aus­si le manque d’or­ga­ni­sa­tion que nous avons constaté ?

Ernes­to Gue­va­ra : Nous devons d’a­bord com­men­cer à étu­dier ce que nous avons fait, pour voir où se trouve la racine de la bureau­cra­tie. Nous consi­dé­rons que la racine de la bureau­cra­tie est un manque de moteur interne pour cer­tains fonc­tion­naires. C’est-à-dire qu’ils n’ont pas la moindre idée du pro­blème qui se pose ; une cer­taine crainte des consé­quences des actes qui obligent à pro­té­ger le papier, tou­jours un rôle d’a­vance, qui d’ailleurs se déve­loppe aus­si aux États-Unis, pas seule­ment sous le com­mu­nisme. Il y a beau­coup de pape­ras­se­rie dans les bureaux publics amé­ri­cains aus­si et aus­si cette réelle igno­rance du pro­blème. Nous étu­dions donc main­te­nant atten­ti­ve­ment ces causes, pour voir com­ment les éli­mi­ner et nous consi­dé­rons que la bureau­cra­tie est un far­deau, mais qu’elle n’est pas un dan­ger et qu’elle sera éli­mi­née avec le déve­lop­pe­ment de la Révolution.

 

Lisa Howard : Pen­sez-vous qu’il soit pos­sible que ce pro­blème de bureau­cra­tie soit intrin­sèque au sys­tème communiste ?

Ernes­to Gue­va­ra : Non, je disais non. Nous avons héri­té de la bureau­cra­tie en tant qu’­élé­ment du pas­sé cubain et elle existe éga­le­ment aux États-Unis. Il se peut qu’à cer­tains moments du déve­lop­pe­ment du socia­lisme, la bureau­cra­tie aug­mente exces­si­ve­ment, il se peut, je ne suis pas un théo­ri­cien pour par­ler de ce point ; mais évi­dem­ment, la bureau­cra­tie existe dans le capi­ta­lisme et dans les sys­tèmes socia­listes, dans les deux.

 

Lisa Howard : Mais la bureau­cra­tie est vrai­ment étouf­fante ici. Vous n’a­vez pas idée du temps qu’il faut pour obte­nir un papier.

Ernes­to Gue­va­ra : Je sor­tais, l’autre jour, je lisais une de nos publi­ca­tions, tirée d’un maga­zine, The Par­kin­tong, je crois qu’il s’ap­pe­lait (rires).

 

Lisa Howard : Com­man­dant Gue­va­ra, Fidel Cas­tro a sou­vent expri­mé son désir de nor­ma­li­ser les rela­tions entre Cuba et les États-Unis.

Ernes­to Gue­va­ra : Sur la base de prin­cipes, bien sûr, et moi peut-être plus que qui­conque, car c’est l’in­dus­trie qui souffre du blo­cus, l’in­dus­trie et les trans­ports sont peut-être les sec­teurs de pro­duc­tion qui souffrent le plus du blo­cus. Les trans­ports ont été libé­rés, mais pas nous, donc sur la base de prin­cipes et d’une éga­li­té abso­lue, nous pen­sons qu’une nor­ma­li­sa­tion des rela­tions est idéale.

 

Lisa Howard : Dr. Gue­va­ra, pen­sez-vous que le réta­blis­se­ment des rela­tions diplo­ma­tiques entre Cuba et les Etats-Unis serait béné­fique pour l’é­co­no­mie cubaine ?

Ernes­to Gue­va­ra : Diplomatique ?

Lisa Howard : Et commercial.

Ernes­to Gue­va­ra : Ah ! ils seraient béné­fiques, mais bien sûr…

Lisa Howard : Excu­sez-moi. Je vais poser la ques­tion d’une autre manière. Dr Gue­va­ra, que pen­sez-vous du réta­blis­se­ment des rela­tions diplo­ma­tiques et com­mer­ciales entre Cuba et les États-Unis et de ses avan­tages pour l’é­co­no­mie cubaine ?

Ernes­to Gue­va­ra : À l’heure actuelle, bien sûr, pour reprendre ces rela­tions, il fau­drait que ce soit pro­gres­sif. Nous avons déri­vé nos grands pro­duits d’ex­por­ta­tion vers d’autres mar­chés ; mais, évi­dem­ment, il serait tou­jours plus facile pour nous d’ob­te­nir des pro­duits, en par­ti­cu­lier des pièces déta­chées, qui sont très proches et qui sont fabri­quées pré­ci­sé­ment par les Américains.

De toute façon, il semble que ce ne soit pas une réa­li­té très proche, et nous pou­vons éga­le­ment nous pas­ser de ces relations.

 

Lisa Howard : N’est-ce pas déjà assez dif­fi­cile quand vos lignes d’ap­pro­vi­sion­ne­ment sont à 7.000 miles de distance ?

Ernes­to Gue­va­ra : C’est dif­fi­cile, c’est très dif­fi­cile et cela a ren­du les choses très dif­fi­ciles au début ; mais ça va de mieux en mieux, bien­tôt nous pour­rons consti­tuer des réserves et avec ces réserves dans nos entre­pôts ici, nous pour­rons remé­dier à la plu­part des dif­fi­cul­tés ; au fil du temps, il est moins dif­fi­cile d’ob­te­nir nos four­ni­tures. Et, aus­si, la rela­tion devient plus étroite, les besoins sont mieux connus d’une année à l’autre, de sorte que nos four­nis­seurs peuvent pré­pa­rer les expé­di­tions à temps, et année après année, cela se remarque dans l’é­co­no­mie cubaine.

 

Lisa Howard : Pour­riez-vous ana­ly­ser, pour nous, l’ef­fi­ca­ci­té du blo­cus américain ?

Ernes­to Gue­va­ra : Je pense que c’est presque une invi­ta­tion à un crime d’in­fi­dé­li­té, n’est-ce pas ? Nous avons recon­nu l’im­por­tance du blo­cus, nous avons aus­si annon­cé, et avec la même tran­quilli­té, que le blo­cus ne va pas nous empê­cher d’a­van­cer ; mais, d’a­bord il est dif­fi­cile de le pré­ci­ser, et, ensuite, il n’est pas si com­mode non plus ; néan­moins, mal­gré ses bonnes inten­tions, nous sommes des enne­mis et il est bon que l’en­ne­mi ne connaisse que les géné­ra­li­tés de son adversaire.

Lisa Howard : Je peux donc en déduire que vous me dites que le blo­cus éco­no­mique a été très efficace ?

Ernes­to Gue­va­ra : Vous avez pré­su­mé plu­sieurs choses au cours de notre entre­tien, entre autres, que le com­mu­nisme n’a aucune influence, que c’est un retard pour la pro­duc­ti­vi­té ; que le blo­cus est très effi­cace, est la der­nière déduc­tion ; que la bureau­cra­tie est étouf­fante. En même temps, vous me dites que quelque chose de dif­fé­rent a été remar­qué depuis notre der­nière inter­view à Cuba. J’en déduis éga­le­ment que vous avez vu une avan­cée de la Révo­lu­tion cubaine et je pour­rais vous le deman­der. Si tout va si mal et si le blo­cus est si effi­cace, pour­quoi la Révo­lu­tion cubaine avance-t-elle ?

 

Lisa Howard : J’ai sou­vent dit que vous êtes l’homme le plus franc de l’île. J’es­père donc que vous me direz à quel point le blo­cus a été efficace.

Ernes­to Gue­va­ra : Et je répète que je ne peux pas le dire. Du point de vue des chiffres, je dirais des men­songes, n’im­porte quelle chiffre, parce que je vous ai aus­si dit que le blo­cus avait eu des aspects posi­tifs et néga­tifs ; mais, même en sup­po­sant que je sois la per­sonne la plus franche, je ne pense pas avoir ce mérite par­ti­cu­lier à Cuba, où nous sommes tous francs ; mais même en sup­po­sant cela, il y a des moments où, en toute fran­chise, il faut dire cer­taines choses aux­quelles on ne peut répondre et cela aus­si c’est la franchise.

 

Lisa Howard : Je sais que vous avez ache­té des bus à Londres, des bateaux en Espagne. Je crois savoir que vous avez une mis­sion éco­no­mique en Suisse. S’a­git-il d’un chan­ge­ment fon­da­men­tal dans l’é­co­no­mie cubaine ?

Ernes­to Gue­va­ra : Vous faites réfé­rence à un chan­ge­ment dans l’é­co­no­mie ou dans la poli­tique économique ?

Lisa Howard : Un chan­ge­ment de poli­tique économique.

Ernes­to Gue­va­ra : Je pense que non, qu’il y a eu un cer­tain chan­ge­ment dans la poli­tique éco­no­mique de cer­tains pays, une cer­taine rup­ture de l’u­ni­té mono­li­thique du “monde libre” et qu’il y a plus d’é­changes avec Cuba main­te­nant. Notre volon­té de com­mer­cer a tou­jours été la même, sur la même base, c’est-à-dire que la mar­chan­dise est une mar­chan­dise et qu’elle doit être mutuel­le­ment béné­fique pour ceux qui l’a­chètent et ceux qui la vendent. Sur cette base, nous avons tou­jours com­mer­cé avec tout le monde et aus­si avec les États-Unis même lorsque nous n’a­vions pas de relations.

Les États-Unis ont eu beau­coup d’in­fluence pour que cer­taines choses ne nous soient pas ven­dues, et vous êtes bien consciente de tout le débat qui a eu lieu sur les bus ven­dus par Ley­land ; mais ce n’est pas nous qui avons chan­gé, en fait, cer­tains aspects de la poli­tique inter­na­tio­nale ont chan­gé. Je ne sais pas si nous avons quelque chose à voir avec cela, nous ne pen­sons pas être si importants.

Lisa Howard : Pen­sez-vous que ce com­merce avec l’Ouest que vous avez main­te­nant va se pour­suivre et peut-être se déve­lop­per à l’avenir ?

Ernes­to Gue­va­ra : J’ai de l’es­poir… Je veux dire, pérenne.

Lisa Howard : J’ai­me­rais que vous déve­lop­piez davan­tage sur ce sujet.

Ernes­to Gue­va­ra : Au début, quand la Révo­lu­tion a com­men­cé, avant même que nous ayons de sérieux pro­blèmes avec les Etats-Unis, nous avions envoyé plu­sieurs délé­ga­tions dans dif­fé­rents pays d’Eu­rope, en géné­ral, ce qu’il y avait c’é­tait une abs­ten­tion, les gens n’a­vaient pas beau­coup confiance dans notre capa­ci­té à sur­vivre. Cette situa­tion s’est encore accen­tuée lorsque les contra­dic­tions avec les États-Unis se sont à leur tour accen­tuées. Il est arri­vé un moment où les échanges dimi­nuaient pra­ti­que­ment d’an­née en année et très rapi­de­ment ; cepen­dant, après Playa Girón et sur­tout après la crise d’oc­tobre, nous avons assis­té à un chan­ge­ment pro­gres­sif, et main­te­nant plus accé­lé­ré, de tous les pays d’Eu­rope envers la révo­lu­tion cubaine. Nous sommes sûrs de notre per­ma­nence en tant que gou­ver­ne­ment révo­lu­tion­naire, de la per­ma­nence de la Révo­lu­tion, et il semble que cette foi ait éga­le­ment trans­cen­dé nos actes et notre capa­ci­té à défendre les mar­chés des autres pays capi­ta­listes du monde et ceux-ci ont déci­dé de main­te­nir des rela­tions qui étaient tra­di­tion­nelles, dans de nom­breux cas, avec Cuba.

Tout porte donc à croire que ces rela­tions vont se pour­suivre et même s’ou­vrir, car il y a tou­jours eu une cer­taine insé­cu­ri­té quant à la manière dont nous allions faire venir les pièces déta­chées si l’a­te­lier était fer­mé ; mais, sur­tout, l’An­gle­terre et la France ont eu de très bonnes rela­tions avec nous dans ce sens et elles ont garan­ti les pièces de rechange pour les machines qu’elles nous ont ven­dues dans la phase révo­lu­tion­naire, ce qui a éga­le­ment ren­for­cé notre confiance dans la pos­si­bi­li­té d’im­por­ter de nou­velles machines et d’ac­croître avec des équi­pe­ments tech­no­lo­giques de pre­mier ordre, des plus avan­cés au monde, toute une série d’in­dus­tries que nous avons en développement.

Lisa Howard : Qu’ar­ri­ve­rait-il à l’é­co­no­mie cubaine si tout d’un coup ce com­merce avec l’Oc­ci­dent s’arrêtait ?

Ernes­to Gue­va­ra : Rien (rires).

Lisa Howard : Rien. Mais vous dites que c’est nécessaire.

Ernes­to Gue­va­ra : C’est pratique.

 

Lisa Howard : Que sou­hai­te­riez-vous voir les Etats-Unis faire en ce qui concerne Cuba ?

Ernes­to Gue­va­ra : Il est très dif­fi­cile de pré­ci­ser cette ques­tion, elle est un peu irréelle ; presque que la réponse la plus franche et la plus objec­tive serait rien, rien dans tous les sens : rien en faveur et rien contre ; lais­sez-nous tran­quilles, en un mot.

 

Lisa Howard : Êtes-vous opti­miste quant à la pos­si­bi­li­té d’une nor­ma­li­sa­tion des rela­tions entre Cuba et les États-Unis ?

Ernes­to Gue­va­ra : Je pense qu’il est dif­fi­cile de répondre à cette ques­tion aus­si. Nous atten­dons, sim­ple­ment en obser­vant la situa­tion, en pre­nant des mesures pour l’une ou l’autre voie qui peut être sui­vie, cela dépend d’une série de cir­cons­tances, des carac­té­ris­tiques mêmes du gou­ver­ne­ment amé­ri­cain, et cela dépend aus­si de la façon dont il sait éva­luer la situa­tion du monde. Jus­qu’à pré­sent, elle n’a pas don­né d’in­di­ca­tions claires sur la façon dont elle sait éva­luer exac­te­ment la cor­ré­la­tion des forces dans le monde. Par consé­quent, rien n’in­dique clai­re­ment que la nor­ma­li­sa­tion sera totale.  Si c’é­tait le cas, nous pour­rions au moins vivre ensemble ; les amis que nous pou­vons dif­fi­ci­le­ment être pen­dant de nom­breuses années du gou­ver­ne­ment amé­ri­cain. Je pense que vous aurez vu ici que nous n’a­vons abso­lu­ment rien contre le peuple amé­ri­cain, et qu’il n’y a pas la moindre haine dans notre pays contre le peuple américain.

 

Lisa Howard : Mer­ci beau­coup, M. Guevara.

Ernes­to Gue­va­ra : Je ne sais pas com­ment dire “de nada”, je dois le dire en espa­gnol (rires)

Lisa Howard : Si quelque chose devait arri­ver à Fidel Cas­tro, quel serait selon vous le sort de la Révo­lu­tion cubaine et qui, selon vous, pren­drait le pou­voir ici ?

Ernes­to Gue­va­ra : Par la nature de la ques­tion, je sup­pose que vous vou­lez dire que quelque chose de violent lui arri­ve­rait. Ce serait, bien sûr, et nous ne pou­vons le nier, un coup très fort por­té à la révo­lu­tion cubaine ; Fidel est notre lea­der incon­tes­té et notre véri­table guide dans une série de situa­tions extra­or­di­nai­re­ment dif­fi­ciles que Cuba a tra­ver­sées, dans les­quelles il a fait preuve d’un lea­der­ship de type mon­diale. Je crois qu’au­cun d’entre nous n’a cette taille, mais nous avons acquis une expé­rience révo­lu­tion­naire au cours d’an­nées de lutte à ses côtés, nous avons été for­més dans une école unique, une école d’au­dace, de sacri­fice, de déci­sion pour défendre des prin­cipes, d’a­na­lyse des pro­blèmes et ensemble nous pou­vons tous aller de l’a­vant même s’il lui arrive quelque chose.

Qui le rem­pla­ce­rait ? Ce sera une ques­tion à dis­cu­ter plus tard. Nous ne fai­sons pas ce genre d’a­na­lyse main­te­nant, et aucun d’entre nous n’a d’as­pi­ra­tions ; mais logi­que­ment, son frère Raul, non pas parce qu’il est son frère mais en rai­son de ses propres mérites, est le vice-pre­mier ministre et il est le plus apte par­mi nous à suivre le même cours de la révo­lu­tion cubaine.