La souveraineté alimentaire en temps de pandémie

Par Alix Genier et Gene­viève Lalumière

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paru le 20 avril 2020 sur le site de l’Union Pay­sanne (Qué­bec) et la Via Campesina

Avec la crise sani­taire qui bat son plein, la sou­ve­rai­ne­té ali­men­taire devient un remède qui se popularise.Mais de quelle sou­ve­rai­ne­té parle-t-on ?

Le 17 avril der­nier mar­quait la jour­née inter­na­tio­nale des pay­sans et des pay­sannes. Si chaque année l’Union pay­sanne sou­ligne cette jour­née sym­bo­lique en mémoire des 21 pay­sans sans terre qui ont été tués, le 17 avril 1996 au Bré­sil, évé­ne­ment tris­te­ment connu depuis lors sous le nom de mas­sacre d’Eldorado de Cara­jás, c’est pour rendre hom­mage aux per­sonnes qui nour­rissent leurs com­mu­nau­tés et qui luttent pour leur droit à le faire. En ces temps de pan­dé­mie, le 17 avril résonne tou­te­fois un peu différemment.

Avec la crise sani­taire qui bat son plein, la sou­ve­rai­ne­té ali­men­taire devient un remède qui se popu­la­rise. L’autonomie ali­men­taire est main­te­nant sur toute les lèvres et est pré­sente dans tous les médias. Déve­lop­per la capa­ci­té de nous nour­rir comme peuple, comme nation tis­sée ser­rée semble être une idée nova­trice, une sor­tie de crise annon­cée aux pénu­ries de farine, d’huile végé­tale et de levure sur les tablettes de nos épi­ce­ries. Alors qu’on ignore encore dans quel état l’économie mon­dial s’en sor­ti­ra et quelle sera la situa­tion du pétrole, poli­ti­ciens et grandes entre­prises pro­posent de miser sur “les agri­cul­teurs bien de chez nous”. À prio­ri, nous devrions nous en réjouir. N’est-ce pas là l’essence même de la sou­ve­rai­ne­té ali­men­taire, une nation capable de sub­ve­nir aux besoins ali­men­taires de sa popu­la­tion et de ne dépendre d’aucune autre enti­té ? Oui, peut-être. Mais il y a plus.

Trop sou­vent, on oublie les gens qui sont au coeur de nos sys­tèmes ali­men­taires. Ou plu­tôt, on n’en tient pas compte.

La sou­ve­rai­ne­té ali­men­taire pour tous les peuples de tous les pays est le prin­cipe fon­da­men­tal de La Via Cam­pe­si­na et est éga­le­ment l’adage de nom­breux pro­duc­teurs, pay­sannes, arti­sans, culti­va­trices, api­cul­teurs, maraî­chères, acé­ri­cul­teurs, cueilleuses, chas­seurs et pêcheuses. Il y a, der­rière la sou­ve­rai­ne­té ali­men­taire, cette idée de pro­duire de la nour­ri­ture pour et par les gens, mais éga­le­ment de le faire dans le res­pect des droits des per­sonnes qui nous nour­rissent et dans celui des éco­sys­tèmes. Or, trop sou­vent, on oublie les gens qui sont au coeur de nos sys­tèmes ali­men­taires. Ou plu­tôt, on n’en tient pas compte. Et pour­tant, il aura fal­lu une pan­dé­mie pour que l’on réa­lise que le tra­vail de ces per­sonnes est essentiel…

Nous, pay­sans et pay­sannes de La Via Cam­pe­si­na , réité­rons que c’est la pay­san­ne­rie qui pro­duit 70% de la nour­ri­ture glo­bale que nous consom­mons sur 25% des super­fi­cies totales. Une pro­duc­tion qui nour­rit non pas les stocks bour­siers et les grands inves­tis­seurs, mais plu­tôt celle qui nour­rit les com­mu­nau­tés et les familles. Une agri­cul­ture à visage humain. C’est pour­quoi il est impé­ra­tif de non seule­ment recon­naître la sou­ve­rai­ne­té ali­men­taire dès main­te­nant, mais qu’il faut éga­le­ment réaf­fir­mer et pro­té­ger, aujourd’hui plus que jamais, le res­pect des droits des pay­sans et des paysannes.

Il est impor­tant de sai­sir l’opportunité que nous pré­sentent ces temps incer­tains pour nous poser des ques­tions au sein de nos com­mu­nau­tés locales. Alors que d’importantes déci­sions sont prises et que les bar­rières éco­no­miques semblent prendre une place moins grande dans l’équation, nous avons le pou­voir, et le devoir d’aller au-delà de l’action immé­diate. N’oublions pas que la crise éco­lo­gique est la trame de fond de cette pan­dé­mie.  Nous devons nous posi­tion­ner de sorte à ne pas seule­ment éteindre les feux qui sont pré­sen­te­ment sous nos yeux. Nous devons réflé­chir sur l’ensemble du fonc­tion­ne­ment de nos sys­tèmes ali­men­taires afin de les rendre plus justes et équitables.

Nous devons réflé­chir sur l’ensemble du fonc­tion­ne­ment de nos sys­tèmes ali­men­taires afin de les rendre plus justes et équitables.

Osons aller plus loin et ne pas seule­ment reven­di­quer une “agri­cul­ture de chez nous”, mais par­lons de notre dépen­dance à la main d’oeuvre agri­cole étran­gère. Par­lons des enjeux pour ces per­sonnes qui, année après année, viennent récol­ter les fruits et légumes dans “nos champs bien de chez nous” afin de faire vivre leur famille “dans leur pays bien à eux”. Nom­mons le sta­tut pré­caire – et pré­ca­ri­sé – de ces per­sonnes sans qui man­ger local ne serait pas pos­sible. Essayons de com­prendre les rami­fi­ca­tions colo­niales de nos sys­tèmes ali­men­taires. Ayons le cou­rage de dire que nos champs se trouvent sur des ter­ri­toires qui n’ont jamais été cédés. Écou­tons les pay­sans et pay­sannes de tout âge qui aspirent à un sys­tème ali­men­taire meilleur mais qui se butent constam­ment aux mul­tiples bar­rières légales et admi­nis­tra­tives. Dis­cu­tons avec les tra­vailleurs et tra­vailleuses agri­coles, d’ici et d’ailleurs, dont les condi­tions de tra­vail mettent en dan­ger leur vie, leur sécu­ri­té et leur san­té. Sou­te­nons-les alors qu’ils et elles dénoncent les can­cers et autres pro­blèmes de san­té cau­sés par les pes­ti­cides et autres agents chi­miques. Au niveau mon­dial, rap­pe­lons-nous les noms et les visages des acti­vistes pay­sans et pay­sannes qui sont dis­pa­rus ou qui ont été tués parce que leur voix dérangeaient.

Parce qu’en des temps aus­si incer­tains, rap­pe­lons-nous que, peu importe où nous vivons, nous sommes tous et toutes uniEs. Mar­te­lons que l’union fait la force et scan­dons que ce que nous vou­lons c’est un véri­table chan­ge­ment. Une fois la crise ter­mi­née, sou­ve­nons-nous – ce dont notre peuple se vante tel­le­ment – que ce sont ces vagues de soli­da­ri­té qui nous auront per­mis de pas­ser au tra­vers. Et sur­tout, n’oublions pas que nous sommes tous et toutes dans le même bateau. Ser­rons-nous les coudes et osons faire de nos sys­tèmes ali­men­taires des sys­tèmes justes et soli­daires afin que les gens qui nous nour­rissent n’aient plus ce goût amer en bouche…