Marker établit souvent des parallèles entre ces processus et la situation politique de son propre pays, il s’en sert pour penser de possibles chemins vers le socialisme.
Cet article analyse les échanges entre Chris Marker et des institutions et réalisateurs latino-américains dans les années 1960 et 1970. En plus de sa collaboration à leurs productions, il réalisa de nombreux films qui abordent les processus politiques de l’Amérique latine, en particulier la révolution cubaine et l’“expérience chilienne”. Marker établit souvent des parallèles entre ces processus et la situation politique de son propre pays, il s’en sert pour penser de possibles chemins vers le socialisme.
Les films et les initiatives cités dans cet article prouvent que Chris Marker exerça une médiation importante entre l’Amérique latine et l’Europe dans le domaine de la production et distribution cinématographiques. Cependant, leur analyse révèle aussi que, grâce au cinéma, le réalisateur s’inspira fréquemment des débats et discussions des gauches latino-américaines pour penser les voies de sa propre nation et de son continent. De plus, il participa à des actions de résistance et de solidarité face aux dictatures militaires instaurées, en particulier au Brésil et au Chili. Toutes ces actions corroborent la dimension internationale qui marqua toute la trajectoire de Marker. Cet internationalisme était également présent dans son action militante et dans les voies qu’il croyait viables pour arriver à une société socialiste.
La filmographie de Chris Marker des années 1960 et 1970 se caractérise par un discours militant mais aussi par une réflexion autocritique sur les stratégies adoptées dans la marche vers le socialisme. Pendant cette période, il travailla avec des collectifs cinématographiques, négligeant le film d’auteur pour privilégier l’expression et la divulgation d’idées politiques avec des “camarades”, faisant du cinéma un instrument de transformation sociale. Dans cette perspective, certains processus historiques latino-américains retinrent particulièrement l’attention du réalisateur français, au point de devenir le thème de nombreux de ses films. Parmi ces processus ressortent en particulier la Révolution cubaine et ce qu’il est convenu d’appeler “l’expérience chilienne”. Cependant, il est évident que les productions consacrées au continent latino-américain avaient fréquemment pour objectif d’alimenter les débats de la gauche européenne.
Après 1959, comme beaucoup d’intellectuels et d’artistes français, Marker s’efforça de connaître de près les transformations apportées par le triomphe de la Révolution cubaine1. Cette motivation correspondit à la politique menée par Alfredo Guevara à l’Institut cubain de l’art et de l’industrie cinématographiques (ICAIC), invitant à Cuba différents cinéastes étrangers pour qu’ils produisent et collaborent à la formation de jeunes Cubains. Dans le cadre de cette politique, on remarquera, parmi les réalisateurs du bloc occidental, la présence de Joris Ivens2, une référence du cinéma politique, qui se rendit dans l’île en septembre 1960 pour mettre en place une école du documentaire. Peu de temps après, en décembre de cette même année, ce fut au tour de Marker de se rendre à Cuba, dans le but de former des cadres pour le cinéma local et de tourner des films avec eux. De cette expérience naquit Cuba si ! (1961).
On peut affirmer que ce documentaire est un éloge de la Révolution cubaine et de ses méthodes victorieuses3. Cuba si !, tourné au milieu des commémorations du premier anniversaire du gouvernement révolutionnaire, met en valeur une “authenticité culturelle du peuple cubain” et la “liberté” conquise l’année précédente. Marker définit Cuba comme une île, un lieu où la violence, qui servait à opprimer dans les pays impérialistes, devient libératrice. C’est la raison pour laquelle il établit des comparaisons avec la France, où la presse s’ingéniait à donner une image négative de Fidel Castro. Le cinéaste fait entendre la voix de ce président, prétendant que les Français devraient savoir que l’“électoralisme” ne résout pas les problèmes d’une nation. Il met en avant la réalisation d’une forme de démocratie directe, sans intermédiaires entre le leader et son peuple – un phénomène latino-américain qui pourrait servir d’exemple pour la politique européenne.
Après l’expérience de Cuba si !, Chris Marker poursuivit sa collaboration avec l’ICAIC à distance. Les lettres échangées avec le cinéaste Alfredo Guevara révèlent que cette collaboration ne visait pas uniquement l’analyse de nouveaux modèles esthétiques dans le domaine du cinéma militant, mais concernait surtout les processus de production et de distribution des films. En 1967, le réalisateur français fonda un collectif, la SLON (Société pour le lancement des œuvres nouvelles), ce qui montre qu’il cherchait des moyens pour réaliser ses propres projets et ceux de ses camarades sans dépendre des structures de post-production et de distribution des grandes sociétés de production. Il chercha donc des partenariats avec d’autres institutions comme l’ICAIC.
Un des fruits de la coopération entre le SLON et l’ICAIC fut La Bataille des dix millions (1970)4, produit dans un moment particulièrement défavorable au gouvernement cubain. La célébration de la Révolution dans Cuba si ! fait place à une minutieuse analyse qui se revendique comme autocritique. Le lyrisme porté par les images et par la voix off de la production précédente est remplacé par de longues séquences – composées, pour nombre d’entre elles, de longs discours de Fidel Castro avec quelques rares coupures – qui apportent des explications d’ordre économique sur les raisons de l’échec de la production de canne à sucre lors de la récolte de 1969 – estimée de façon utopique à 10 millions de tonnes –, un échec du gouvernement révolutionnaire qui signifia une dépendance accrue à l’égard des ressources injectées par l’Union soviétique.
Pour le montage de ce documentaire, Marker reçut du matériel filmique de l’ICAIC, tel que les Noticieros et la production Despegue a las 18.00 (1969), de Santiago Álvarez. Malgré la présence de nombreuses scènes d’hommes et de femmes ordinaires occupés à la récolte, c’est Fidel Castro le grand protagoniste du film. Le plus grand mérite de cette production réside dans sa capacité d’autocritique face à l’échec. Le réalisateur français s’adresse clairement aux secteurs de la gauche qui ne supportent pas les critiques, inaugurant une phase de son cinéma militant qui repense les stratégies mêmes de cette orientation politique, sans pour autant abandonner la défense du socialisme – tendance dont Le fond de l’air est rouge (1977) est le meilleur exemple. Il critique ouvertement, par la voix off, l’abandon du soutien à la Révolution cubaine en Europe : “Cette année, Cuba n’est plus tellement à la mode. Nous, Européens, nous aimons bien les peuples en lutte, à condition qu’ils soient ou tout à fait martyrs ou tout à fait victorieux.”
Même s’il réitère son soutien à Cuba dans La Bataille des dix millions, Marker s’exprime dans une lettre, écrite le 8 mai 1971, à Alfredo Guevara sur le “Cas Padilla”, un des événements responsables de la rupture des intellectuels français avec le gouvernement de Fidel Castro. Le cinéaste s’adresse à Guevara sur un ton affectueux, mais qualifie de “grotesque” et d’ “invraisemblable” l’autocritique de l’écrivain cubain et la compare aux procès de Moscou. Il approuve le choix de l’écrivain Norberto Fuentes de ne pas assumer cette “autocritique” imposée par l’État cubain. Ainsi, bien que Marker n’ait pas rompu définitivement avec la Révolution cubaine, durant les années 1970, il s’est mis à la traiter de façon plus critique, comme c’est le cas dans Le fond de l’air est rouge.
La proximité de Chris Marker avec l’ICAIC dans les années 1960 – 1970 lui permit d’avoir accès à des entretiens enregistrés avec un groupe d’exilés et à des archives relatives à la dictature brésilienne, ce qui donna lieu à deux courts-métrages de “contre-information” – intégrés tous les deux à la série On vous parle, produite par le SLON. On vous parle du Brésil : tortures (1969) fut monté à partir de témoignages d’ex-prisonniers du gouvernement militaire brésilien, dont la liberté fut négociée en échange de celle de l’ambassadeur nord-américain, séquestré par l’Ação Libertadora Nacional (ALN) et par le Movimento Revolucionário 8 Outubro (MR‑8). Le documentaire se présente en deux parties avec deux stratégies de montage différentes. La première partie, composée de documents visuels et d’un discours off de caractère informatif, fait une introduction sur l’affaire clairement basée sur le manifeste rédigé par l’ALN et par le MR‑8 pour négocier la libération de l’emprise des États-Unis ; la seconde partie présente les témoignages de six Brésiliens interviewés. On peut dire qu’il s’agit d’un film qui dénonce la violence institutionnalisée par l’État.
Un autre court-métrage réalisé avec l’aide de l’ICAIC dénonce la répression au Brésil et rend hommage à un leader de la guérilla tué un an plus tôt : On vous parle du Brésil : Carlos Marighela (1970). Ce documentaire a recours à la stratégie de la contre-information pour donner une image positive de Marighela, transmettant l’idée qu’il existait une résistance importante contre la dictature, dans laquelle la guérilla urbaine avait un rôle prépondérant. Réalisé dans un moment d’échec de la gauche armée brésilienne, le film de Marker adopte un discours militant au strict sens du terme, encourageant la poursuite des actions entreprises par le leader de l’Ação Libertadora Nacional (ALN), et affirmant que, malgré sa mort, le chemin qu’il avait suivi était la seule voie possible.
Les deux films sur le Brésil, comme les autres productions de Chris Marker à cette époque, circulèrent sur les télévisions européennes et sur les réseaux militants (comme les syndicats, les usines, les mouvements sociaux, etc). Aussi peut-on affirmer que le réalisateur français eut un rôle important en faisant connaître la répression de la dictature brésilienne, cherchant à susciter des mouvements de solidarité vis-à-vis de ses exilés. Ces actions devinrent encore plus intenses après le coup d’État du Chili, quand il participa à quatre productions qui abordaient le gouvernement de Salvador Allende et sa chute, s’engageant dans des actions qui avaient pour but de dénoncer et de révéler les atrocités réalisées par le gouvernement d’Auguste Pinochet. En ce qui concerne le Chili, l’engagement de Marker fut encore plus grand et commença bien avant le 11 septembre 1973.
1962, le réalisateur français fut invité par Joris Ivens pour écrire un commentaire sur À Valparaíso (1962) – film qu’il montait à Paris, après l’avoir tourné dans la ville qui sert de titre au film avec l’aide du Centre de cinéma expérimental de l’Université du Chili. Dix ans plus tard, Chris Marker se rendait dans le pays latino-américain qu’il avait connu à travers le regard d’Ivens, accompagnant cette fois-ci l’équipe de Costa-Gavras venu filmer État de siège (1972) à Santiago. Son objectif était d’observer et de réfléchir sur les changements apportés par l’Unité Populaire, alliance de gauche qui arriva au pouvoir par les urnes en 1970, et sans doute d’en tirer un documentaire. C’est à cette occasion qu’il fit la connaissance de Patricio Guzmán, qui achevait le tournage de El primer año (La première année, 1971), un portrait du premier cycle du gouvernement Allende. Marker décida alors d’abandonner son projet pour réaliser, en partenariat avec le SLON, une version française de cette production, considérée comme mieux adaptée pour informer le public européen sur la situation chilienne5.
Le contact de Marker avec Guzmán fut fondamental pour que le cinéaste chilien poursuive son projet d’enregistrer les changements et les conflits à l’époque de l’Unité Populaire. Le réalisateur français envoya une pellicule vierge au Chili, quand le blocus des États-Unis, imposé par l’Unité Populaire, en rendait l’acquisition difficile. Cette aide permit que l’équipe de réalisateurs chiliens réunis autour du projet El tercer año enregistre, par exemple, des images des élections de mars 1973, qui intégreraient La batalla de Chile. La insurrección de la burguesía (La Bataille du Chili. L’Insurrection de la bourgeoisie, 1975). C’est aussi grâce à la SLON que fut monté ce documentaire, devenu un symbole de la cinématographie de l’exil chilien, mobilisant internationalement des efforts de solidarité à l’égard des personnes poursuivies par la dictature militaire. C’est Marker et ses partenaires qui présentèrent Guzmán à l’ICAIC, où le documentaire fut produit.
Hormis ces actions à l’égard du cinéaste chilien, le réalisateur français édita une version de Compañero Presidente (1971), de Miguel Littín. On vous parle du Chili : ce que disait Allende (1973) fut la première initiative de Marker pendant la dictature au Chili pour diffuser en Europe les idées du président assassiné, lui attribuant un legs politique qui résisterait au coup d’État. Il est important de souligner dans ce film la présence de Régis Debray, un protagoniste qui fut proche des gauches française et chilienne de l’époque, exerçant à nouveau le rôle de médiateur qu’il avait déjà eu à Cuba après la révolution. Au départ, le film de Littín était l’enregistrement d’un entretien avec Allende, leader de l’Unité Populaire6, réalisé en janvier 1971 par Debray, considéré comme une icône de la lutte armée après avoir accompagné Che Guevara en Bolivie. C’est grâce à ce journaliste que Marker eut accès au matériel utilisé par la production chilienne, pour en réaliser une nouvelle version.
Dans le film de Littín, l’opposition entre Salvador Allende – symbole de la “voie pacifique” vers le socialisme – et Régis Debray – vu en France comme un des plus grands défenseurs de la tactique de la guérilla – est assez forte, créant différents moments de tension. Cependant, après le 11 septembre, on peut dire que Marker atténua cette tension dans sa version du documentaire, altérant l’ordre du montage, supprimant quelques débats et insérant de nouveaux passages qui étaient absents dans Compañero Presidente. Il garda, cependant, les images d’archives qui montrent le leader de l’Unité Populaire au côté du peuple, ainsi que quelques discours prophétiques qui annonçaient une fin tragique de la dite “expérience chilienne”. En ce sens, l’objectif de cette production était de dénoncer le boycott de la droite chilienne et surtout des États-Unis, au détriment d’une analyse de l’Unité Populaire.
L’espace occupé par le Chili dans l’œuvre de Chris Marker dans les années 1970 fut encore plus grand que celui de Cuba pendant la décennie précédente. Ce qui peut s’expliquer en grande partie par l’intérêt que le pays suscita dans les milieux intellectuels et politiques français car il représentait un objectif politique proche de celui de la gauche européenne, c’est-à-dire l’union des partis socialiste et communiste pour la victoire électorale et l’instauration d’un socialisme démocratique. Dans les négociations pour un programme commun, la France aspirait à la consolidation d’une union populaire, et les projecteurs étaient braqués sur le cas de l’Unité Populaire chilienne. Bien qu’il n’ait jamais été affilié à un parti politique, les convictions de gauche de Marker lui permirent de participer activement au débat sur les voies d’accès à une société socialiste.
Si On vous parle du Chili fut réalisé dans l’urgence, aussi bien pour montrer la fin tragique de l’Unité Populaire que pour soutenir les mouvements internationaux de solidarité au pays latino-américain, Chris Marker retravailla cette thématique dans L’Ambassade (1974), production complexe et surprenante. Ayant la possibilité de participer à un festival de super‑8, il réalisa une expérience étrange : il réunit des amis dans l’appartement de Lou, l’épouse du peintre cubain Wilfredo Lam, à Paris, lieu qui pourrait passer pour une ambassade. Les images furent enregistrées comme si c’était du “direct”, avec les imperfections, les images floues, les bruits caractéristiques de la caméra super‑8. La voix off déclare dans la première scène qu’il ne s’agit pas d’un film, mais de notes prises au jour le jour, comme si les commentaires avaient été écrits à partir des notes prises sur le moment par l’auteur. Cependant, il y a un grave problème : les scènes ont été tournées comme s’il s’agissait de direct, alors que le son a été rajouté après la représentation du contexte. Cette manipulation fait que le spectateur se croit devant un documentaire qui, dans la dernière scène, se révèle être une fiction.
Marker place de nombreux personnages dans cette “ambassade” : un anarchiste, une réfugiée politique dans plusieurs pays, des musiciens, un photographe, un avocat… À un moment donné, les nouvelles du journal télévisé sur la Junte militaire au Chili et ses déclarations font éclater des conflits internes entre ces personnes de gauche, que le narrateur s’abstient de raconter. Dans la dernière séquence, l’effet de cinéma direct est démasqué. Les spectateurs qui croyaient voir un documentaire sur un pays d’Amérique latine voient la Seine et la tour Eiffel par la fenêtre de l’ambassade.
L’Ambassade est la seconde fiction de Marker, après La Jetée (1962). Cependant, le film est présenté comme un récit recueilli, un fragment du réel. Effectivement, il utilise le thème de la chute de Salvador Allende pour discuter du monde de la gauche. Ce monde est représenté comme un monde communautaire, mais fermé. Dans cet univers coupé de la société, les différences de stratégie barrent le chemin vers le socialisme. Sans doute le film est-il en même temps une autocritique des divergences de l’Unité Populaire et des débats inutiles de toute la gauche, la gauche française en particulier – évoquée par la présence de la tour Eiffel dans la scène finale.
L’Ambassade fut monté en 1974. Cette année-là, Chris Marker commença un autre grand projet sur le thème de l’Unité Populaire : le documentaire La Spirale, dont la première eut lieu en 1976. Quand il alla au Chili en 1972, il rencontra Armand Mattelart. Après le coup d’État, le sociologue belge, qui vivait dans ce pays depuis 1962, s’installa en France où il retrouva Marker. Sa thèse pour expliquer le coup d’État était que la conscience de classe était plus développée dans la bourgeoisie chilienne que dans la classe ouvrière et que la bourgeoisie fomenta donc “un front uni léniniste de droite” : ce qui expliquerait la chute d’Allende. C’est ainsi que le cinéaste français décida de faire un film collectif pour débattre des phénomènes qui furent responsables de la tragédie du 11 septembre 1973. La thèse de Mattelard étant un point de départ, le sociologue en fut considéré comme l’un des réalisateurs.
Comme il l’avait fait pour Loin du Vietnam, Marker réunit une équipe de professionnels du cinéma pour défendre une cause. Les deux monteuses, Jacqueline Meppiel et Valérie Mayoux, étaient responsables de la recherche de nombreux extraits de films réalisés pendant les années de l’Unité Populaire, fruit de l’observation des différents acteurs internationaux. Ce matériel d’archives fut utilisé dans le montage d’un “film-dossier”, contenant des images audio-visuelles d’autres productions transformées en “preuves” des actions planifiées par la droite chilienne.
Ce documentaire met en valeur les conquêtes et les transformations sociales générées par le gouvernement Allende. Contrairement à L’Ambassade, il escamote les divisions internes de l’alliance de gauche, pour se consacrer aux stratégies de la droite. Malgré le contexte défavorable, le film suggère que les mouvements de gauche pourraient continuer clandestinement dans le pays latino-américain. La voix off déclare : “Chaque fois que vous voyez des images du Chili post-septembre, essayez d’écouter une autre bande sonore que celle qui parle de la ‘normalisation’.” C’est ainsi que les réalisateurs défendent l’idée que la lutte n’est pas perdue, car elle n’est pas encore terminée.
Avant le coup d’État au Chili, il y eut d’autres défaites de la gauche internationale, surtout à partir de 1967. Aussi, repenser les stratégies du socialisme était une mission difficile pendant les années 1970. Chris Marker accepta ce défi et, en 1973, il commença à monter un documentaire pour mener une réflexion engagée mais autocritique en même temps. Une analyse des luttes politiques de son temps, le script du film Le fond de l’air est rouge porte le sous-titre suggestif de “scènes de la troisième guerre mondiale”. Dans cette grande bataille, les événements chiliens se trouvent dans le dernier chapitre, curieusement intitulé “Du Chili à – quoi, au fait ?”
Le fond de l’air est rouge pose la question suivante : pourquoi la gauche a‑t-elle perdu tant de batailles ? Si, dans La Spirale, le message était que pour gagner la guerre, il faut connaître son ennemi, dans cet autre film il pourrait être qu’il faut se connaître soi-même. Au lieu des luttes utopiques, ce documentaire voit dans la Nouvelle Gauche un chemin possible. Le chapitre sur le Chili est justement introduit après une discussion sur le programme commun entre le PS français et le PCF. Les images de la Fête de l’Humanité de 1972, où les militants vendent des produits de l’Unité Populaire, sont accompagnées d’une voix off qui explique comment le rêve d’une gauche unie exigea une grande transformation des partis communiste et socialiste. Marker insère un discours de Georges Marchais, enregistré avant le coup d’État, déclarant qu’il était sûr de l’engagement des communistes français si l’Unité Populaire chilienne était menacée. Cette phrase rappelle aux militants européens le devoir d’engagement vis-à-vis des camarades chiliens.
Carolina Amaral de Aguiar est doctorante en histoire sociale de l’Université de São Paulo (USP), titulaire d’une licence d’histoire et d’un Master d’histoire de l’art de la même université. Elle a été doctorante stagiaire à l’Institut des hautes études de l’Amérique latine (Paris III) en 2011. Elle fait partie de l’équipe de recherche du programme international USP-Cofecub, intitulé “Exercices d’histoire culturelle connectée : chemins croisés entre le Brésil, l’Amérique latine et la France”, parmi les groupes d’études d’histoire et d’audiovisuel de la USP.
chris_marker_et_l_ame_rique_latine_.pdf
- Signalons que, malgré la rareté des données bibliographiques sur Chris Marker, certains chercheurs avancent l’hypothèse que Christian-François Bouche-Villeneuve (son nom de naissance) serait issu d’une famille de l’aristocratie française et que les affaires de son père en Amérique latine l’auraient amené à vivre quelques années de son enfance à Cuba. Cette information, non confirmée, est citée par Arnaud Lambert, qui, se basant sur le CD-Rom Immemory (1997), affirme que le réalisateur a vécu dans l’île entre onze et treize ans, et qu’il a été élève au collège La Salle, où il aurait connu des révolutionnaires cubains.
- Il faut signaler une autre présence importante parmi les cinéastes militants européens avec lesquels Marker a été en contact : Agnès Varda. Elle a réalisé à Cuba le documentaire Salut les Cubains ! (1963), pour lequel Cuba si ! a été une référence. Les deux films exaltent la culture du peuple cubain et son rôle dans la Révolution. Partant d’une vision européenne du pays, ils se proposent de déconstruire les préjugés et les clichés attribués par la France.
- L’analyse du film révèle l’évidente volonté de victoire ; ainsi, avant de devenir Cuba si !, le premier titre a été Celebración.
- En plus de la SLON et de l’ICAIC, la Radio télévision belge (RTB) et la maison de production de Costa-Gavras, KG, ont participé à la production de La Bataille des dix millions.
- Par la suite, la SLON essaya de faire une version française du film La respuesta de octubre (1972), seconde production de Guzmán tournée dans les années de l’Unité Populaire. Cependant, après le coup d’État, ces efforts se concentrèrent sur le projet El tercer año, qui donnerait La batalla de Chile, après l’abandon du projet précédent.
- Il faut souligner que Debray arriva au Chili en décembre 1970, après sa libération des prisons boliviennes, et il resta dans ce pays pendant le gouvernement de l’Unité Populaire vivant entre le Chili et la France et jouant même un rôle de messager entre des personnes comme ce fut le cas pour Marker et Guzmán.