Chris Marker et l’Amérique latine

Par Caro­li­na Ama­ral de Aguiar

Tra­duc­tion de Anne-Marie Pascal[[Cet article est une tra­duc­tion de : Chris Mar­ker e a Amé­ri­ca Lati­na : cine­ma mili­tante e cir­cu­la­ção de ideias polí­ti­cas]] — Ciné­mas d’Amérique latine, 21 | 2013, 4 – 16.

Mar­ker éta­blit sou­vent des paral­lèles entre ces pro­ces­sus et la situa­tion poli­tique de son propre pays, il s’en sert pour pen­ser de pos­sibles che­mins vers le socialisme.

Cet article ana­lyse les échanges entre Chris Mar­ker et des ins­ti­tu­tions et réa­li­sa­teurs lati­no-amé­ri­cains dans les années 1960 et 1970. En plus de sa col­la­bo­ra­tion à leurs pro­duc­tions, il réa­li­sa de nom­breux films qui abordent les pro­ces­sus poli­tiques de l’Amérique latine, en par­ti­cu­lier la révo­lu­tion cubaine et l’“expérience chi­lienne”. Mar­ker éta­blit sou­vent des paral­lèles entre ces pro­ces­sus et la situa­tion poli­tique de son propre pays, il s’en sert pour pen­ser de pos­sibles che­mins vers le socialisme.

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Les films et les ini­tia­tives cités dans cet article prouvent que Chris Mar­ker exer­ça une média­tion impor­tante entre l’Amérique latine et l’Europe dans le domaine de la pro­duc­tion et dis­tri­bu­tion ciné­ma­to­gra­phiques. Cepen­dant, leur ana­lyse révèle aus­si que, grâce au ciné­ma, le réa­li­sa­teur s’inspira fré­quem­ment des débats et dis­cus­sions des gauches lati­no-amé­ri­caines pour pen­ser les voies de sa propre nation et de son conti­nent. De plus, il par­ti­ci­pa à des actions de résis­tance et de soli­da­ri­té face aux dic­ta­tures mili­taires ins­tau­rées, en par­ti­cu­lier au Bré­sil et au Chi­li. Toutes ces actions cor­ro­borent la dimen­sion inter­na­tio­nale qui mar­qua toute la tra­jec­toire de Mar­ker. Cet inter­na­tio­na­lisme était éga­le­ment pré­sent dans son action mili­tante et dans les voies qu’il croyait viables pour arri­ver à une socié­té socialiste.

La fil­mo­gra­phie de Chris Mar­ker des années 1960 et 1970 se carac­té­rise par un dis­cours mili­tant mais aus­si par une réflexion auto­cri­tique sur les stra­té­gies adop­tées dans la marche vers le socia­lisme. Pen­dant cette période, il tra­vailla avec des col­lec­tifs ciné­ma­to­gra­phiques, négli­geant le film d’auteur pour pri­vi­lé­gier l’expression et la divul­ga­tion d’idées poli­tiques avec des “cama­rades”, fai­sant du ciné­ma un ins­tru­ment de trans­for­ma­tion sociale. Dans cette pers­pec­tive, cer­tains pro­ces­sus his­to­riques lati­no-amé­ri­cains retinrent par­ti­cu­liè­re­ment l’attention du réa­li­sa­teur fran­çais, au point de deve­nir le thème de nom­breux de ses films. Par­mi ces pro­ces­sus res­sortent en par­ti­cu­lier la Révo­lu­tion cubaine et ce qu’il est conve­nu d’appeler “l’expérience chi­lienne”. Cepen­dant, il est évident que les pro­duc­tions consa­crées au conti­nent lati­no-amé­ri­cain avaient fré­quem­ment pour objec­tif d’alimenter les débats de la gauche européenne.

Après 1959, comme beau­coup d’intellectuels et d’artistes fran­çais, Mar­ker s’efforça de connaître de près les trans­for­ma­tions appor­tées par le triomphe de la Révo­lu­tion cubaine1. Cette moti­va­tion cor­res­pon­dit à la poli­tique menée par Alfre­do Gue­va­ra à l’Institut cubain de l’art et de l’industrie ciné­ma­to­gra­phiques (ICAIC), invi­tant à Cuba dif­fé­rents cinéastes étran­gers pour qu’ils pro­duisent et col­la­borent à la for­ma­tion de jeunes Cubains. Dans le cadre de cette poli­tique, on remar­que­ra, par­mi les réa­li­sa­teurs du bloc occi­den­tal, la pré­sence de Joris Ivens2, une réfé­rence du ciné­ma poli­tique, qui se ren­dit dans l’île en sep­tembre 1960 pour mettre en place une école du docu­men­taire. Peu de temps après, en décembre de cette même année, ce fut au tour de Mar­ker de se rendre à Cuba, dans le but de for­mer des cadres pour le ciné­ma local et de tour­ner des films avec eux. De cette expé­rience naquit Cuba si ! (1961).

On peut affir­mer que ce docu­men­taire est un éloge de la Révo­lu­tion cubaine et de ses méthodes vic­to­rieuses3. Cuba si !, tour­né au milieu des com­mé­mo­ra­tions du pre­mier anni­ver­saire du gou­ver­ne­ment révo­lu­tion­naire, met en valeur une “authen­ti­ci­té cultu­relle du peuple cubain” et la “liber­té” conquise l’année pré­cé­dente. Mar­ker défi­nit Cuba comme une île, un lieu où la vio­lence, qui ser­vait à oppri­mer dans les pays impé­ria­listes, devient libé­ra­trice. C’est la rai­son pour laquelle il éta­blit des com­pa­rai­sons avec la France, où la presse s’ingéniait à don­ner une image néga­tive de Fidel Cas­tro. Le cinéaste fait entendre la voix de ce pré­sident, pré­ten­dant que les Fran­çais devraient savoir que l’“électoralisme” ne résout pas les pro­blèmes d’une nation. Il met en avant la réa­li­sa­tion d’une forme de démo­cra­tie directe, sans inter­mé­diaires entre le lea­der et son peuple – un phé­no­mène lati­no-amé­ri­cain qui pour­rait ser­vir d’exemple pour la poli­tique européenne.

Après l’expérience de Cuba si !, Chris Mar­ker pour­sui­vit sa col­la­bo­ra­tion avec l’ICAIC à dis­tance. Les lettres échan­gées avec le cinéaste Alfre­do Gue­va­ra révèlent que cette col­la­bo­ra­tion ne visait pas uni­que­ment l’analyse de nou­veaux modèles esthé­tiques dans le domaine du ciné­ma mili­tant, mais concer­nait sur­tout les pro­ces­sus de pro­duc­tion et de dis­tri­bu­tion des films. En 1967, le réa­li­sa­teur fran­çais fon­da un col­lec­tif, la SLON (Socié­té pour le lan­ce­ment des œuvres nou­velles), ce qui montre qu’il cher­chait des moyens pour réa­li­ser ses propres pro­jets et ceux de ses cama­rades sans dépendre des struc­tures de post-pro­duc­tion et de dis­tri­bu­tion des grandes socié­tés de pro­duc­tion. Il cher­cha donc des par­te­na­riats avec d’autres ins­ti­tu­tions comme l’ICAIC.

Un des fruits de la coopé­ra­tion entre le SLON et l’ICAIC fut La Bataille des dix mil­lions (1970)4, pro­duit dans un moment par­ti­cu­liè­re­ment défa­vo­rable au gou­ver­ne­ment cubain. La célé­bra­tion de la Révo­lu­tion dans Cuba si ! fait place à une minu­tieuse ana­lyse qui se reven­dique comme auto­cri­tique. Le lyrisme por­té par les images et par la voix off de la pro­duc­tion pré­cé­dente est rem­pla­cé par de longues séquences – com­po­sées, pour nombre d’entre elles, de longs dis­cours de Fidel Cas­tro avec quelques rares cou­pures – qui apportent des expli­ca­tions d’ordre éco­no­mique sur les rai­sons de l’échec de la pro­duc­tion de canne à sucre lors de la récolte de 1969 – esti­mée de façon uto­pique à 10 mil­lions de tonnes –, un échec du gou­ver­ne­ment révo­lu­tion­naire qui signi­fia une dépen­dance accrue à l’égard des res­sources injec­tées par l’Union soviétique.

Pour le mon­tage de ce docu­men­taire, Mar­ker reçut du maté­riel fil­mique de l’ICAIC, tel que les Noti­cie­ros et la pro­duc­tion Des­pegue a las 18.00 (1969), de San­tia­go Álva­rez. Mal­gré la pré­sence de nom­breuses scènes d’hommes et de femmes ordi­naires occu­pés à la récolte, c’est Fidel Cas­tro le grand pro­ta­go­niste du film. Le plus grand mérite de cette pro­duc­tion réside dans sa capa­ci­té d’autocritique face à l’échec. Le réa­li­sa­teur fran­çais s’adresse clai­re­ment aux sec­teurs de la gauche qui ne sup­portent pas les cri­tiques, inau­gu­rant une phase de son ciné­ma mili­tant qui repense les stra­té­gies mêmes de cette orien­ta­tion poli­tique, sans pour autant aban­don­ner la défense du socia­lisme – ten­dance dont Le fond de l’air est rouge (1977) est le meilleur exemple. Il cri­tique ouver­te­ment, par la voix off, l’abandon du sou­tien à la Révo­lu­tion cubaine en Europe : “Cette année, Cuba n’est plus tel­le­ment à la mode. Nous, Euro­péens, nous aimons bien les peuples en lutte, à condi­tion qu’ils soient ou tout à fait mar­tyrs ou tout à fait victorieux.”

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La Bataille des dix millions

Même s’il réitère son sou­tien à Cuba dans La Bataille des dix mil­lions, Mar­ker s’exprime dans une lettre, écrite le 8 mai 1971, à Alfre­do Gue­va­ra sur le “Cas Padilla”, un des évé­ne­ments res­pon­sables de la rup­ture des intel­lec­tuels fran­çais avec le gou­ver­ne­ment de Fidel Cas­tro. Le cinéaste s’adresse à Gue­va­ra sur un ton affec­tueux, mais qua­li­fie de “gro­tesque” et d’ “invrai­sem­blable” l’autocritique de l’écrivain cubain et la com­pare aux pro­cès de Mos­cou. Il approuve le choix de l’écrivain Nor­ber­to Fuentes de ne pas assu­mer cette “auto­cri­tique” impo­sée par l’État cubain. Ain­si, bien que Mar­ker n’ait pas rom­pu défi­ni­ti­ve­ment avec la Révo­lu­tion cubaine, durant les années 1970, il s’est mis à la trai­ter de façon plus cri­tique, comme c’est le cas dans Le fond de l’air est rouge.

La proxi­mi­té de Chris Mar­ker avec l’ICAIC dans les années 1960 – 1970 lui per­mit d’avoir accès à des entre­tiens enre­gis­trés avec un groupe d’exilés et à des archives rela­tives à la dic­ta­ture bré­si­lienne, ce qui don­na lieu à deux courts-métrages de “contre-infor­ma­tion” – inté­grés tous les deux à la série On vous parle, pro­duite par le SLON. On vous parle du Bré­sil : tor­tures (1969) fut mon­té à par­tir de témoi­gnages d’ex-prisonniers du gou­ver­ne­ment mili­taire bré­si­lien, dont la liber­té fut négo­ciée en échange de celle de l’ambassadeur nord-amé­ri­cain, séques­tré par l’Ação Liber­ta­do­ra Nacio­nal (ALN) et par le Movi­men­to Revo­lu­cioná­rio 8 Outu­bro (MR‑8). Le docu­men­taire se pré­sente en deux par­ties avec deux stra­té­gies de mon­tage dif­fé­rentes. La pre­mière par­tie, com­po­sée de docu­ments visuels et d’un dis­cours off de carac­tère infor­ma­tif, fait une intro­duc­tion sur l’affaire clai­re­ment basée sur le mani­feste rédi­gé par l’ALN et par le MR‑8 pour négo­cier la libé­ra­tion de l’emprise des États-Unis ; la seconde par­tie pré­sente les témoi­gnages de six Bré­si­liens inter­viewés. On peut dire qu’il s’agit d’un film qui dénonce la vio­lence ins­ti­tu­tion­na­li­sée par l’État.

Un autre court-métrage réa­li­sé avec l’aide de l’ICAIC dénonce la répres­sion au Bré­sil et rend hom­mage à un lea­der de la gué­rilla tué un an plus tôt : On vous parle du Bré­sil : Car­los Mari­ghe­la (1970). Ce docu­men­taire a recours à la stra­té­gie de la contre-infor­ma­tion pour don­ner une image posi­tive de Mari­ghe­la, trans­met­tant l’idée qu’il exis­tait une résis­tance impor­tante contre la dic­ta­ture, dans laquelle la gué­rilla urbaine avait un rôle pré­pon­dé­rant. Réa­li­sé dans un moment d’échec de la gauche armée bré­si­lienne, le film de Mar­ker adopte un dis­cours mili­tant au strict sens du terme, encou­ra­geant la pour­suite des actions entre­prises par le lea­der de l’Ação Liber­ta­do­ra Nacio­nal (ALN), et affir­mant que, mal­gré sa mort, le che­min qu’il avait sui­vi était la seule voie possible.

Les deux films sur le Bré­sil, comme les autres pro­duc­tions de Chris Mar­ker à cette époque, cir­cu­lèrent sur les télé­vi­sions euro­péennes et sur les réseaux mili­tants (comme les syn­di­cats, les usines, les mou­ve­ments sociaux, etc). Aus­si peut-on affir­mer que le réa­li­sa­teur fran­çais eut un rôle impor­tant en fai­sant connaître la répres­sion de la dic­ta­ture bré­si­lienne, cher­chant à sus­ci­ter des mou­ve­ments de soli­da­ri­té vis-à-vis de ses exi­lés. Ces actions devinrent encore plus intenses après le coup d’État du Chi­li, quand il par­ti­ci­pa à quatre pro­duc­tions qui abor­daient le gou­ver­ne­ment de Sal­va­dor Allende et sa chute, s’engageant dans des actions qui avaient pour but de dénon­cer et de révé­ler les atro­ci­tés réa­li­sées par le gou­ver­ne­ment d’Auguste Pino­chet. En ce qui concerne le Chi­li, l’engagement de Mar­ker fut encore plus grand et com­men­ça bien avant le 11 sep­tembre 1973.

1962, le réa­li­sa­teur fran­çais fut invi­té par Joris Ivens pour écrire un com­men­taire sur À Val­pa­raí­so (1962) – film qu’il mon­tait à Paris, après l’avoir tour­né dans la ville qui sert de titre au film avec l’aide du Centre de ciné­ma expé­ri­men­tal de l’Université du Chi­li. Dix ans plus tard, Chris Mar­ker se ren­dait dans le pays lati­no-amé­ri­cain qu’il avait connu à tra­vers le regard d’Ivens, accom­pa­gnant cette fois-ci l’équipe de Cos­ta-Gavras venu fil­mer État de siège (1972) à San­tia­go. Son objec­tif était d’observer et de réflé­chir sur les chan­ge­ments appor­tés par l’Unité Popu­laire, alliance de gauche qui arri­va au pou­voir par les urnes en 1970, et sans doute d’en tirer un docu­men­taire. C’est à cette occa­sion qu’il fit la connais­sance de Patri­cio Guzmán, qui ache­vait le tour­nage de El pri­mer año (La pre­mière année, 1971), un por­trait du pre­mier cycle du gou­ver­ne­ment Allende. Mar­ker déci­da alors d’abandonner son pro­jet pour réa­li­ser, en par­te­na­riat avec le SLON, une ver­sion fran­çaise de cette pro­duc­tion, consi­dé­rée comme mieux adap­tée pour infor­mer le public euro­péen sur la situa­tion chi­lienne5.

Le contact de Mar­ker avec Guzmán fut fon­da­men­tal pour que le cinéaste chi­lien pour­suive son pro­jet d’enregistrer les chan­ge­ments et les conflits à l’époque de l’Unité Popu­laire. Le réa­li­sa­teur fran­çais envoya une pel­li­cule vierge au Chi­li, quand le blo­cus des États-Unis, impo­sé par l’Unité Popu­laire, en ren­dait l’acquisition dif­fi­cile. Cette aide per­mit que l’équipe de réa­li­sa­teurs chi­liens réunis autour du pro­jet El ter­cer año enre­gistre, par exemple, des images des élec­tions de mars 1973, qui inté­gre­raient La batal­la de Chile. La insur­rec­ción de la bur­guesía (La Bataille du Chi­li. L’Insurrection de la bour­geoi­sie, 1975). C’est aus­si grâce à la SLON que fut mon­té ce docu­men­taire, deve­nu un sym­bole de la ciné­ma­to­gra­phie de l’exil chi­lien, mobi­li­sant inter­na­tio­na­le­ment des efforts de soli­da­ri­té à l’égard des per­sonnes pour­sui­vies par la dic­ta­ture mili­taire. C’est Mar­ker et ses par­te­naires qui pré­sen­tèrent Guzmán à l’ICAIC, où le docu­men­taire fut produit.

Hor­mis ces actions à l’égard du cinéaste chi­lien, le réa­li­sa­teur fran­çais édi­ta une ver­sion de Com­pañe­ro Pre­si­dente (1971), de Miguel Littín. On vous parle du Chi­li : ce que disait Allende (1973) fut la pre­mière ini­tia­tive de Mar­ker pen­dant la dic­ta­ture au Chi­li pour dif­fu­ser en Europe les idées du pré­sident assas­si­né, lui attri­buant un legs poli­tique qui résis­te­rait au coup d’État. Il est impor­tant de sou­li­gner dans ce film la pré­sence de Régis Debray, un pro­ta­go­niste qui fut proche des gauches fran­çaise et chi­lienne de l’époque, exer­çant à nou­veau le rôle de média­teur qu’il avait déjà eu à Cuba après la révo­lu­tion. Au départ, le film de Littín était l’enregistrement d’un entre­tien avec Allende, lea­der de l’Unité Popu­laire6, réa­li­sé en jan­vier 1971 par Debray, consi­dé­ré comme une icône de la lutte armée après avoir accom­pa­gné Che Gue­va­ra en Boli­vie. C’est grâce à ce jour­na­liste que Mar­ker eut accès au maté­riel uti­li­sé par la pro­duc­tion chi­lienne, pour en réa­li­ser une nou­velle version.

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La Spi­rale / Armand Mattelart

Dans le film de Littín, l’opposition entre Sal­va­dor Allende – sym­bole de la “voie paci­fique” vers le socia­lisme – et Régis Debray – vu en France comme un des plus grands défen­seurs de la tac­tique de la gué­rilla – est assez forte, créant dif­fé­rents moments de ten­sion. Cepen­dant, après le 11 sep­tembre, on peut dire que Mar­ker atté­nua cette ten­sion dans sa ver­sion du docu­men­taire, alté­rant l’ordre du mon­tage, sup­pri­mant quelques débats et insé­rant de nou­veaux pas­sages qui étaient absents dans Com­pañe­ro Pre­si­dente. Il gar­da, cepen­dant, les images d’archives qui montrent le lea­der de l’Unité Popu­laire au côté du peuple, ain­si que quelques dis­cours pro­phé­tiques qui annon­çaient une fin tra­gique de la dite “expé­rience chi­lienne”. En ce sens, l’objectif de cette pro­duc­tion était de dénon­cer le boy­cott de la droite chi­lienne et sur­tout des États-Unis, au détri­ment d’une ana­lyse de l’Unité Populaire.
L’espace occu­pé par le Chi­li dans l’œuvre de Chris Mar­ker dans les années 1970 fut encore plus grand que celui de Cuba pen­dant la décen­nie pré­cé­dente. Ce qui peut s’expliquer en grande par­tie par l’intérêt que le pays sus­ci­ta dans les milieux intel­lec­tuels et poli­tiques fran­çais car il repré­sen­tait un objec­tif poli­tique proche de celui de la gauche euro­péenne, c’est-à-dire l’union des par­tis socia­liste et com­mu­niste pour la vic­toire élec­to­rale et l’instauration d’un socia­lisme démo­cra­tique. Dans les négo­cia­tions pour un pro­gramme com­mun, la France aspi­rait à la conso­li­da­tion d’une union popu­laire, et les pro­jec­teurs étaient bra­qués sur le cas de l’Unité Popu­laire chi­lienne. Bien qu’il n’ait jamais été affi­lié à un par­ti poli­tique, les convic­tions de gauche de Mar­ker lui per­mirent de par­ti­ci­per acti­ve­ment au débat sur les voies d’accès à une socié­té socialiste.

Si On vous parle du Chi­li fut réa­li­sé dans l’urgence, aus­si bien pour mon­trer la fin tra­gique de l’Unité Popu­laire que pour sou­te­nir les mou­ve­ments inter­na­tio­naux de soli­da­ri­té au pays lati­no-amé­ri­cain, Chris Mar­ker retra­vailla cette thé­ma­tique dans L’Ambassade (1974), pro­duc­tion com­plexe et sur­pre­nante. Ayant la pos­si­bi­li­té de par­ti­ci­per à un fes­ti­val de super‑8, il réa­li­sa une expé­rience étrange : il réunit des amis dans l’appartement de Lou, l’épouse du peintre cubain Wil­fre­do Lam, à Paris, lieu qui pour­rait pas­ser pour une ambas­sade. Les images furent enre­gis­trées comme si c’était du “direct”, avec les imper­fec­tions, les images floues, les bruits carac­té­ris­tiques de la camé­ra super‑8. La voix off déclare dans la pre­mière scène qu’il ne s’agit pas d’un film, mais de notes prises au jour le jour, comme si les com­men­taires avaient été écrits à par­tir des notes prises sur le moment par l’auteur. Cepen­dant, il y a un grave pro­blème : les scènes ont été tour­nées comme s’il s’agissait de direct, alors que le son a été rajou­té après la repré­sen­ta­tion du contexte. Cette mani­pu­la­tion fait que le spec­ta­teur se croit devant un docu­men­taire qui, dans la der­nière scène, se révèle être une fiction.

Mar­ker place de nom­breux per­son­nages dans cette “ambas­sade” : un anar­chiste, une réfu­giée poli­tique dans plu­sieurs pays, des musi­ciens, un pho­to­graphe, un avo­cat… À un moment don­né, les nou­velles du jour­nal télé­vi­sé sur la Junte mili­taire au Chi­li et ses décla­ra­tions font écla­ter des conflits internes entre ces per­sonnes de gauche, que le nar­ra­teur s’abstient de racon­ter. Dans la der­nière séquence, l’effet de ciné­ma direct est démas­qué. Les spec­ta­teurs qui croyaient voir un docu­men­taire sur un pays d’Amérique latine voient la Seine et la tour Eif­fel par la fenêtre de l’ambassade.

L’Ambassade est la seconde fic­tion de Mar­ker, après La Jetée (1962). Cepen­dant, le film est pré­sen­té comme un récit recueilli, un frag­ment du réel. Effec­ti­ve­ment, il uti­lise le thème de la chute de Sal­va­dor Allende pour dis­cu­ter du monde de la gauche. Ce monde est repré­sen­té comme un monde com­mu­nau­taire, mais fer­mé. Dans cet uni­vers cou­pé de la socié­té, les dif­fé­rences de stra­té­gie barrent le che­min vers le socia­lisme. Sans doute le film est-il en même temps une auto­cri­tique des diver­gences de l’Unité Popu­laire et des débats inutiles de toute la gauche, la gauche fran­çaise en par­ti­cu­lier – évo­quée par la pré­sence de la tour Eif­fel dans la scène finale.

L’Ambassade fut mon­té en 1974. Cette année-là, Chris Mar­ker com­men­ça un autre grand pro­jet sur le thème de l’Unité Popu­laire : le docu­men­taire La Spi­rale, dont la pre­mière eut lieu en 1976. Quand il alla au Chi­li en 1972, il ren­con­tra Armand Mat­te­lart. Après le coup d’État, le socio­logue belge, qui vivait dans ce pays depuis 1962, s’installa en France où il retrou­va Mar­ker. Sa thèse pour expli­quer le coup d’État était que la conscience de classe était plus déve­lop­pée dans la bour­geoi­sie chi­lienne que dans la classe ouvrière et que la bour­geoi­sie fomen­ta donc “un front uni léni­niste de droite” : ce qui expli­que­rait la chute d’Allende. C’est ain­si que le cinéaste fran­çais déci­da de faire un film col­lec­tif pour débattre des phé­no­mènes qui furent res­pon­sables de la tra­gé­die du 11 sep­tembre 1973. La thèse de Mat­te­lard étant un point de départ, le socio­logue en fut consi­dé­ré comme l’un des réalisateurs.

Comme il l’avait fait pour Loin du Viet­nam, Mar­ker réunit une équipe de pro­fes­sion­nels du ciné­ma pour défendre une cause. Les deux mon­teuses, Jac­que­line Mep­piel et Valé­rie Mayoux, étaient res­pon­sables de la recherche de nom­breux extraits de films réa­li­sés pen­dant les années de l’Unité Popu­laire, fruit de l’observation des dif­fé­rents acteurs inter­na­tio­naux. Ce maté­riel d’archives fut uti­li­sé dans le mon­tage d’un “film-dos­sier”, conte­nant des images audio-visuelles d’autres pro­duc­tions trans­for­mées en “preuves” des actions pla­ni­fiées par la droite chilienne.

Ce docu­men­taire met en valeur les conquêtes et les trans­for­ma­tions sociales géné­rées par le gou­ver­ne­ment Allende. Contrai­re­ment à L’Ambassade, il esca­mote les divi­sions internes de l’alliance de gauche, pour se consa­crer aux stra­té­gies de la droite. Mal­gré le contexte défa­vo­rable, le film sug­gère que les mou­ve­ments de gauche pour­raient conti­nuer clan­des­ti­ne­ment dans le pays lati­no-amé­ri­cain. La voix off déclare : “Chaque fois que vous voyez des images du Chi­li post-sep­tembre, essayez d’écouter une autre bande sonore que celle qui parle de la ‘nor­ma­li­sa­tion’.” C’est ain­si que les réa­li­sa­teurs défendent l’idée que la lutte n’est pas per­due, car elle n’est pas encore terminée.

Avant le coup d’État au Chi­li, il y eut d’autres défaites de la gauche inter­na­tio­nale, sur­tout à par­tir de 1967. Aus­si, repen­ser les stra­té­gies du socia­lisme était une mis­sion dif­fi­cile pen­dant les années 1970. Chris Mar­ker accep­ta ce défi et, en 1973, il com­men­ça à mon­ter un docu­men­taire pour mener une réflexion enga­gée mais auto­cri­tique en même temps. Une ana­lyse des luttes poli­tiques de son temps, le script du film Le fond de l’air est rouge porte le sous-titre sug­ges­tif de “scènes de la troi­sième guerre mon­diale”. Dans cette grande bataille, les évé­ne­ments chi­liens se trouvent dans le der­nier cha­pitre, curieu­se­ment inti­tu­lé “Du Chi­li à – quoi, au fait ?

Le fond de l’air est rouge pose la ques­tion sui­vante : pour­quoi la gauche a‑t-elle per­du tant de batailles ? Si, dans La Spi­rale, le mes­sage était que pour gagner la guerre, il faut connaître son enne­mi, dans cet autre film il pour­rait être qu’il faut se connaître soi-même. Au lieu des luttes uto­piques, ce docu­men­taire voit dans la Nou­velle Gauche un che­min pos­sible. Le cha­pitre sur le Chi­li est jus­te­ment intro­duit après une dis­cus­sion sur le pro­gramme com­mun entre le PS fran­çais et le PCF. Les images de la Fête de l’Humanité de 1972, où les mili­tants vendent des pro­duits de l’Unité Popu­laire, sont accom­pa­gnées d’une voix off qui explique com­ment le rêve d’une gauche unie exi­gea une grande trans­for­ma­tion des par­tis com­mu­niste et socia­liste. Mar­ker insère un dis­cours de Georges Mar­chais, enre­gis­tré avant le coup d’État, décla­rant qu’il était sûr de l’engagement des com­mu­nistes fran­çais si l’Unité Popu­laire chi­lienne était mena­cée. Cette phrase rap­pelle aux mili­tants euro­péens le devoir d’engagement vis-à-vis des cama­rades chiliens.

 

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Carolina Amaral de Aguiar est doctorante en histoire sociale de l’Université de São Paulo (USP), titulaire d’une licence d’histoire et d’un Master d’histoire de l’art de la même université. Elle a été doctorante stagiaire à l’Institut des hautes études de l’Amérique latine (Paris III) en 2011. Elle fait partie de l’équipe de recherche du programme international USP-Cofecub, intitulé “Exercices d’histoire culturelle connectée : chemins croisés entre le Brésil, l’Amérique latine et la France”, parmi les groupes d’études d’histoire et d’audiovisuel de la USP.

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  1. Signa­lons que, mal­gré la rare­té des don­nées biblio­gra­phiques sur Chris Mar­ker, cer­tains cher­cheurs avancent l’hypothèse que Chris­tian-Fran­çois Bouche-Vil­le­neuve (son nom de nais­sance) serait issu d’une famille de l’aristocratie fran­çaise et que les affaires de son père en Amé­rique latine l’auraient ame­né à vivre quelques années de son enfance à Cuba. Cette infor­ma­tion, non confir­mée, est citée par Arnaud Lam­bert, qui, se basant sur le CD-Rom Imme­mo­ry (1997), affirme que le réa­li­sa­teur a vécu dans l’île entre onze et treize ans, et qu’il a été élève au col­lège La Salle, où il aurait connu des révo­lu­tion­naires cubains. 
  2. Il faut signa­ler une autre pré­sence impor­tante par­mi les cinéastes mili­tants euro­péens avec les­quels Mar­ker a été en contact : Agnès Var­da. Elle a réa­li­sé à Cuba le docu­men­taire Salut les Cubains ! (1963), pour lequel Cuba si ! a été une réfé­rence. Les deux films exaltent la culture du peuple cubain et son rôle dans la Révo­lu­tion. Par­tant d’une vision euro­péenne du pays, ils se pro­posent de décons­truire les pré­ju­gés et les cli­chés attri­bués par la France. 
  3. L’analyse du film révèle l’évidente volon­té de vic­toire ; ain­si, avant de deve­nir Cuba si !, le pre­mier titre a été Cele­bra­ción.
  4. En plus de la SLON et de l’ICAIC, la Radio télé­vi­sion belge (RTB) et la mai­son de pro­duc­tion de Cos­ta-Gavras, KG, ont par­ti­ci­pé à la pro­duc­tion de La Bataille des dix mil­lions.
  5. Par la suite, la SLON essaya de faire une ver­sion fran­çaise du film La respues­ta de octubre (1972), seconde pro­duc­tion de Guzmán tour­née dans les années de l’Unité Popu­laire. Cepen­dant, après le coup d’État, ces efforts se concen­trèrent sur le pro­jet El ter­cer año, qui don­ne­rait La batal­la de Chile, après l’abandon du pro­jet précédent. 
  6. Il faut sou­li­gner que Debray arri­va au Chi­li en décembre 1970, après sa libé­ra­tion des pri­sons boli­viennes, et il res­ta dans ce pays pen­dant le gou­ver­ne­ment de l’Unité Popu­laire vivant entre le Chi­li et la France et jouant même un rôle de mes­sa­ger entre des per­sonnes comme ce fut le cas pour Mar­ker et Guzmán.