Conversation avec Louis Andriessen, par Johan van der Keuken

par Johan van der Keuken

Source de l’ar­ticle : Ciné­ma­thèque Québecoise

Je pense qu’il ne s’agit pas de détours mais de pas en avant…

Mes films se déplacent sou­vent selon un cer­tain nombre de voies parallèles.

Par­fois, les dif­fé­rentes lignes ser­pentent l’une sur l’autre comme des anguilles en route vers la mer. Ces der­niers temps, dans LE TEMPS, j’avance sur deux voies bien droites comme des rails : la musique du même titre de Louis Andries­sen et la série d’images que j’y ai jux­ta­po­sée sont tout à fait indé­pen­dantes. Main­te­nant que le film a com­men­cé sa car­rière publique, je vais un ins­tant dis­cu­ter avec Louis.

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Louis Andries­sen

Dans la tête

Johan Quand j’étais encore occu­pé à me deman­der quelles formes pren­drait LE TEMPS, tu m’as envoyé une carte d’Amérique1 : tu as écrit au ver­so une idée évo­ca­trice : « même sans les piliers, la route res­te­rait sus­pen­due ».

Louis Le pont, sur cette carte, n’existe pas vrai­ment, il est trans­pa­rent comme un ruban qui flotte au vent. Une seconde d’inattention, et il a dis­pa­ru avec le vent. Le film, tel qu’il est deve­nu, est au contraire très proche. On y trouve peu de pano­ra­mas et c’est pour­quoi les moments où on sort pro­curent un soulagement.

Johan Le film se déroule dans un inté­rieur double : d’abord les pan­neaux du décor qui sug­gèrent l’intérieur d’un salon ou d’une chambre et, à l’extérieur, plus en docu­men­taire, le gre­nier sombre, avec les taches vives de lumière der­rière les fenêtres. C’est l’intérieur d’une tête. Quand, aujourd’hui, j’étais à la recherche d’idées pour notre entre­tien, j’ai retrou­vé un texte que j’ai écrit en 1968 : « l’espace que le film crée dans la ten­sion entre tous ses sons et ses images est le même que celui qui se trouve à l’intérieur d’une tête. (Comme si on dépliait dans le temps la paroi inté­rieure du crâne) ».

Louis Çà, tu l’as très bien réus­si avec LE TEMPS, tu regardes tout le temps sous la calotte crânienne.

Johan C’est pour­quoi les vues géné­rales sont rares. Le film consti­tue, comme c’est sou­vent le cas chez moi, un voyage de l’obscurité vers la lumière, comme si on sor­tait d’un tun­nel. Et, en même temps, il existe encore un autre mou­ve­ment, un mou­ve­ment arti­fi­ciel — les gens et les choses que je mets en scène sont assez mas­sifs — vers quelque chose que je nom­me­rais plus docu­men­taire, et qui laisse voir les irré­gu­la­ri­tés de la vie. Ces gens-là, ces parents-là, qui embrassent leur enfant sur un car­ré de pelouse.

Louis Mais il se passe quelque chose de ter­rible avec cette famille : elle est encer­clée d’une façon cos­mique, ce qui la rend très petite et très fragile.

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LE TEMPS

Les gens et les symboles

Johan J’ai com­po­sé une par­tie des images de telle façon qu’elles se trouvent en rela­tion ten­due avec la musique. J’y ai intro­duit quelque chose d’anecdotique, des débuts ou des rési­dus d’histoires. Ce qui n’est pas pos­sible avec la musique, je le fais avec des signaux bien pré­cis. On en a dis­cu­té assez longtemps.

Louis Il existe une cer­taine polé­mique entre les images des gens et la musique. Les per­sonnes gardent mal­gré tout un cer­tain natu­rel, ce qui n’arrive pas avec un mur ou un pay­sage. La vue d’êtres humains limite l’imagination, on te met le nez des­sus. Le grand avan­tage de la musique, c’est en fait qu’elle est inin­ter­pré­table. On peut lui appli­quer n’importe qu’elle inter­pré­ta­tion qu’on veut. Les délices de la liberté.

Johan J’indique jus­te­ment les élé­ments de non-liber­té. Et je dois m’en sor­tir tout en fil­mant. L’effet sym­bo­lique qui s’en dégage à pre­mière vue est anéan­ti. On ne peut rien en faire de ces sym­boles ; ils ne cor­res­pondent à rien dans le reste du film. Quand on regarde ces gens qui rampent dans la boue, des asso­cia­tions sur­gissent avec des rep­tiles, avec des situa­tions pré­his­to­riques ou avec les dif­fi­cul­tés de ta condi­tion humaine. Mais, les imper­méables encore rela­ti­ve­ment propres qu’ils portent, les ten­nis, les talons hauts et les coif­fures bien contem­po­raines anéan­tissent la com­pa­rai­son. Ensuite, on s’occupe de la boue en soi, de son effet tac­tile. L’image des gens ram­pant dans la boue est sui­vie de l’image de la boue seule : et cet ordre ne peut être inversé.

Louis Non, car si la boue venait en pre­mier, il s’agirait seule­ment d’un lieu d’action, l’endroit où l’on rampe.

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Distances et significations

Johan Ta musique n’évolue pas seule­ment par des chan­ge­ments en cli­mat, en cou­leur, en épais­seur. J’ai remar­qué qu’elle fonc­tionne aus­si par des dis­tances dif­fé­rentes. La musi­que se trouve plus près ou plus loin par rap­port à l’auditeur. Les peintres pensent en dis­tances (à quelle dis­tance de l’observateur se trouve une cou­leur ou une forme?) Les com­po­si­teurs le font aus­si, je pense.

Louis Pour­tant, la notion de dis­tance n’est presque jamais uti­li­sée en musique. J’y pense beau­coup. Depuis 1800, on remarque dans la musique quelque chose comme de l’espace ; en fait, cela a sûre­ment à faire avec l’extension de l’orchestre sym­pho­nique. Chez Mah­ler, on a l’impression que cer­tains pas­sages sonnent plus près que d’autres. Com­ment cela est-il pos­sible ? D’un point de vue tech­nique, les notes rapides sont plus près que les len­tes. Une note pro­lon­gée se répand dans l’espace ; elle occupe un large espace acous­tique. Mais si l’on veut suivre la mélo­die (qui sou­vent est faite de notes plus courtes) on doit la talon­ner avec les oreilles. La dis­tance jusqu’à la mélo­die est plus courte.

Johan La lune, au loin­tain, se déplace len­te­ment avec nous — les arbres au pre­mier plan défilent très vite. Au ciné­ma, on a aus­si beau­coup à faire avec les dis­tances. L’alternance d’images arran­gées arti­fi­ciel­le­ment avec des images pui­sées direc­te­ment dans ta réa­li­té visible apporte aus­si une alter­nance de dis­tances. Comme spec­ta­teur on n’est pas à la même dis­tance d’une image selon qu’on voit des acteurs ou le bord d’un trot­toir par exemple.

Louis Pour être plus concret : qu’est-ce qui est le plus proche de toi : un plan moyen de Jack Vecht ou un tra­vel­ling le long du bord du trottoir ?

Johan Dif­fi­cile à dire. D’un point de vue gra­phique, le trot­toir est plus près, mais les rap­ports ins­tinc­tifs qui ont trait au per­son­nage de Jack le rap­prochent davan­tage, psychologiquement.

Louis Est-ce que Jack peut être aus­si près que le trottoir ?

Johan Oui, c’est ce qu’on appelle la coupe douce.

Louis Quand je regarde le trot­toir, je peux être Dieu qui plane au-des­sus de sa créa­tion, ou un chien dont le museau se trouve juste au-des­sus. Alors que la dis­tance qui me sépare de Jack est défi­nie et sans équivoque.

Johan Oui, mais ce qui m’occupe, c’est ce qui se trouve entre ces deux sortes de dis­tance. En soi, le trot­toir et l’homme ne sont pas assez ani­més, ce sont des aspects par­tiels. Mais ce qui se trouve entre les deux, et la dis­tance sur laquelle le spec­ta­teur doit miser pour le voir ; là il se passe quelque chose de nou­veau, et ça me passionne.

Louis J’ai moins cette impres­sion que toi. Mais chez Straub, au contraire, je la res­sens. L’un ou l’autre com­mu­niste ita­lien est en train de lire un texte2 et après 5 minutes, l’homme est dépouillé de toute signi­fi­ca­tion ou de toute sym­bo­lique ; je ne m’occupe que du texte. L’image acquiert la qua­li­té « bord du trot­toir » ». La ten­sion que tu sug­gères, c’est un ter­rain qui a quelque chose d’une jungle : ne par­vien­dras-tu jamais à cou­per assez de branches pour pou­voir obte­nir une vue dégagée ?

Johan Regarde, Straub parle de « res­pec­ter l’espace » et peut-être peut-on dire que ses films com­mencent quand la bataille pour puri­fier la signi­fi­ca­tion a déjà été gagnée. L’espace fil­mique qui reste (pour la pen­sée et les sen­ti­ments) est comme un hall de départ pour la fan­tai­sie, rela­ti­ve­ment vide. Mais je ne res­pecte pas l’espace à chaque coup. Le film étant un regard pho­to­gra­phique dans le temps sur le monde maté­riel et social, ses images m’envoient en per­ma­nence leur conte­nu : situa­tions et sym­boles, lieux et lieux com­muns, his­toires et allé­ga­tions de tous aloi. Les signes fins et gras que j’arrive à trou­ver pour ces conte­nus-là, je les place sans com­plexe — et plus le temps passe, moins j’ai de com­plexes dans ce domaine. J’essaie de n’exclure aucun niveau, et c’est pour­quoi ma belle construc­tion est constam­ment mena­cée par un lan­gage vul­gaire ou ron­flant. En ce sens, je ne suis pas un cinéaste clas­sique comme Straub l’est peut-être au fond, et un très grand ! Je suis gêné en per­ma­nence par un trop ou un trop peu. Mon monde n’existe que par approximation.

Louis Je vais t’expliquer ! Ce que tu cherches, c’est, au moyen d’images sym­bo­liques, à désym­bo­li­ser la sym­bo­lique. C’est ça ce que tu veux !

Johan … pour arri­ver à une autre sen­sa­tion, à des émo­tions qui, en fait, se trouvent dans une terre incon­nue. Et lorsque je suis en route pour cette terre, je suis très sou­vent pris de doutes. En fin de compte, je ne peux pas juger de l’effet pro­duit sur les autres — bien que je puisse natu­rel­le­ment essayer — car je n’ai aucune pré­con­nais­sance de ce ter­rain où la sym­bo­lique, l’histoire, l’information et même l’abstraction com­mencent à vaciller. C’est en fil­mant que je te découvre.

Louis Tu sous-estimes le condi­tion­ne­ment his­to­rique des spec­ta­teurs. Ils sont tou­jours prêts à y voir tout de suite une signi­fi­ca­tion. Pour­quoi est-ce que tu te rends les choses si diffici­les ? Pour­quoi tous ces détours compliqués ?

Johan Je pense qu’il ne s’agit pas de détours mais de pas en avant. Je suis conscient de tra­vailler avec un lan­gage décom­po­sé et dont les com­po­santes, les restes, gisent entas­ses les uns sur les autres. Ces restes nous sont constam­ment pré­sen­tés dans un sem­blant d’ordre — par la télé­vi­sion, par tout ce qui se passe — et je crois que l’histoire du film coïn­cide en grande par­tie avec la créa­tion de ce sem­blant d’ordre. D’un côté, je remar­que tou­jours davan­tage com­bien je suis déter­mi­né par une tra­di­tion, d’un autre côté, je suis conscient que cette tra­di­tion était déjà enta­mée au moment où, au ciné­ma, elle com­mençait à prendre corps. On taille dans la masse et on se retrouve ain­si plus nu devant l’image.

Louis Dans ce film — LE TEMPS — le pro­blème est un peu dif­fé­rent, on a l’information per­ma­nente de la musique. L’abîme entre l’image à sens fixe et l’image à sens flot­tant se remarque davan­tage par le fait que le fleuve musi­cal conti­nue à cou­ler. Il y a davan­tage de confron­ta­tion. D’ordinaire, la musique dans les films ne vient qu’en seconde ou même en troi­sième posi­tion. Mais toi, tu la fais vrai­ment retentir.

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Deux temps

Johan J’ai remar­qué au cours du mon­tage que ta musique conserve quelque chose d’impé­nétrable. Bien que je recon­naisse cha­cun des mor­ceaux, car je l’ai enten­due d’innombra­bles fois sur la table de mon­tage, elle reste impré­vi­sible, elle reste indépendante.

Louis C’est dans sa nature. L’opposition entre les notes longues et courtes, dont j’ai déjà par­lé, est ici extrême. La base du mor­ceau est un conti­nuum musi­cal, une ligne conti­nue de longs accords, où se pro­duisent peu de chan­ge­ments ; au-des­sus, on trouve un mouve­ment, com­po­sé d’une mul­ti­tude de coups frap­pés, plus ou moins longs ; c’est le mouve­ment direc­te­ment per­cep­tible que l’on suit dans le détail. L’attention se fixe donc sur­tout sur ce mou­ve­ment plus rapide, sur le moment lui-même.

Johan On ne maî­trise donc jamais tout à fait la struc­ture plus large. C’est encore comme avec la lune lente et les arbres rapides. Peut-être que cela tient aux aspects de la mémoire, la mémoire à court terme et la mémoire à long terme.

Louis Oui. Mais en musique, les deux aspects doivent cou­ler agréa­ble­ment l’un dans l’autre. Les bons com­po­si­teurs savent en jouer avec raf­fi­ne­ment. Le Bolé­ro de Ravel suit aus­si ce prin­cipe, avec la ten­sion entre rapide et lent. D’ailleurs, si tu parles de musique classi­que, dans le sens musi­cal spé­ci­fique, la concen­tra­tion sur le moment lui-même est typi­quement clas­sique, car on n’avait pas, à l’époque de la musique baroque, l’idée de la longue durée. Le baroque rai­sonne beau­coup à par­tir du pré­sent musi­cal, il s’agit davan­tage de bro­de­ries que de l’entité. Tout comme en archi­tec­ture : la forme d’une église est moins impor­tante que les babioles et les bri­coles dont on l’emplit. Si on prend l’exemple de La Pas­sion selon Saint Mathieu : Bach était moins inté­res­sé de savoir qu’elle durait deux heu­res et demie que de pou­voir dire quelque chose de spé­ci­fique sur toutes les petites formes qu’on y trouve — c’est un cata­logue de formes : une cho­rale, un air, un chœur, un ceci et un cela com­po­sés à une époque où la conscience d’une forme très longue com­mence juste à s’éveiller. On se trouve encore dans le conti­nuum, on n’a pas de mémoire. Et dans cette situa­tion, Bach est le pre­mier qui va modi­fier les tona­li­tés : ce mor­ceau est en ré, il en fait un si mineur et c’est le début de l’articulation de la grande forme. C’est déjà le début de l’époque moderne, des Lumières, du Ratio­na­lisme je pense.

Johan Tu n’en a que pour la mémoire. Seule­ment, il y a chez toi un abîme entre la grande forme et le moment lui-même, entre le conti­nuum et l’instant pré­sent. Tu ne conci­lies pas ces deux temps. Est-ce que ce n’est pas une cas­sure ? Est-ce que cela ne signi­fie pas que, toi aus­si, tu te trouves pla­cé en dehors de la tradition ?

Louis Non. Je pense au sujet de ce mor­ceau la même chose que ce que tu dis de Straub, cela se situe très bien dans une évo­lu­tion de la musique, dans une tra­di­tion du renou­veau — la tra­di­tion révolutionnaire.

Johan Alors que moi, tout compte fait, je ne m’y sens pas à l’aise. Car cela reste mal­gré tout une tra­di­tion qui se trouve à l’intérieur de l’art. Je ne peux pas m’en conten­ter, bien que je sache que se tenir en dehors de la tra­di­tion n’est guère pos­sible non plus car on conti­nue de recher­cher un équi­libre — aus­si sur­pre­nante et sinueuse soit son ori­gine. Le sen­ti­ment d’équilibre est pour nous une seconde nature. Notre champ d’action reste limité.

(Skrien, Amster­dam, mars 1984)

  1. Une carte de Louis Andries­sen de San Die­go, repré­sen­tant la Coro­nade Bay Bridge, sep­tembre 1982 : « Cher Johan, fais le film le plus trans­pa­rent pos­sible. Et même, si c’est pos­sible, ne tiens pas compte des piliers du pont, car même sans les piliers, la route res­te­rait sus­pen­due »
  2. FORTINI/CANI de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet (Ita­lie 1976)