Six fois deux / Sur et sous la communication est une série de films réalisés par Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville pour la télévision en 1976.
Les Cahiers du Cinéma vous demandent une interview, parce que vous êtes « philosophe » et que nous voudrions un texte en ce sens, mais surtout parce que vous aimez et admirez ce que fait Godard. Que pensez-vous de ses émissions récentes à la T.V. ?
Comme beaucoup de gens j’ai été ému, et c’est une émotion qui dure. Je peux dire comment j’imagine Godard. C’est un homme qui travaille beaucoup, alors forcément il est dans une solitude absolue. Mais ce n’est pas n’importe quelle solitude, c’est une solitude extraordinairement peuplée. Pas peuplée de rêves, de fantasmes ou de projets, mais d’actes, de choses et même de personnes. Une solitude multiple, créatrice. C’est du fond de cette solitude que Godard peut être une force à lui tout seul, mais aussi faire à plusieurs du travail d’équipe. Il peut traiter d’égal à égal avec n’importe qui, avec des pouvoirs officiels ou des organisations, aussi bien qu’avec une femme de ménage, un ouvrier, des fous.
Dans les émissions TV, les questions que pose Godard sont toujours de plain-pied. Elles nous troublent, nous qui écoutons, mais pas celui à qui il les pose. II parle avec des délirants, d’une manière qui n’est ni celte d’un psychiatre, ni celle d’un autre fou ou de quelqu’un qui ferait le fou. Il parle avec des ouvriers, et ce n’est ni un patron, ni un autre ouvrier, ni un intellectuel, ni un metteur en scène avec des acteurs. Ce n’est pas du tout parce qu’il épouserait tous les tons, comme quelqu’un d’habile, c’est parce que sa solitude lui donne une grande capacité, un grand peuplement. D’une certaine manière, il s’agit toujours d’être bègue. Non pas être bègue dans sa parole, mais être bègue du langage lui-même. On ne peut être un étranger généralement que dans une autre langue. Ici au contraire, il s’agit d’être, dans sa propre langue, un étranger. Proust disait que les beaux livres sont forcément écrits dans une sorte de langue étrangère. C’est la même chose pour les émissions de Godard ; il a même perfectionné son accent suisse à cet effet. C’est ce bégaiement créateur, cette solitude qui fait de Godard une force.
Parce que, vous le savez mieux que moi, il a toujours été seul. II n’y a jamais eu de succès-Godard au cinéma, comme voudraient le faire croire ceux qui disent : « Il a changé, à partir de tel moment, ça ne va plus ». Ce sont souvent les mêmes qui le haïssaient depuis le début. Godard a devancé et marqué tout le monde, mais pas par des voies qui auraient été celles du succès, plutôt en continuant sa ligne à lui, une ligne de fuite active, ligne tout le temps brisée, en zig-zag, en souterrain. Reste que, pour le cinéma, on avait plus ou moins réussi à renfermer dans sa solitude. On l’avait localisé. Et voilà qu’il profite des vacances, d’un vague appel à la créativité, pour occuper la TV six fois deux émissions. C’est peut-être le seul cas de quelqu’un qui ne s’est pas fait avoir par la TV. D’habitude on a perdu d’avance. On lui aurait pardonné de placer son cinéma, mais pas de faire cette série qui change tant de choses à l’intérieur de ce qui touche le plus à la TV (interroger des gens, les faire parler, montrer des images venues d’ailleurs, etc.). Même s’il n’en est plus question, même si c’est étouffé. C’est forcé que beaucoup de groupes et d’associations se soient indignés : le communiqué de l’Association des journalistes reporters-photographes et cinéastes est exemplaire. Godard a au moins ravivé la haine. Mais il a montré aussi qu’un autre « peuplement » de la TV était possible.
Vous n’avez pas répondu à notre question. Si vous aviez à faire un « cours » sur ces émissions… Quelles idées avez-vous perçues, ou senties ? Comment feriez-vous pour expliquer votre enthousiasme ? On pourra toujours parler du reste ensuite, même si ce reste est le plus important.
Bien, mais les idées, avoir une idée, ce n’est pas de l’idéologie, c’est de la pratique. Godard a une belle formule : pas une image juste, juste une image. Les philosophes devraient dire aussi, et arriver à le faire : pas d’idées justes, juste des idées. Parce que des idées justes, c’est toujours des idées conformes à des significations dominantes ou à des mots d’ordre établis, c’est toujours des idées qui vérifient quelque chose, même si ce quelque chose est à venir, même si c’est l’avenir de la révolution. Tandis que « juste des idées », c’est du devenir-présent c’est du bégaiement dans les idées, ça ne peut s’exprimer que sous forme de questions, qui font plutôt taire les réponses. Ou bien montrer quelque chose de simple, qui casse toutes les démonstrations.
En ce sens, il y a deux idées dans les émissions de Godard, qui ne cessent d’empiéter l’une sur l’autre, de se mélanger ou de se séparer segments par segments. C’est une des raisons pour lesquelles chaque émission est divisée en deux : comme à l’école primaire, les deux pôles, la leçon de choses et la leçon de langage. La première idée concerne le travail. Je crois que Godard ne cesse pas de mettre en question un schéma vaguement marxiste, qui a pénétré partout : il y aurait quelque chose d’assez abstrait, comme une « force de travail », qu’on vendrait ou qu’un achèterait, dans des conditions qui définiraient une injustice sociale fondamentale, ou au contraire établiraient un peu plus de Justice sociale.
Or Godard pose des questions très concrètes, il montre des images qui tournent autour de ceci : Qu’est-ce qu’on achète et qu’est-ce qu’on vend au juste ? Qu’est-ce que les uns sont prêts à acheter, et les autres, à vendre, qui n’est pas forcément la même chose ? Un jeune soudeur est prêt à vendre son travail de soudeur, mais pas sa force sexuelle en devenant l’amant d’une vieille dame. Une femme de ménage veut bien vendre des heures de ménage, mais ne veut pas vendre le moment où elle chante un morceau de l’internationale, pourquoi ? Parce qu’elle ne sait pas chanter ? Mais si on la paie pour parler justement de ce qu’elle ne sait pas chanter ?
Et inversement, un ouvrier d’horlogerie spécialisé veut être payé pour sa force horlogière, mais refuse de l’être pour son travail de cinéaste amateur, son « hobby » dit-il ; or les images montrent que dans les deux cas les gestes, dans la chaîne d’horlogerie et dans la chaîne de montage, sont singulièrement semblables, à s’y méprendre. Non, pourtant, dit l’horloger, il y a une grande différence d’amour et de générosité dans ces gestes, je ne veux pas être payé pour mon cinéma. Mais, alors, le cinéaste, le photographe qui, eux, sont payés ? Bien plus, qu’est-ce qu’un photographe à son tour est prêt à payer ?
Dans certains cas il est prêt à payer son modèle. Dans d’autres cas il est payé par son modèle. Mais quand il photographie des tortures ou une exécution, il ne paie ni la victime ni le bourreau. Et quand il photographie des enfants malades, blessés ou qui ont faim, pourquoi ne les paie-t-il pas ? D’une manière analogue, Guattari proposait dans un congrès de psychanalyse que les psychanalysés soient payés non moins que les psychanalystes, puisqu’on ne peut pas dire exactement que le psychanalyste fournisse un « service », il y a plutôt division de travail, évolution de deux types de travaux non parallèles : le travail d’écoute et de criblage du psychanalyste, mais aussi le travail de l’inconscient du psychanalyste. La proposition de Guattari ne semble pas avoir été retenue.
Guattari dit la même chose : pourquoi ne pas payer les gens qui écoutent la télévision, au lieu de les faire payer, puisqu’ils fournissent un véritable travail et remplissent à leur tour un service public ? La division sociale du travail implique bien que, dans une usine, soient payés le travail d’atelier, mais aussi celui des bureaux et celui des laboratoires de recherche. Sinon, pourquoi ne pas imaginer les ouvriers devant eux-mêmes payer les dessinateurs qui préparent leurs fabrications ? Je crois que toutes ces questions et beaucoup d’autres, toutes ces images et beaucoup d’autres, tendent à pulvériser la notion de force de travail. D’abord la notion même de force de travail isole arbitrairement un secteur, coupe le travail de son rapport avec l’amour, la création et même la production. Elle fait du travail une conservation, le contraire d’une création, puisqu’il s’agit pour lui de reproduire des biens consommés, et de reproduire sa propre force à lui dans un échange fermé. De ce point de vue, il importe peu que l’échange soit juste ou injuste, puisqu’il y a toujours violence sélective d’un acte de paiement, et mystification dans le principe même qui nous fait parler d’une force de travail. C’est dans la mesure où le travail serait séparé de sa pseudo-force que les flux de production très différents, non parallèles, de toutes sortes, pourraient être mis en rapport direct avec des flux d’argent, indépendamment de toute médiation par une force abstraite.
Je suis encore plus confus que Godard. Tant mieux, puisque ce qui compte, ce sont les questions que pose Godard et les images qu’il montre, et le sentiment possible du spectateur que la notion de force de travail n’est pas innocente, et qu’elle ne va pas du tout de soi, même et surtout du point de vue d’une critique sociale. Les réactions du P.C. ou de certains syndicats aux émissions de Godard, s’expliquent autant par là que par d’autres raisons encore plus visibles (il a touché à cette notion sainte de force de travail…). El puis, il y a la deuxième idée, qui concerne l’information. Car là aussi, on nous présente le langage comme essentiellement informatif, et l’information, comme essentiellement un échange. Là aussi on mesure l’information avec des unités abstraites. Or il est douteux que la maîtresse d’école, quand elle explique une opération ou quand elle enseigne l’orthographe, transmette des informations. Elle commande, elle donne plutôt des mots d’ordre. El l’on fournit de la syntaxe aux enfants comme on donne des instruments aux ouvriers, pour produire des énoncés conformes aux significations dominantes.
C’est bien littéralement qu’il faut comprendre la formule de Godard, les enfants sont des prisonniers politiques. Le langage est un système de commandements, pas un moyen d’information. A la TV : « maintenant on va s’amuser… et bientôt les nouvelles… » En fait, il faudrait renverser le schéma de l’informatique. L’informatique suppose une information théorique maximale ; puis à l’autre pôle, elle met le pur bruit, le brouillage ; et entre les deux, la redondance, qui diminue l’information, mais lui permet de vaincre le bruit. C’est le contraire : en haut, il faudrait mettre la redondance comme transmission et répétition des ordres ou commandements ; en dessous l’information comme étant toujours le minimum requis pour la bonne réception des ordres ; et en dessous encore ? Eh bien, il y aurait quelque chose comme le silence, ou bien comme le bégaiement, ou bien comme le cri, quelque chose qui filerait sous les redondances et les informations, qui ferait filer le langage, et qui se ferait entendre quand même. Parler, même quand on parle de soi, c’est toujours prendre la place de quelqu’un, à la place de qui on prétend parler, et à qui on refuse le droit de parler.
Seguy est bouche ouverte pour transmettre des ordres et des mots d’ordre. Mais la femme à l’enfant mort est bouche ouverte aussi. Une image se fait représenter par un son, comme un ouvrier par son délégué. Un son prend le pouvoir sur une série d’images. Alors comment arriver à parler sans donner des ordres, sans prétendre représenter quelque chose on quelqu’un, comment arriver à faire parler ceux qui n’ont pas le droit, et à rendre aux sons, leur valeur de lutte contre le pouvoir ? C’est sans doute cela. être dans sa propre langue comme un étranger, tracer pour le langage une sorte de ligne de fuite.
C’est « juste » deux idées, mais deux idées c’est beaucoup, c’est énorme, ça contient beaucoup de choses et d’autres idées. Donc Godard met en question deux notions courantes, celle de force de travail et celle d’information. Il ne dit pas qu’il faudrait donner de vraies informations, ni qu’il faudrait bien payer la force de travail (ce serait des idées justes). Il dit que ces notions sont très louches, il écrit FAUX à côté. Il a dit depuis longtemps qu’il souhaitait être un bureau de production plutôt qu’un auteur, et être directeur d’actualités télévisées, plutôt que cinéaste. Evidemment il ne voulait pas dire qu’il souhaitait produire ses propres films, comme Verneuil ; ni prendre le pouvoir à la TV. Plutôt faire une mosaïque des travaux, au lieu de les mesurer à une force abstraite ; plutôt faire une juxtaposition des sous-informations, de toutes les bouches ouvertes, au lieu de les rapporter à une information abstraite prise comme mot d’ordre.
Si c’est là les deux idées de Godard, est-ce qu’elles coïncident avec le thème constamment développé dans les émissions, « images et sons » ? La leçon de choses, les images, renverraient aux travaux, la leçon de mots, les sons, renverraient aux informations ?
Non, la coïncidence n’est que partielle : il y a forcement aussi de l’information dans les images, et du travail dans les sons. Des ensembles quelconques peuvent et doivent être découpés de plusieurs manières qui ne coïncident que partiellement. Pour essayer de reconstituer le rapport image-son d’après Godard, il faudrait raconter une histoire très abstraite, avec plusieurs épisodes, et s’apercevoir à la fin que cette histoire abstraite, c’était le plus simple et le plus concret en un seul
épisode.
1) Il y a des images, les choses mêmes sont des images, parce que les images ne sont pas dans la tête, dans le cerveau. C’est au contraire le cerveau qui est une image parmi d’autres. Les images ne cessent pas d’agir et de réagir les unes sur les autres, de produire et de consommer. Il n’y a aucune différence entre tes images, les choses et le mouvement.
2) Mais les images ont aussi un dedans ou certaines images ont un dedans et s’éprouvent du dedans. Ce sont des justes (cf. les déclarations de Godard sur Deux ou trois choses que je sais d’elle dans le recueil publié par Belfond pp. 393 sq.). Il y a en effet un écart entre l’action subie par ces images et la réaction exécutée. C’est cet écart qui leur donne le pouvoir de stocker d’autres images, c’est-à-dire de percevoir. Mais ce qu’elles stockent, c’est seulement ce qui les intéresse dans les autres images : percevoir, c’est soustraire de l’image ce quine nous intéresse pas, il y a toujours moins dans notre perception. Nous sommes tellement remplis d’images que nous ne voyons plus celles du dehors pour elles-mêmes.
3) D’autre part, il y a des images sonores qui ne semblent avoir aucun privilège. Ces images sonores, ou certaines d’entre elles, ont pourtant un envers qu’on peut appeler comme on voudra, idées, sens, langage, traits d’expression, etc. Par là les images sonores prennent un pouvoir de contracter ou de capturer les autres images ou une série d’autres images. Une voix prend le pouvoir sur un ensemble d’images (voix de Hitler). Les idées agissant comme des mots d’ordre, s’incarnent dans les images sonores ou les ondes sonores et disent ce qui doit nous intéresser dans les autres images : elles dictent notre perception. Il y a toujours un « coup de tampon » central qui normalise les images, en soutrait ce que nous ne devons pas percevoir. Ainsi se dessinent, à la faveur de l’écart précédent, comme deux courants en sens contraire : l’un qui va des images extérieures aux perceptions, l’autre qui va des idées dominantes aux perceptions.
4) Donc nous sommes pris dans une chaîne d’images, chacun à sa place, chacun étant lui-même image, mais aussi dans une trame d’idées agissant comme mots d’ordre. Dès lors l’action de Godard, « images et sons », va à la fois dans les deux directions. D’une part restituer aux images extérieures leur plein, faire que nous ne percevions pas moins, faire que la perception soit égale à l’image, faire rendre aux images tout ce qu’elles ont : ce qui est déjà une manière de lutter contre tel ou tel pouvoir et ses coups de tampon. D’autre part défaire le langage comme prise de pouvoir, le faire bégayer dans les ondes sonores, décomposer tout ensemble d’idées qui se prétendent des idées « justes » pour en extraire « juste » des idées. Peut-être est-ce deux raisons parmi d’autres, pour lesquelles Godard fait un usage si nouveau du plan fixe. C’est un peu comme certains musiciens actuels : ils instaurent un plan fixe sonore grâce auquel tout sera entendu dans la musique. Et quand Godard introduit à l’écran un tableau noir sur lequel il écrit, il n’en fait pas un objet à filmer, il fait du tableau noir et de l’écriture un nouveau moyen de télévision, comme une substance d’expression qui a son propre courant, par rapport à d’autres courants sur l’écran.
Toute cette histoire abstraite en quatre épisodes a un aspect science-fiction. C’est notre réalité sociale aujourd’hui. Il y a quelque chose de curieux, c’est que cette histoire coïncide sur un certain nombre de points avec ce que Bergson disait dans le premier chapitre de Matière et Mémoire. Bergson passe pour un philosophe sage, et qui a perdu sa nouveauté. Ce sera bien que le cinéma ou la télévision la lui redonnent (il devrait être au programme de l’I.D.H.E.C., peut-être y est-il). Le premier chapitre de Matière et Mémoire développe une étonnante conception de la photo et du mouvement de cinéma dans leur rapports avec les choses : « la photographie, si photographie il y a, est déjà prise, déjà tirée dans l’intérieur même des choses et pour tous les points de l’espace… etc. » Ce n’est pas dire que Godard qui renouvelle Bergson, mais qui trouve des morceaux sur son chemin en renouvelant la télévision.
Mais pourquoi y a‑t-il toujours « deux » chez Godard ? Il faut qu’il y ait deux pour qu’il y ait trois… Bon, mais quel est le sens de ce 2, de ce 3 ?
Vous faites semblant, vous êtes les premiers à savoir que ce n’est pas ainsi. Godard n’est pas un dialecticien. Ce qui compte chez lui, ce n’est pas 2 ou 3, ou n’importe combien, c’est ET, la conjonction ET. L’usage du ET chez Godard, c’est l’essentiel. C’est important parce que toute notre pensée est plutôt modelée sur le verbe être, EST. La philosophie est encombrée de discussions sur le jugement d’attribution (le ciel est bleu) et le jugement d’existence (Dieu est), leurs réductions possibles ou leur irréductibilité. Mais c’est toujours le verbe être. Même les conjonctions sont mesurées au verbe être, on le voit bien dans le syllogisme. Il n’y a guère que les Anglais et les Américains pour avoir libéré les conjonctions, pour avoir réfléchi sur les relations. Seulement quand on fait du jugement de relation un type autonome, on s’aperçoit qu’il se glisse partout, qu’il pénètre et corrompt tout : le ET n’est même plus une conjonction ou une relation particulières, il entraîne toutes les relations, il y a autant de relations que de ET, le ET ne fait pas seulement basculer toutes les relations, il fait basculer l’être, le verbe… etc. Le ET, « et… et… et… », c’est exactement le bégaiement créateur, l’usage étranger de la langue, par opposition à son usage conforme et dominant fondé sur le verbe être.
Bien-sûr, le ET, c’est la diversité, la multiplicité, la destruction des identités. La porte de l’usine n’est pas la même, quand j’y entre, et puis quand j’en sors, et puis quand je passe devant, étant chômeur. La femme du condamné n’est pas la même, avant et après. Seulement la diversité ou la multiplicité ne sont pas nullement des collections esthétiques (comme quand on dit « un de plus », « une femme de plus »…), ni des schémas dialectiques (comme quand on dit « une donne deux qui va donner trois »). Car dans tous ces cas, subsiste un primat de l’Un, donc de l’être, qui est censé devenir multiple. Quand Godard dit que tout se divise en deux, et que, le jour, il y a le matin et le soir, il ne dit pas que c’est l’un ou l’autre, ni que l’un devient l’autre, devient deux. Car la multiplicité n’est jamais dans les termes ou la totalité. La multiplicité est précisément dans le ET, qui n’a pas la même nature que les éléments ni les ensembles.
Ni élément ni ensemble, qu’est-ce que c’est, le ET ? Je crois que c’est la force de Godard, de vivre et de penser, et de montrer le ET d’une manière très nouvelle, et de le faire opérer activement. Le ET, ce n’est ni l’un ni l’autre, c’est toujours entre les deux, c’est la frontière, il y a toujours une frontière, une ligne de fuite ou de flux, seulement on ne la voit pas, parce qu’elle est le moins perceptible. Et c’est pourtant sur cette ligne de fuite que les choses se passent, les devenirs se font, les révolutions s’esquissent. « Les gens forts, ce n’est pas ceux qui occupent un camp ou l’autre, c’est la frontière qui est puissante ». Giscard d’Estaing faisait une constatation mélancolique dans la leçon de géographie militaire qu’il donnait récemment à l’armée : plus les choses s’équilibrent au niveau des grands ensembles, entre l’Ouest et l’Est, U.S.A. — U.R.S.S., entente planétaire, rendez-vous orbitaux, police mondiale, etc., plus elles se « déstabilisent » du Nord au Sud, Giscard cite l’Angola, le Proche-Orient, la résistance palestinienne, mais aussi toutes les agitations qui font « une déstabilisation régionale de la sécurité », les détournements d’avions, la Corse… Du Nord au Sud, on rencontrera toujours des lignes qui vont détourner les ensembles, un ET, ET, ET qui marque chaque fois un nouveau seuil, une nouvelle direction de la ligne brisée, un nouveau défilé de la frontière. Le but de Godard : « voir les frontières », c’est-à-dire taire voir l’imperceptible. Le condamné et sa femme. La mère et l’enfant. Mais aussi les images et les sons. El les gestes de l’horloger quand il est à sa chaîne d’horlogerie et quand il est à sa table de montage : une frontière imperceptible les sépare, qui n’est ni l’un ni l’autre, mais aussi qui les entraîne l’un et l’autre dans une évolution non-parallèle, dans une fuite ou dans un flux où l’on ne sait plus qui poursuit l’autre ni pour quel destin. Toute une micro-politique des frontières, contre la macro-politique des grands ensembles. On sait au moins que c’est la que les choses se passent, à la frontière des images et des sons, là où les images deviennent trop pleines el les sons trop forts. C’est ce que Godard a fait dans 6 fois 2 : 6 fois entre les deux, faire passer et faire voir cette ligne active et créatrice, entraîner avec elle ta télévision.
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