Pour être dans ce siècle-ci, il faut exister en alliance, sinon en symbiose avec la télévision, Godard n’aura pas du tout réussi cela.
Voir ou ne pas voir, là est la question
Jean-Luc Godard et la télévision : un affrontement critique, permanent et opiniâtre, qui dure depuis quarante ans
IL est passé par ici, il repassera. Godard est le furet de la télévision, il la parcourt, la hante depuis quarante ans, déjà habile, déjà précis lorsqu’il est interviewé sur son deuxième film, l’un des plus beaux qu’il fera jamais, Le Petit Soldat. Déjà il essaie de dire quelque chose de lui et du cinéma, alors que la télé ne sait rien même pas que sera interdit le film dont elle parle — parce que les gazettes ont fait un « événement de société » de la nouvelle vague.
Et déjà on sait que ce qu’il essaie de dire ne sera pas entendu. S’il s’en doute lui aussi à ce moment, en 1961, il s’en fout. Cette indifférence où passe quelque chose de juvénile et de fier est un des rares moments où on voit quelque chose de Jean-Luc Godard, dans le montage d’extraits de ses apparitions télévisées que lui a consacré Michel Royer.
Très vite, on comprend que ce n’est pas Michel Royer qui a fait l’essentiel du travail, mais une de ces merveilleuses machines comme il en fonctionne désormais à l’INA. On dit aux machines « Jean-Luc Godard », elles vous sortent des mémoires institutionnelles tous les extraits indexés au nom correspondant. On pourrait parier que la mise à l’index serait une mise en scène (elle le fut, du temps où l’inquisition avait le sens de la dette symbolique), l’assemblage intitulé Godard et la télévision prouve que ce n’est plus le cas. Comme est également promptement déçu l’espoir de se fendre la pipe grâce à un bêtisier où le cinéaste et l’étrange lucarne seraient épinglés — Godard à la télé, il est fendard, c’est connu… Ben non.
Il y a pourtant, nécessairement, une histoire à construire avec les passages de Godard à la télé. Histoire d’un humain enregistré à maintes reprises durant quarante ans, histoire des rapports du cinéma et de la télévision, histoire de la mise en forme télévisuelle, comparaison entre les différents types d’émission, histoire d’un corps qui a vieilli, d’une voix, de mots qui ont changé (plus que les idées). On n’aura rien de çà. On aura l’illustration de ce que l’auteur du Mépris répète sans cesse d’un plateau à l’autre, à travers les années : qu’on ne voit rien à la télévision. Donc on voit… qu’on ne voit rien. On voit la misère des dispositifs télévisuels, on voit comme un visage (qu’on sait par ailleurs étonnamment mobile, du très laid au très beau, palimpseste réécrit par son époque, comme un journal, et par l’âge) peut être si peu vu.
On voit comme la télévision, vieille fille puritaine, ne montre pas les corps. Deux des meilleures scènes de ce Godard et la télévision sont les deux fois où Godard transgresse les lois du dispositif par un geste obscène : en se levant de son siège. La première fois, jeune et amusé, il en rajoute dans l’exhibition du corps, marche sur les mains pour montrer comment il a convaincu Brigitte Bardot de diminuer la taille de sa choucroute. La deuxième fois, hussard noir d’une république de l’image qu’il aura rêvé en vain toute sa vie, il administre une leçon de cadrage sur le mannequin Yves Mourousi, essayant de dire : si vous ne filmez pas les corps, au moins filmez les visages, faites-leur face.
Alors, en ne voyant rien, on voit tout de même, autrement. On voit l’impuissance télévisuelle, ici sans perversité — le réalisateur a travaillé de son mieux, sans volonté de nuire à quiconque. On voit le fonctionnement constant de la télé, qui coupe la parole, isole les formules insiste sur la facilité, supprime la durée, la distance, la profondeur de champ — on le voit mieux parce que ces procédés semblent plus choquants appliqués à Jean-Luc Godard qu’à Jean-Claude Killy, ce qui est injuste. On voit enfin, dans la seule scène émouvante de ce programme, la vérité de la télévision, c’est-à-dire son absolue vulgarité (« les poubelles », disait Serge Daney).
Dans une émission de caniveau comme il est une presse de la même eau, Godard est assis à côté d’Anna Karina, quelque vingt ans après leur séparation. La puissance du malaise, la maladresse des mots de Godard, l’émotion de Karina qui bientôt se lève (décidément !) et, un chien noir sur ses talons, s’enfuit du cadre désemparé, la veulerie du présentateur qui cherche à jouer sur tous les tableaux, la sensation — entêtante comme une mauvaise odeur d’un calcul promotionnel derrière ces retrouvailles‑, le désarroi général devant ce naufrage où personne ne fait plus le malin, surtout pas le spectateur, font la force unique de cette séquence.
Elle confirme le terrible constat de solitude d’un grand artiste du siècle dans son siècle (ce qui n’a rien de très nouveau). Pour être dans ce siècle-ci, il faut exister en alliance, sinon en symbiose avec la télévision, Godard n’aura pas du tout réussi cela. On songe à la seule bonne émission de télévision sur Godard, « L’Entretien » où il dialoguait avec Philippe Sollers (et dont pas une image ne figure dans ce programme, tant mieux). Pour remarquer ce qui la différenciait de tous ces extraits : la construction d’un regard — en l’occurrence celui de Jean-Paul Fargier. C’était de la triche, bien sûr, une petite intrusion en contrebande des gens de cinéma, gens de lettres, gens de l’art quoi.
Le reste — la télévision, la vraie — est dispositif de pouvoir, où un cinéaste, même le plus grand — surtout le plus grand ? — est en porte-à-faux définitif avec un dispositif qui n’est l’œuvre de personne, une procédure machinale réglée par les seules lois du marché de la communication. Contre cela, personne ne gagne, surtout pas Jean-Luc Godard — il suffit de regarder Histoire(s) du cinéma, qui est un moment important de la civilisation humaine au XXème siècle, pour le comprendre.
En rendant compte de cela, et de cette opiniâtreté de Godard durant toutes ces années à aller perdre toutes ces batailles — quand il n’y avait pas de bon sens mais quand même de l’honneur à les mener- le travail de Michel Royer est au fond assez juste.
Jean-Michel Frodon
Pensée(s) du monde
HISTOIRE(S) DU CINÉMA. Ed Gallimard Gaumont 490Frs
Ou comment traduire, en huit chapitres élégiaques et roboratifs,
l’histoire de l’art, de l’humanité ; les espoirs, les impasses et les fracas du siècle
C’EST un opus sans égal dont l’enjeu majeur a été la durée. Une épopée commencée il y a près de quinze ans. Huit épisodes, totalisant plus de cinq heures, censés constituer « une introduction à une véritable histoire du cinéma, la seule, la vraie ».
Pour Jean-Luc Godard, le point de départ et d’arrivée, c’est le cinéma envisagé comme le « dernier chapitre de l’histoire de I’art d’un certain type de civilisation indo-européenne ». Le cinéma, ou « I’affaire du XlX°siècle qui s’est résolue dans le XX°». Le cinéma, ou « l’enfance de l’art» ; le petit dernier de la famille, et donc le seul à même de raconter « toutes les histoires qu’il y aurait, qu’il y aura, qu’il y a eues ». L’histoire du cinéma étant, selon Godard, la seule qui puisse rendre compte de la grande Histoire parce qu’elle est la seule « qui se projette ». Autre éclairage initial évident, mis à plat en 1988, lors d’une conversation avec Serge Daney et alors que Godard venait d’achever les deux premiers épisodes de cette saga. « Ces histoires, relevait alors Daney, ça ne pouvait venir que de quelqu’un de cette génération de la nouvelle vague, située à la fois au milieu du siècle au milieu du cinéma. Ni trop tôt ni trop tard »
Voilà pour les tenants d’un projet fleuve dont la forme comme le fond ne ressemblent effectivement à rien de fait. En équivalent, et du côté de l’écrit, on pourrait se tourner vers La Divine Comédie de Dante, Finnegans Wake de Joyce, ou Paradis de Sollers. Ces Histoire(s) du cinéma sont d’abord la façon dont Jean-Luc Godard a pensé la sienne propre celle de son siècle, celle dont il est l’héritier.
Le montage -«montage, mon beau souci », lit-on en image récurrente — est hallucinant, hypnotique, voulu comme tel, travaillé au cordeau. La démarche est elle aussi martelée : « Rapprocher les choses qui n’ont encore jamais été rapprochées et ne semblaient pas disposées à l’être ». La seule optique qui vaille vraiment pour éclairer quelques pans du monde, sous-tendue par cette règle d’or presque toujours ignorée : « Une image n’est pas forte parce qu’elle est brutale ou fantastique, mais parce que l’association des idées est lointaine. Lointaine et juste »
Cela, par une mise en scène visuelle et sonore étourdissante, tantôt lyrique, tantôt elliptique saturée de références, tressées les unes aux autres, détournées, non identifiées — « C’est d’ailleurs ce que j’aime en général au cinéma, une saturation de signe magnifiques qui baignent dans la lumière de leur absence d’explication.” Toutes les eaux s’y mêlent qui brassent dans un même fleuve le politique, le social, le religieux, le philosophique et l’esthétique. Toutes les tonalités y circulent — hommage, humour, colère, mélancolie, légèreté, poésie, jeux de mots et du langage (Freud, constamment salué en creux). Et puisqu’il est question d’héritage, et de celui des différentes formes d’art essentiellement, la littérature, la peinture et la musique croisent ici sans cesse avec le mouvement du cinéma. Ces Histoire(s) prennent le parti de Baudelaire et de ses Correspondances, comme elles saisissent aussi en fil allégorique le propos visionnaire du Voyage pour narrer la faillite de l’invention des frères Lumière (« que le cinéma soit fait pour penser, on l’oubliera tout de suite »): « Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile ! / Faites, pour égayer l’ennui de nos prisons, Passer sur nos esprits, tendus comme une toile,Vos souvenirs avec leurs cadres d’horizon. » On connaît la suite, et son poids de désillusion : « Amer savoir, celui qu’on tire du voyage !/Le monde, monotone et petit, aujourd’hui, Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image :/Une oasis d’horreur… »
Ces Histoire(s) et celle du siècle qui s’y contemple, sont autant un requiem pour un art défunt qu’une élégie pour cette espèce humaine naufragée dans ses élans, pétrifiée dans les camps ; référence centrale et constante. Car ce qu’elles montrent, ce sont d’abord les corps en mouvement, les visages, les mains ; la pérennité des gestes et des expressions. Et comment, après les camps, les corps se sont illusionnés, comme le cinéma, sur un retour possible à l’innocence. Comment depuis les camps, et la maturité venue cinquante ans après, les corps sont devenus « interdits » (au sens de sidérés et empêchés). Comment le virtuel les a supplantés, comment les médias (petit écran et télévision) et les médiateurs (un grand métier d’avenir) les ont relégués à l’absence et au silence.
Valérie Cadet