Un film sur les travaux et les jours, les cycles de la vie, la culture, la religion, l‘apprentissage des gestes, la valeur d’une civilisation.
Le cinéaste hollandais poursuit son voyage contemplatif à travers le monde. Cette fois, I’Inde.
IL y a des fanatiques de Van der Keuken. Les autres s’endorment. Les images de ce cinéaste hollandais, qui est aussi photographe — c’est important -, sont autant de tableaux, de visions envoûtantes. Mouvement lent de la caméra qui s’écoule comme un fleuve sans remords ni fin. Les plans s’ajoutent aux plans, exigent une patience inusable, un regard tourné vers l’intérieur des choses, leur mystère et essence.
Voir un film de Johan Van der Keuken, c’est un peu comme s’installer devant un feu et regarder les flammes qui dansent. Une flamme, une autre, pareille, différente. Le regard, hypnotisé, suit le moindre méandre, le changement dans la fixité, l’évolution irisée de la lumière dans la végétation, le silence d’une barque sur l’eau, le frémissement d’un doigt dans une main-oiseau, les gestes minutieux, collectifs et rituels, on s’assoupit au milieu de la grâce du monde. A la télévision, si peu de récit est une provocation.
Les fanatiques de Van der Keuken peuvent parler des heures de la façon dont le cinéaste approche les êtres, la lumière, le mouvement. De sa conception du temps. Il n’est pas de festival documentaire important sans un film de Keuken. VDK comme disent les initiés, fait partie des grands documentaristes, avec une place à part. C’est un contemplatif Une sorte d’ethnologue qui regarde, regarde, regarde… La qualité de son approche fait que sa caméra, qui reste extérieure, réussit à éviter l’écueil du voyeurisme. Van der Keuken a le sens du sacré.
On a parlé de chef-d’œuvre avec l’Œil au-dessus du puits, tourné avec sa femme, Noskha Van der Lely, au sud de l’lnde, au Kerala, et montré au Cinéma du réel en 1989 (le Monde du 10 mars 1989). Un film sur les travaux et les jours, les cycles de la vie, la culture, la religion, l‘apprentissage des gestes, la valeur d’une civilisation. « A partir de I Love Dollar, écrit-il, le centre de mon attention s’est déplacé du simple besoin de changement à la résistance au changement, qui semble ancrée dans la structure même des sociétés humaines. L’éducation, préalable indispensable au changement, sert aussi à initier chaque nouvelle génération à une échelle de valeurs acquises et renforce la résistance à l’évolution. Ce paradoxe est au cœur même de mon dernier film. »
Van der Keuken n’est pas un révolté, il ne voit dans le monde que sa beauté.
Il scrute avec fascination les corps qui dansent, se plient, s’étirent, les petits métiers de la rue, l’activité des villages, les volets roulants ornés de superbes peintures, le bric-à-brac des échoppes, le rituel de la prière, des ablutions. L’apprentissage. Familles pratiquant les arts martiaux, enfants qui chantent les versets sacrés, la tête manipulée à droite, à gauche, par le maître (extraordinaire séquence !).Gestes collectifs saisis dans leur quotidienneté et durée. En plans très cadrés.
L’oppression, la misère, ne semblent pas le déranger. S’il les rencontre (comment faire en Inde pour les éviter), il les fixe avec la même intensité. Image très dure des culs-de-jatte montrés sans gêne par le cinéaste : misérables petits tas compacts, réduits, vivants, sur les trottoirs. Van der Keuken filme comme on prend des photos. On prend, on part. Chaque image est unique, magique, traduit une volonté de mise en ordre du monde esthétique, sans conscience politique. (…) L’Inde de Van der Keuken est d’une beauté folle et saisissante, très loin des Nilita Vachani, Manjira Datta, Deepa Dhanraj, Sanjiv Shah, toute cette génération de documentaristes indiens indépendants qui veulent changer la société en en dénonçant les injustices (…).