L’oeuvre de Johan van der Keuken et son contexte : contre le documentaire, tout contre.

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par Robin Dereux

La posi­tion de Johan van der Keu­ken par rap­port au genre docu­men­taire ne peut pas se résu­mer en une phrase. Elle est com­plexe, variable selon les époques, et lui-même donne régu­liè­re­ment l’impression d’entretenir une cer­taine ambi­guï­té par rap­port à cette ques­tion. D’autre part, on sent bien que ce qu’il expose dans les entre­tiens avec la presse repose lar­ge­ment sur des mal­en­ten­dus et sur l’attente de son inter­lo­cu­teur. Les his­to­riens y ver­ront peut-être une atti­tude para­doxale : van der Keu­ken cri­tique sou­vent le genre mais ins­crit aus­si ses films dans des “fes­ti­vals docu­men­taires”. S’il cite sou­vent en réfé­rence des cinéastes emblé­ma­tiques (Lea­cock par exemple), et d’autres qui ont pu, à un moment ou à un autre, être assi­mi­lés au “docu­men­taire”, bien que leur tra­vail trans­cende les genres (comme Ivens ou Rouch), il se réfère au moins autant à des cinéastes de fic­tion (Hit­ch­cock, Resnais), et par­fois éga­le­ment à des cinéastes expé­ri­men­taux (Jonas Mekas, Yer­vant Gia­ni­kian et Ange­la Ric­ci Luchi). Tout est donc ques­tion de point de vue, et van der Keu­ken donne sou­vent l’impression, dans ses textes et entre­tiens, de ména­ger les dif­fé­rentes inter­pré­ta­tions. Son atti­tude, à la fois volon­taire et douce, l’amène par­fois au sen­ti­ment d’être incom­pris, quand la dis­tance est trop grande entre sa recherche et les ques­tions qui lui sont posées. Il ne lui reste alors plus qu’à répé­ter tou­jours la même phrase : “on ne peut pas se conten­ter d’une des­crip­tion pri­maire du réel”, que l’on peut inter­pré­ter comme une mise en garde contre l’assimilation trop rapide à un genre avec lequel il se débat. Inter­ro­gé par Laure Adler pour “Le Cercle de Minuit”, il ajou­tait : “le docu­men­taire est por­té par la fic­tion, mais il se voit dans l’obligation d’être un tra­vail d’artiste”1.

L’ambiguïté de son pro­pos tient aus­si au fait qu’il fait constam­ment réfé­rence à la vie réelle, bien que ce soit dans une pers­pec­tive lar­ge­ment dif­fé­rente du tra­vail cou­rant en docu­men­taire. Mais il emploie sou­vent le terme. Il évoque, à pro­pos de ses films, des “phases docu­men­taires” (à pro­pos de Sara­je­vo Film Fes­ti­val Film : “Ça devient très docu­men­taire : com­ment cette étu­diante arrive à sur­vivre, à essayer de tra­vailler, à essayer de vivre l’art, de vivre l’imaginaire, etc”2), des “moments docu­men­taires” (“Le moment docu­men­taire, c’est le moment où les choses s’échappent”), des “docu­men­taires” (à pro­pos de la conver­sa­tion entre la femme juive et son fils dans Amster­dam Glo­bal Vil­lage : “là, de façon plus essen­tielle, il y a un docu­men­taire”3). Pour com­pli­quer le tout, il emploie encore le mot pour éta­blir une dif­fé­rence d’approche entre ses films plus impro­vi­sés (ses “docu­men­taires”) et ses films les plus pré­pa­rés (qu’il nomme “arti­fi­ciels”).

Au début de sa car­rière, Van der Keu­ken explore des pro­blé­ma­tiques for­melles proches des arts plas­tiques, se méfiant du natu­ra­lisme reven­di­qué par le ciné­ma direct. Plus tard, il évoque, à pro­pos de ses films, une expé­rience de ciné­ma, dans laquelle la fron­tière entre fic­tion et docu­men­taire n’existe qua­si­ment pas. Néan­moins, il appré­hende pro­gres­si­ve­ment la com­plexi­té que recèle la notion de “réel”, et tra­vaille la pré­sence des êtres et la struc­ture des récits plu­tôt que leur véri­té, tout en com­men­çant à affir­mer appli­quer une “méthode docu­men­taire”. C’est elle qui lui per­met d’ex­pé­ri­men­ter l’im­pro­vi­sa­tion, et d’ap­por­ter à ses films l’in­cer­ti­tude néces­saire à une juste per­cep­tion de “la vie”. Avec des dis­po­si­tifs ciné­ma­to­gra­phiques tou­jours sin­gu­liers, Johan van der Keu­ken pro­pose donc des films hété­ro­gènes, qui suivent avant tout le fonc­tion­ne­ment de l’i­ma­gi­na­tion du cinéaste et de ses spectateurs.

Dans Vacances pro­lon­gées (2000), le com­men­taire en voix off évoque encore cette ques­tion, sans que l’on éta­blisse immé­dia­te­ment s’il se situe en phase ou en lutte contre ce genre : “dans les docu­men­taires, on montre rare­ment les dépla­ce­ments. Fil­mer le monde est incon­ce­vable sans voler ou rou­ler sans cesse. C’est un passe-temps très pol­luant”. Son film étant consti­tué d’une grande quan­ti­té de dépla­ce­ments, il s’inscrit dans un pre­mier temps à l’encontre du tra­vail de “docu­men­ta­riste” qu’il décrit. Mais en même temps il en parle, il y revient, comme pour mieux mon­trer qu’il n’y est pas indif­fé­rent. Cette réflexion est révé­la­trice de l’attitude de van der Keu­ken sur cette ques­tion, et qui consiste à s’arc-bouter sur une oppo­si­tion à un genre pour que ses films puissent exis­ter. En pla­giant Gui­try on pour­rait donc écrire que van der Keu­ken est “contre le docu­men­taire, tout contre”.

Un his­to­rique de ses pro­pos montre qu’à ses débuts, van der Keu­ken n’envisage pas la concep­tion de ses films en terme de “docu­men­taire”. Il ne le men­tionne dans aucun texte des années 60, et son pro­pos construit une réflexion qui ins­crit ses films dans la dyna­mique de l’art contem­po­rain, dont il reprend en par­ti­cu­lier les pré­oc­cu­pa­tions autour du pro­blème de la repré­sen­ta­tion. Pour van der Keu­ken, il ne s’agit pas alors de repré­sen­ter mais de créer un espace. La réa­li­té ne peut pas être fixée telle quelle sur la pel­li­cule. On le voit, ce n’est pas l’attitude qu’avaient choi­si les adeptes du Ciné­ma Direct. Pour évi­ter les confu­sions, van der Keu­ken est donc ame­né à se jus­ti­fier. Il affirme en voix off à la fin du film Her­man Slobbe, L’Enfant aveugle 2 : “Her­man est une forme, au revoir chouette petite forme”. Par cette phrase, il s’insurge contre la concep­tion natu­ra­liste du réel dans le ciné­ma : Her­man dans le film n’est pas un être réel ; il n’est qu’une forme sur un écran4. A la fin des années 60, van der Keu­ken est ame­né à pré­ci­ser sa posi­tion sur cette ques­tion et il affirme, dans la revue Vrij Neder­land : “L’Esprit du Temps n’est pas un docu­men­taire concer­nant un groupe cir­cons­crit”5. De nom­breux textes tra­versent sa concep­tion du film envi­sa­gé en tant qu’espace, qui mar­tèlent ce qui lui semble évident. En juillet 1969, il finit par écrire : “il ne s’agit pas de démon­trer que quelque chose est comme ci ou comme ça. Il s’agit de démon­trer com­ment c’est, com­ment c’est d’être dans un espace don­né, com­ment c’est d’être dans un espace don­né”6. En somme, il lui faut répé­ter ses pro­pos, les sou­li­gner, les mettre en exergue afin sans doute d’être un jour mieux compris.

Néan­moins, c’est par le déve­lop­pe­ment du ciné­ma docu­men­taire que van der Keu­ken se fait connaître, ain­si que l’avait pré­vu Serge Daney. Cette com­pa­rai­son constante avec le Ciné­ma Direct, alors en plein essor, est à la fois embar­ras­sante pour van der Keu­ken (com­ment ame­ner le spec­ta­teur à réflé­chir sur la per­cep­tion des images si les images sont vues comme repré­sen­ta­tives du réel?) et en même temps elle lui per­met de s’adapter à cette contrainte en jouant sur les nou­velles attentes du spec­ta­teur. En 1978, inter­ro­gé par les Cahiers du ciné­ma, il exprime ce para­doxe : “un des pro­blèmes que je ren­contre pour faire connaître mes films c’est cette oppo­si­tion : documentaire/fiction. Moi, fon­da­men­ta­le­ment, je crois que tout film consciem­ment tra­vaillé au niveau de la forme est un film de fic­tion”7. Mais dans le même entre­tien, il dit : “j’essaie d’accentuer cette ambi­va­lence du docu­men­taire, que le maté­riel tour­né est tou­jours docu­men­ta­tion de ce qui s’est pas­sé sur place”8.

Dix ans plus tard, on peut remar­quer les évo­lu­tions de lan­gage. Puisque l’approche des films par le concept de “docu­men­taire” a ten­dance à se géné­ra­li­ser, van der Keu­ken évoque main­te­nant régu­liè­re­ment les siens par ce biais, même s’il y ajoute de nom­breuses pré­cau­tions ora­toires. Il uti­lise le mot pour évo­quer ceux de ses films qui com­mencent avec “une expé­rience immé­diate de la réa­li­té” et qui débouchent sur “le carac­tère irréel de celle-ci”9.

Pour mettre en avant ses sin­gu­la­ri­tés, on lui pro­pose donc des débats avec les grandes figures du docu­men­taire. Lors de sa dis­cus­sion avec Fre­de­ric Wise­man10 , il com­mence par éta­blir sa dif­fé­rence (“le réel est impos­sible à média­ti­ser à l’état brut”), puis exprime ses ambi­tions (“je recule les limites du ciné­ma docu­men­taire jusqu’à l’expérimental”), mais revient fina­le­ment sur ses points com­muns avec le Ciné­ma Direct (“comme Lea­cock je tourne des choses très directes…”). On sent que peu à peu, il se laisse (en par­tie) séduire par cette approche : “L’idée de pro­duc­tion du réel est quelque chose de très fort. J’ai ten­dance à en recon­naître plus l’existence, alors que pen­dant un cer­tain temps ça me gênait, j’avais ten­dance à en dimi­nuer l’importance. Il est vrai que la cri­tique nous enferme sou­vent dans une sorte de Ghet­to du réel. Mais cette fas­ci­na­tion reste devant l’idée du réel, de faire du réel”11 . Il conti­nue néan­moins, texte après texte, entre­tien après entre­tien, à essayer de faire entendre son propre che­mi­ne­ment. Ques­tion­né par André Pâquet (“Pour­quoi conti­nuez-vous à faire du docu­men­taire?”), il répond : “Le docu­men­taire, genre arbi­trai­re­ment défi­ni, peut jus­te­ment trou­ver une défi­ni­tion plus forte, plus créa­tive, s’il est per­çu comme le ter­rain où l’Art peut agir de la manière la plus per­cu­tante”12 . On voit bien, dans ce numé­ro de la revue Lumières où la même ques­tion a été posée à plus de cin­quante réa­li­sa­teurs de films, que le point de vue de van der Keu­ken reste très mar­gi­nal dans la com­mu­nau­té des cinéastes. Pour lui, avant toute chose, il ne s’agit pas de rendre compte d’une réa­li­té exté­rieure. Et il cri­tique la posi­tion de soi-disant objec­ti­vi­té recher­chée (entre autres) par Jacques God­bout : on ne peut pas rendre compte, même avec “res­pect”, de la réalité.

Dans les années 90, les réponses que fait van der Keu­ken sur la ques­tion de l’inclusion ou non de ses films dans le genre docu­men­taire varient entre l’agacement, l’irritation, l’exaspération, et la recherche de nou­velles défi­ni­tions visant à faire émer­ger de nou­velles caté­go­ries, une autre manière de pen­ser la clas­si­fi­ca­tion des films. Mais il faut bien l’avouer, très peu de ses idées sont reprises par les cri­tiques et les théo­ri­ciens du film. Il exprime sou­vent l’idée de docu­men­ter la seule pré­sence phy­sique (“je me fiche du docu­men­taire au sens de docu­men­ter quelque chose, mais ce qu’on docu­mente au fond, c’est une pré­sence phy­sique”13 ), remet en cause la notion de véri­té des images (“toute mon idée est que le soi-disant fil­mage-véri­té, le fil­mage du réel au pre­mier degré existe très peu. La véri­té d’un per­son­nage, d’un per­son­nage vrai, c’est fina­le­ment les choix conscients ou incons­cients qu’il opère pour faire cette auto-mise en scène ins­tan­ta­née”14 ), exprime son désar­roi face à l’appréhension immé­diate de la réa­li­té (“le pro­blème avec des mots comme “le réel” ou même “docu­men­taire” est qu’on les uti­lise parce qu’on n’en a pas d’autres, mais il faut les mettre entre guille­mets, et moi je suis très for­te­ment du côté des guille­mets”15 ).

Mais dans le même temps il envi­sage l’existence d’une “méthode docu­men­taire” (“je ne crois pas au docu­men­taire comme un genre très spé­ci­fique, je crois au ciné­ma, mais je crois peut-être à une méthode docu­men­taire”16 ), tout en fai­sant remar­quer qu’il vaut mieux le com­pa­rer à Kra­mer qu’à Wise­man (“Wise­man com­pose une his­toire, moi j’en com­pose mille”17 “Cinéaste migra­teur”, Les Inro­ckup­tibles n° 129, du 3 au 9 décembre 1997, p.35./efn_note] ).

A chaque fois, il en pro­fite pour ten­ter de mettre en avant l’originalité de ses films : la “struc­ture” ou la “com­po­si­tion”. Les ques­tions reviennent, com­pa­rables d’un entre­tien à l’autre, et van der Keu­ken affine ses réponses. Lorsqu’on lui demande ce qui dif­fé­ren­cie la fic­tion du docu­men­taire, il avance que “les gens que l’on voit dans le film conti­nuent à vivre en dehors du film”; et il sug­gère qu’il y aurait un grand inté­rêt à mettre en avant le cri­tère de l’improvisation : “les caté­go­ries de film impro­vi­sé et de film tota­le­ment pré­mé­di­té sont plus valables que les caté­go­ries de docu­men­taire et de fic­tion”17.

L’improvisation, pour van der Keu­ken, est liée à son atti­rance pour le free jazz. Ses pro­pos éta­blissent fré­quem­ment ce rap­pro­che­ment. Mais un spec­ta­teur atten­tif aurait déjà remar­qué que van der Keu­ken pou­vait appré­hen­der la camé­ra comme un ins­tru­ment de musique. D’ailleurs, dans les géné­riques de ses films, les ins­tru­men­tistes appa­raissent au même niveau : “Saxo­phone : Willem Breu­ker, camé­ra : Johan van der Keu­ken”. Au fond, comme il l’exprimait en 1998, le rap­port à la réa­li­té est impor­tant, mais pas dans le sens de l’immédiateté : “ce qui importe, c’est qu’on ne doit pas pen­ser que tout est vrai. Au contraire, il fau­drait pen­ser que, en prin­cipe, tout est faux. Et là, peut-être dis­til­ler ce petit moment de vrai, qui est impor­tant là où le scé­na­rio est bri­sé”3 .

Le rap­port qu’entretient van der Keu­ken avec le Ciné­ma Direct se révèle donc ambi­gu. Curieu­se­ment dans les années 70, il se rap­proche sou­vent de l’idée d’émergence d’une véri­té par la parole, en s’appuyant pour­tant sur le prin­cipe du “non-savoir”. C’est dans la revue d’art mont­réa­laise Para­chute qu’il s’en explique en 1978 : puisqu’il est impos­sible de tout savoir d’un sujet, “on peut en tirer une consé­quence poli­tique : on ne peut pas juger à la place de l’autre. Alors cha­cun doit avoir la parole. Pour moi, c’est logique”18 . C’est autour de cette démarche qu’il construit les films du milieu des années 70 (Les Pales­ti­niens, Prin­temps). Mais cela ne l’empêche pas de cri­ti­quer la même année dans les Cahiers du ciné­ma le film des frères Maysles Gray Gar­dens (1975), en par­ti­cu­lier par le sen­ti­ment de durée qu’il pro­voque. Une des qua­li­tés du ciné­ma de van der Keu­ken réside néan­moins dans ce qu’il a pu appe­ler “le Com­ment” ou “le Com­ment du monde”. C’est ain­si qu’il se sou­vient du grand clas­sique de Fla­her­ty Nanouk L’Esquimau, qu’il a vu en vacances à l’âge de douze ans. Il évoque ce film en 1990 comme “une his­toire réelle”, mais sur­tout comme “l’éveil de l’attention sur le com­ment du monde”19 . Il cite sou­vent Nanouk comme “un moment inou­bliable”20 . Il y a sans doute chez van der Keu­ken une pro­pen­sion à être par­ti­cu­liè­re­ment tou­ché par les images de la vie pré­sen­tées comme “réelles”. Peut-être que sa pre­mière expé­rience de ciné­ma a pu jouer dans ce domaine. C’était à Utrecht, pen­dant les années de guerre : un wagon-ciné­ma sta­tion­né dans la gare dif­fu­sait des images d’actualités. Van der Keu­ken a sou­vent racon­té son émo­tion devant un tel spec­tacle. Pour­tant c’est en oppo­si­tion presque com­plète avec ce genre qu’il for­ge­ra ses propres films. Pour lui —et c’est la grande force de ses films— il faut “réin­tro­duire de l’incertitude”21 . Si le docu­men­taire clas­sique se base sur un pos­tu­lat de véri­té objec­tive, ses films fonc­tionnent à l’opposé : l’important est de “ne pas croire aux images, les prendre comme des vec­teurs de l’imaginaire”22.

Van der Keu­ken évite dans ses films les pon­cifs du ciné­ma docu­men­taire. Au balayage du champ, il pré­fère la construc­tion d’un espace par dis­con­ti­nui­tés, par sauts “d’un côté à l’autre pour faire le rap­port entre les gens. Je monte un espace où ils sont”, dit-il, “où ils se ren­contrent”23 . Dans ses films, l’explicatif est sou­vent res­treint, pour ne pas dire inexis­tant (mis à part les com­men­taires poli­tiques, où là, au contraire, tout est démon­tré). Mais d’une façon géné­rale, le com­men­taire ne vient jamais d’en haut et il se signale comme tel, il ne donne pas sens aux images. En 1981, Luc Dar­denne expli­quait jus­te­ment que cette carac­té­ris­tique des films de van der Keu­ken l’avait beau­coup tou­ché parce qu’elle était très nova­trice par rap­port au fonc­tion­ne­ment habi­tuel du docu­men­taire24 . Van der Keu­ken tra­vaille contre l’idée répan­due (en par­ti­cu­lier par le Ciné­ma Direct amé­ri­cain) de non-inter­ven­tion sur la réa­li­té. Il s’est sou­vent insur­gé contre cette morale, contre ce qu’il a appe­lé “l’idéologie du Ciné­ma Véri­té”. Il y a aus­si, dans son approche, un cer­tain refus du “devoir de mora­li­té”. Il a sou­vent dénon­cé le “mono­pole des bons sen­ti­ments” du docu­men­taire. Si la culpa­bi­li­té joue aus­si dans les films de van der Keu­ken, c’est à un autre niveau. On ne retrouve pas la culpa­bi­li­té de “voler des images”, tel­le­ment pré­sente chez un cinéaste comme Depar­don par exemple. Par contre, fil­mer un enfant aveugle lui pose d’autres pro­blèmes : com­ment rendre compte à un non-voyant du tra­vail qu’il a fait dans le film ? Mais ceci rejoint jus­te­ment l’un des pôles de sa phi­lo­so­phie : plu­tôt que “docu­men­ter”, consi­dé­rer le film comme un lieu d’échanges, de par­tage, de com­pli­ci­té avec la per­sonne filmée.

Van der Keu­ken ne pra­tique pas pour autant l’approche eth­no­gra­phique. S’il a sou­vent par­lé de l’influence des films de Rouch sur son tra­vail (Moi, un Noir, ou La Chasse au lion à l’arc), il résiste à plu­sieurs aspects de cette approche. En par­ti­cu­lier à la néces­si­té de par­ta­ger la vie des per­sonnes fil­mées (“je ne suis pas de ceux qui vont vivre chez les gens pen­dant six mois. J’ai l’impression que c’est sou­vent de la frime”25). Il refuse l’illusion que l’on peut étu­dier le monde d’une façon scien­ti­fique et le com­prendre. Même Cuivres débri­dés, film dont l’étude pré­li­mi­naire a été réa­li­sée par un eth­no­logue, tra­vaille d’une manière anti-eth­no­lo­gique. En octobre 1997, il décla­rait : “je suis un peu méfiant vis-à-vis de l’approche eth­no­lo­gique qui veut qu’on soit tou­jours juste par rap­port aux choses, par rap­port aux cultures (…) Je tra­vaille contre l’ethnographie. C’est tou­jours au moment où le modèle se brise, où la repré­sen­ta­ti­vi­té ne fonc­tionne plus que ça devient inté­res­sant. À mi-che­min entre quelque chose de repré­sen­ta­tif et quelque chose qui ne l’est pas du tout”25 .

Dans les films de van der Keu­ken, les para­doxes s’affirment : tout est vrai. C’est la véri­té du corps en mou­ve­ment, la véri­té du com­bat de chaque indi­vi­du pour vivre, etc. Et tout est faux : la force du faux est telle que s’effacent les caté­go­ries dis­tinc­tives du vrai et du faux, du réel et de l’imaginaire. Van der Keu­ken tra­vaille la “fic­tio­na­li­sa­tion de l’image”: il joue le réa­lisme des images contre leur forme et montre ain­si leur valeur rela­tive. Un film de van der Keu­ken reste hété­ro­gène, il semble se consti­tuer sous les yeux du spec­ta­teur, qui n’est pas seule­ment témoin, comme dans la plu­part des films documentaires.

Amster­dam Glo­bal Village

Dans Amster­dam Glo­bal Village(1996) appa­raît en exergue dans le géné­rique une phrase de Bert Schier­beek : “La vie, c’est 777 his­toires en même temps”. Dans la der­nière séquence, l’un des per­son­nages prin­ci­paux, Kha­lid, le cour­sier maro­cain, dit en voix off : “Com­ment cri­ti­quer la vie. La vie, c’est comme ça.”

La réfé­rence à la vie est une constante dans les films de van der Keu­ken. Il ne s’agit pas seule­ment d’une construc­tion, d’une com­po­si­tion, mais d’une struc­ture dans laquelle, au bout du compte, le spec­ta­teur doit trou­ver un lien avec la vie réelle. Pour­tant à pre­mière vue, ces réfé­rences sont sans cesse remises en cause dans ses films. Elles sont bafouées par la vision de la camé­ra : van der Keu­ken nous montre à chaque plan qu’il ne recherche pas l’anthropomorphisme de la camé­ra. Les mou­ve­ments “inoc­cu­laires” dans On ani­mal loco­mo­tion montrent que le regard humain lui-même est poly­morphe. Elles sont bafouées par l’absence de natu­ra­lisme. Cer­taines images n’ont pas de rôle figu­ra­tif à jouer, mais elles tra­vaillent dans d’autres domaines, sur d’autres qua­li­tés (tex­ture, gra­nu­la­tion, cou­leur, mou­ve­ment, lumi­no­si­té, etc) et jouent un rôle dans la per­cep­tion du spec­ta­teur, en rem­pla­ce­ment du naturalisme.

Elles sont bafouées par l’inadéquation entre les images et le son : les images audi­tives sont rare­ment les mêmes que les images visuelles. Une expé­rience consis­te­rait à fer­mer les yeux et écou­ter un film de van der Keu­ken : on n’aura pas une repré­sen­ta­tion exacte de ce qu’est l’espace du film. En renou­ve­lant l’expérience avec un film dit de Ciné­ma Direct, l’écart ne serait pas aus­si grand, le contraste aus­si per­cep­tible. Rou­vrons les yeux : on regarde l’image et on essaye dans le même temps d’accoler des images aux sons que l’on per­çoit. Là encore le spec­ta­teur joue un rôle actif. Le cinéaste se trouve fina­le­ment dans la posi­tion du joueur au sens ludique, et dans le même temps au sens d’un musi­cien uti­li­sant son ins­tru­ment. L’immense varié­té de rela­tions pos­sibles entre le son et l’image défi­nit sou­vent mieux les films de van der Keu­ken que, par exemple, leur sujet initial.

En 1995, il expli­quait qu’il avait pu avoir, à un moment de sa vie, une atti­rance pour le “ciné­ma thé­ma­tique”, par désir de s’éloigner de l’étiquette “docu­men­taire”26 . Pour­tant, le film Big Ben, Ben Webs­ter in Europe débute par la voix off de van der Keu­ken ; il pro­nonce quelques mots sur le grand saxo­pho­niste de jazz, puis ajoute : “Ben dit que ce serait bien qu’il y ait dans ce film un docu­men­taire sur la façon de créer un saxo­phone”. Et l’image qui suit est fil­mée dans l’usine de saxo­phones Sel­mer à Paris. Dans les films de van der Keu­ken, on trouve sou­vent ce type d’approche contour­nante, à la limite de la blague. Une autre manière de jouer avec ce genre qui le pour­suit. Les moments expli­ca­tifs intègrent une struc­ture qui ne se repose pas sur les prin­cipes du docu­men­taire ; ils s’inscrivent au détour d’une séquence. Ain­si en est-il, par exemple, de la séquence de construc­tion des ins­tru­ments de musique dans Cuivres débridés.

Dans ses films, on ne peut pas pen­ser à un réa­lisme pri­maire mais on sent au contraire que la struc­ture est là avant tout, pri­mor­diale, et “le petit moment de vrai”3  n’arrive fina­le­ment qu’après coup. Plus que la vie, la pre­mière réfé­rence dans les films de van der Keu­ken tient sur­tout au fonc­tion­ne­ment de la pen­sée, à l’idéation du cinéaste. Dans “L’Homme sans qua­li­tés” (un livre qui a beau­coup mar­qué van der Keu­ken), le qua­trième cha­pitre s’intitule : “S’il y a un sens du réel, il doit y avoir aus­si un sens du pos­sible”27 . Pour par­ve­nir à un moment de “luci­di­té”, van der Keu­ken prend en compte le pou­voir de l’imagination du spec­ta­teur qui per­met d’envisager que chaque chose pour­rait en être une autre. Le sens ne s’éprouve que dans l’expérience du non-sens.

  1. “Le Cercle de minuit”, France 2, 13 mars 1995. 
  2. Johan van der Keu­ken et Fran­çois Albé­ra, “Film on Film”, Musée du Jeu de Paume, mar­di 27 octobre 1998. 
  3. “Ate­liers de créa­tion radio­pho­nique”, France Culture, 1er mars 1998 (émis­sion de René Farabet).
  4. Voir éga­le­ment : “Le Bon Plai­sir de Johan van der Keu­ken”, France Culture, 21 novembre 1998. 
  5. Vrij Neder­land, Amster­dam, décembre 1968. 
  6. “Un renou­veau de l’oeil”, publié en fran­çais dans Les Dos­siers de la Ciné­ma­thèque Qué­bé­coise n°16, 1986, p.12.
  7. Serge Daney et Jean-Paul Far­gier, “Entre­tien avec Johan van der Keu­ken”, Cahiers du Ciné­ma n° 289, juin 1978, p.19.
  8. Serge Daney et Jean-Paul Far­gier, “Entre­tien avec Johan van der Keu­ken”, Cahiers du Ciné­ma n° 289, juin 1978, p.21.
  9. “L’oeil au-des­sus du puits”, Aven­tures d’un regard, p.170.
  10. Raphaël Bas­san, “Chambre noire avec vue sur le réel”, Libé­ra­tion, ven­dre­di 4 mars 1988, p.39.
  11. Ber­nard Fabre, “L’Effet d’être là” (entre­tien du 8 février 1988), Opé­ra­teurs n°3, automne 1988, p.17.
  12. André Pâquet, “Pour­quoi conti­nuez-vous à faire du docu­men­taire”, Lumières n°19, été 1989, p.33.
  13. Johan van der Keu­ken , “Le Com­ment du monde”, Cahiers du Ciné­ma n° 465, mars 1993, p.79.
  14. “Paris-Amster­dam”, pre­mière par­tie, “Nuits Magné­tiques”, France Culture, jeu­di 20 février 1997 (émis­sion pro­po­sée par R. Sté­ga­si et J. Colin). 
  15. “Cinéaste migra­teur”, Les Inro­ckup­tibles n° 129, du 3 au 9 décembre 1997, p.35.
  16. “Paris-Amster­dam”, deuxième par­tie, “Nuits Magné­tiques”, France Culture, ven­dre­di 21 février 1997 (émis­sion pro­po­sée par R. Sté­ga­si et J. Colin). 
  17. “Ate­liers de créa­tion radio­pho­nique”, France Culture, 1er mars 1998 (émis­sion de René Fara­bet). Van der Keu­ken reprend ces pro­pos dans l’entretien avec Jean-Pierre Jean­co­las (“Entre­tien avec Johan van der Keu­ken”, Posi­tif n° 446, avril 1998, p.92.
  18. Entre­tien du 11 avril 1978 (Para­chute, Mont­réal, p.46).
  19. Johan van der Keu­ken, “Le Com­ment du monde”, Cahiers du ciné­ma n° 465, mars 1993, p. 80. 
  20. Dans Opé­ra­teurs n° 3, automne 1988 : “Il paraît que chaque cinéaste se rap­pelle du moment où il a vu Nanook de Fla­her­ty, et pour moi c’était vrai. Je l’ai vu en Angle­terre, à Der­by, j’étais en vacances. Jean Rouch a fait un film sur Hen­ri Storck et Joris Ivens, et ils parlent de ce film. Cha­cun de ces trois se rap­pelle du moment où il l’a vu pour la pre­mière fois… Et moi aus­si je sais. C’est curieux, non ?”. 
  21. Andrée Tour­nès, “Entre­tien avec van der Keu­ken”, Jeune ciné­ma n° 117, mars 1979, p. 22. 
  22. Johan van der Keu­ken, “Le Com­ment du monde”, Cahiers du ciné­ma n° 465, mars 1993, p. 78. 
  23. Michelle Gales, “Un regard déga­gé, entre­tien avec Johan van der Keu­ken”, La Revue Docu­men­taires n° 8 (Enga­ge­ment et écri­ture), Paris, 1er tri­mestre 1994, p.74.
  24. Chris­tophe Frai­pont, “Conver­sa­tion chez les Dar­denne, sur van der Keu­ken absent”, Vidéo­doc’ n° 48, décembre 1981 – jan­vier 1982, p. 15. 
  25. Serge Tou­bia­na, “Entre­tien avec Johan van der Keu­ken”, Cahiers du ciné­ma n° 517, octobre 1997, p.49.
  26. Johan van der Keu­ken, “Méandres”, Tra­fic n° 13, hiver 1995, pp. 14 – 23. 
  27. Robert Musil, L’Homme sans qua­li­tés, Tome 1, édi­tions du Seuil, Paris, 1956, p. 19.