Les statues de notre colère

Par Boa­ven­tu­ra de Sou­sa Santos

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Publi­co


Tra­duit par ZIN TV

Ver­sion espa­gnole de l’article chez cronicon

EN LIEN :

Boa­ven­tu­ra de Sou­sa San­tos est doc­teur en socio­lo­gie du droit de l’u­ni­ver­si­té Yale et pro­fes­seur d’u­ni­ver­si­té à la Facul­té d’é­co­no­mie de l’u­ni­ver­si­té de Coim­bra. Actuel­le­ment, il est l’un des prin­ci­paux intel­lec­tuels du sec­teur de sciences sociales, recon­nu inter­na­tio­na­le­ment. Il béné­fi­cie d’une grande popu­la­ri­té au Bré­sil, prin­ci­pa­le­ment parce qu’il a par­ti­ci­pé à trois édi­tions du Forum social mon­dial à Por­to Alegre. Sou­sa San­tos est aus­si un poète. Défen­seur de l’i­dée selon laquelle des mou­ve­ments sociaux et civiques forts sont essen­tiels au contrôle démo­cra­tique de la socié­té et à l’é­ta­blis­se­ment de formes de démo­cra­tie par­ti­ci­pa­tive, il a fon­dé en 1996 l’As­so­cia­ção Cívi­ca Pro Urbe à Coim­bra. Sa tra­jec­toire récente est mar­quée par la proxi­mi­té avec les mou­ve­ments alter­mon­dia­listes et par la par­ti­ci­pa­tion et la coor­di­na­tion d’une œuvre col­lec­tive de recherche nom­mée Rein­ven­tar a Eman­ci­pa­ção Social : Para Novos Mani­fes­tos (« Réin­ven­ter l’é­man­ci­pa­tion sociale : Pour de nou­veaux manifestes »).

C’est contre le pou­voir du racisme, du déni et de la vio­lence contre les femmes que les sta­tues sont contestées.

Les sta­tues res­semblent beau­coup au pas­sé, c’est pour­quoi chaque fois qu’elles sont remises en ques­tion, nous nous tour­nons vers les his­to­riens. La véri­té est que les sta­tues ne font par­tie du pas­sé que lors­qu’elles sont silen­cieuses sur les places, par­ta­geant l’in­dif­fé­rence mutuelle entre nous et elles. Dans ces moments, qui durent par­fois des siècles, elles sont plus inten­tion­nel­le­ment visi­tées par des colombes que par des êtres humains. Cepen­dant, lors­qu’elles deviennent l’ob­jet d’un litige, les sta­tues sautent du pas­sé et font par­tie de notre pré­sent. Sinon, com­ment pour­rions-nous dia­lo­guer avec elles et elles avec nous ? Bien sûr, il y a des sta­tues qui ne sont jamais contes­tées, soit parce qu’elles appar­tiennent à un pas­sé trop loin­tain, soit parce qu’elles appar­tiennent à l’é­ter­nel pré­sent de l’art. Ces sta­tues ne sont tout sim­ple­ment pas à l’a­bri des extré­mistes fous, comme les Boud­dhas de Bamiyan du cin­quième siècle, détruits par les Tali­bans d’Af­gha­nis­tan en 2001.

Les sta­tues qui font ce saut et s’offrent au dia­logue font par­tie de notre pré­sent et sont contes­tées car elles repré­sentent des fac­tures impayées, des des­truc­tions et des injus­tices non répa­rées. Ceux qui les contestent ne leur demandent pas de comptes ni ne leur réclament des répa­ra­tions. Les comptes doivent être faits et les répa­ra­tions doivent être accor­dées par ceux qui ont héri­té et détiennent le pou­voir injuste que les sta­tues repré­sentent. Chaque fois que le pou­voir qui les avait fait éri­ger a été vain­cu à juste titre ou injus­te­ment, les sta­tues ont été enle­vées rapi­de­ment sans aucune agi­ta­tion et même avec des applau­dis­se­ments. Si le mou­ve­ment actuel de contes­ta­tion des sta­tues, ini­tié par le mou­ve­ment #bla­ck­li­ves­mat­ter, est si fort, c’est dû à la conti­nui­té dans le pré­sent du pou­voir qui a été à l’o­ri­gine dans le pas­sé des des­truc­tions et des injus­tices dont les sta­tues sont invo­lon­tai­re­ment les témoins. Et si le pou­voir conti­nue, les des­truc­tions et les injus­tices conti­nuent. Le litige porte sur ces derniers.

Et de quel pou­voir s’a­git-il ? Dans le contexte euro­péen et euro­des­cen­dant, ce pou­voir est arti­cu­lé entre le capi­ta­lisme, le colo­nia­lisme et le patriar­cat. Tous trois sont si bien arti­cu­lés qu’au­cun d’entre eux n’existe sans les autres. Ce que nous consi­dé­rons comme pas­sé est donc une illu­sion d’op­tique, une céci­té par rap­port au pré­sent. Le colo­nia­lisme est-il le pas­sé ? Non. Ce qui est pas­sé (et pas tota­le­ment, comme le montrent les cas du Saha­ra occi­den­tal, de la Papoua­sie occi­den­tale et de la Pales­tine), c’est une forme spé­ci­fique de colo­nia­lisme, le colo­nia­lisme his­to­rique, par l’oc­cu­pa­tion ter­ri­to­riale d’une puis­sance étran­gère. Mais le colo­nia­lisme a conti­nué jus­qu’à ce jour sous d’autres formes, du néo­co­lo­nia­lisme au pillage des res­sources natu­relles des anciennes colo­nies et au racisme. Si rien de tout cela ne fai­sait par­tie de notre pré­sent, les sta­tues seraient silen­cieuses et lais­sées aux colombes.

Pour être plus pré­cis, si dans la péri­phé­rie de Lis­bonne, il n’y avait pas le quar­tier Jamaïque, si la cou­leur de la peau des popu­la­tions les plus expo­sées au virus n’é­tait pas ce qu’elle est et était la même que celle de ceux qui télé­tra­vaillent, s’il n’y avait pas de bru­ta­li­té poli­cière raciste ou de groupes néo-nazis infil­trant leurs orga­ni­sa­tions pro­fes­sion­nelles, les sta­tues seraient en paix. Le patriar­cat ne fait-il pas pas­ser toutes les lois et poli­tiques pour l’é­ga­li­té des sexes ? Non. Si les mou­ve­ments fémi­nistes avaient un suc­cès total, les fémi­ni­cide n’aug­men­te­raient pas. Même la pan­dé­mie n’au­rait pas déclen­ché la vio­lence contre les femmes dans tous les pays. Le capi­ta­lisme n’est-il pas ter­mi­né ? Non. C’est peut-être l’illu­sion la plus per­verse, répan­due par les médias, par les éco­no­mistes et par de nom­breux spé­cia­listes des sciences sociales. Pour beau­coup, le capi­ta­lisme était une idéo­lo­gie ; main­te­nant, il y a les mar­chés, les col­la­bo­ra­teurs, les entre­pre­neurs, l’é­co­no­mie de mar­ché, le PIB, le déve­lop­pe­ment. En fait, le capi­ta­lisme a accru sa capa­ci­té à pro­duire de l’in­jus­tice au cours des 40 der­nières années, ce qui se reflète dans l’é­ro­sion des droits des tra­vailleurs, dans la stag­na­tion des salaires (aux États-Unis, depuis 1969). C’est dans ce bouillon de pou­voir injuste que le racisme, le déni d’autres his­toires, la vio­lence contre les femmes et l’ho­mo­pho­bie aug­mentent. C’est contre ce pou­voir que les sta­tues sont contes­tées. Cette contes­ta­tion met par­ti­cu­liè­re­ment l’ac­cent sur la lutte anti­ra­ciste et anti­co­lo­niale, mais n’ou­blions pas qu’elle est aus­si impor­tante que la lutte anti­sexiste et anticapitaliste.

Les sta­tues ne se repo­se­ront pas tant que ces formes de pou­voir exis­te­ront, sur­tout avec la viru­lence qu’elles ont aujourd’­hui. Et les sta­tues ne semblent être que des cibles inno­centes car aujourd’­hui, la poli­tique du res­sen­ti­ment domine : en refu­sant de connaître les causes du malaise, on inves­tit contre ses consé­quences. C’est pour­quoi le tra­vailleur blanc amé­ri­cain appau­vri pense que son pire enne­mi est le tra­vailleur immi­gré, le Lati­no, qui est encore plus appau­vri que lui. C’est pour­quoi la classe moyenne euro­péenne, crai­gnant de perdre le peu qu’elle a gagné, pense que ses pires enne­mis sont les immi­grés et les réfu­giés. Tant que ce pou­voir sub­siste, si ceux qui le pos­sèdent ont une conscience his­to­rique et sont même prêts à faire des conces­sions, ils devraient avoir la pru­dence de ras­sem­bler toutes les sta­tues de manière ordon­née et de leur construire un musée. Ensuite, je deman­de­rais aux artistes, aux écri­vains et aux scien­ti­fiques du pays et des pays que nous consi­dé­rons si légè­re­ment comme frères de construire des dia­logues inter­cul­tu­rels avec les sta­tues et d’en faire une péda­go­gie créa­tive de la libé­ra­tion. Lorsque cela se pro­dui­ra, le pas­sé sor­ti­ra du pré­sent par la porte principale.

Il y a de bonnes condi­tions pour le faire car les peuples offen­sés, en plus de résis­ter à tant d’hu­mi­lia­tion, sont créa­tifs et peuvent même recon­naître que le pou­voir qui les a offen­sés veut aus­si être sau­vé. Je raconte deux his­toires tirées de mon expé­rience de recherche en tant que socio­logue. En 2002, je fai­sais un tra­vail de ter­rain sur l’île de Mozam­bique, dans le nord du pays, quand on m’a racon­té la pre­mière his­toire. Sur l’île se trouve une sta­tue du poète por­tu­gais Luís de Camões (1524 – 1580), pla­cée à l’é­poque colo­niale. Avec les chan­ge­ments tur­bu­lents de l’in­dé­pen­dance en 1975, la sta­tue a été enle­vée et sto­ckée dans les quar­tiers d’un capi­taine. Entre-temps, il a ces­sé de pleu­voir pen­dant des années sur l’île. Les anciens sages de l’île se sont réunis, ont effec­tué leurs rituels et ont conclu que l’ab­sence de pluie était peut-être due à l’en­lè­ve­ment pré­ma­tu­ré de la sta­tue. Ils ont deman­dé le rem­pla­ce­ment de la sta­tue et Camões est là, debout, regar­dant l’im­men­si­té de l’o­céan Indien et appor­tant la pluie qui rem­plit la citerne. La sta­tue de Camões et son his­toire ont ain­si été réap­pro­priées par les Mozambicains.

La deuxième his­toire s’est pro­duite le 24 juillet 2014, lorsque les des­cen­dants des enfants indi­gènes qui se trouvent dans la sta­tue contro­ver­sée du père Antó­nio Viei­ra (1608 – 1697), éri­gée sur une place de Lis­bonne en 2017, ont visi­té le Centre d’é­tudes sociales de l’u­ni­ver­si­té de Coim­bra. Il y avait neuf chefs indi­gènes repré­sen­tant les peuples Gua­ja­ja­ra, Macuxi, Mun­du­ru­ku, Tere­na, Tau­re­pang, Tuka­no, Yano­ma­mi et Maya, la plus grande délé­ga­tion d’In­diens bré­si­liens jamais vue en Europe. Ils sont venus me remer­cier d’a­voir ser­vi de média­teur auprès de la Cour suprême fédé­rale du Bré­sil dans la déli­mi­ta­tion des terres indi­gènes de Rapo­sa Ser­ra do Sol. Sans por­ter pré­ju­dice à l’u­ni­ver­si­té McGill au Cana­da, qui a com­men­cé la liste, ou des dix-huit uni­ver­si­tés qui m’ont ensuite décer­né un doc­to­rat hono­ri­fique, je consi­dère la coiffe indienne et le bâton qui m’ont été remis lors de la céré­mo­nie comme l’un des hon­neurs les plus pré­cieux. C’est la sta­tue du père Antó­nio Viei­ra qui s’est trom­pée, car elle nous fait croire que ces enfants sont res­tés des enfants jus­qu’à aujourd’­hui. Et il y a de très bonnes per­sonnes qui conti­nuent à pen­ser de la même façon.