Johan van der Keuken, cinéaste des seuils — par Thierry Nouel

Par Thier­ry Nouel

In : Com­mu­ni­ca­tions, 70, 2000. pp. 271 – 293.

 

Johan van der Keu­ken est né le 4 avril 1938 à Amster­dam. Après la publi­ca­tion de son pre­mier album de pho­tos, en 1955, Nous avons dix-sept ans, il obtient une bourse pour l’ID­HEC à Paris, où il étu­die de 1956 à 1958. Il pro­fite sur­tout de ses errances dans la ville pour réa­li­ser un film, Paris à l’aube, et un nou­vel album de pho­tos Paris mor­tel.

Depuis, il mène une acti­vi­té de cinéaste, de pho­to­graphe et de cri­tique-théo­ri­cien. Un ensemble de ses textes-pho­tos-réflexions sur le ciné­ma est ras­sem­blé par F. Albe­ra dans l’al­bum Johan van der Keu­ken. Aven­tures d’un regard (Paris, Cahiers du Ciné­ma, 1998).

Entre 1957 et 1975, il réa­lise une ving­taine de films (Un moment de silence, Bep­pie, Her­man Slobbe/L’enfant aveugle 2 et la tri­lo­gie Nord-Sud), avant qu’une pre­mière rétros­pec­tive, à Mont­réal, ne lui per­mette enfin de mon­trer ses films hors des Pays-Bas.

Après cette date, il conti­nue à pho­to­gra­phier, mais de façon plus pri­vée, tan­dis que ses films sont pro­je­tés dans le monde entier et reçoivent de nom­breuses récom­penses. Les Vacances du cinéaste (1974), Les Pales­ti­niens (1975), La Jungle plate (1976 ; prix Stern­berg à Mann­heim), rétros­pec­tive au Paci­fic Film Archives, à Ber­ke­ley (1978), Vers le Sud (1981), / Love $ (1986), expo­si­tion pho­tos 1953 – 1986 à Paris et rétros­pec­tive des films à la Ciné­ma­thèque fran­çaise (1987), L’Œil au-des­sus du puits (1988 ; Grand Prix de Bruxelles), Le Masque (1989), Sara­je­vo Film Fes­ti­val (1993 ; prix Gol­den Gate), Luce­bert, temps et adieux (Grand Prix de la Bien­nale inter­na­tio­nale du film sur l’art, Paris, 1994), Amster­dam Glo­bal Vil­lage (prix des Ciné­mas de recherche, Mar­seille, 1996). Invi­té d’hon­neur du Mois de la Pho­to à Paris — cinq expo­si­tions-ins­tal­la­tions (Le Corps et la Ville, Paris et Rou­baix) et rétros­pec­tive inté­grale de l’œuvre au Jeu de Paume (1998). Gol­den Gate Per­sis­tence of Vision Award (San Fran­cis­co, 1999). Vacances pro­lon­gées, pré­sen­té au Fes­ti­val de Rot­ter­dam en jan­vier 2000, dif­fu­sé sur Arte en avril 2000, sor­ti­ra en salles en novembre 2000.

Johan van der Keu­ken a réa­li­sé plus de cin­quante films de tous for­mats (quinze longs métrages), dont beau­coup ont été dif­fu­sés à la télé­vi­sion. Il a publié huit albums pho­to­gra­phiques et dirige depuis 1977 aux Pays-Bas la rubrique « Le monde d’un petit entre­pre­neur » dans la revue Skrien.

Le réa­li­sa­teur de fic­tions peut assas­si­ner, tuer et vio­ler dans ses films. Nous, nous devons tou­jours être moraux. Je trouve cela terrible.

II n’y a plus de lieu,
plus d’ici, plus de là,
plus de seuil non plus […]
personne ni de face, ni de profil,
tu t’es faufilé derrière les saints,
tu observes le dos des images.
Suzanne Jacob, La Part du feu, Boréal, 1997.

Le déroutant franchissement du premier seuil. 

Dès les pre­mières secondes d’un film de Johan van der Keu­ken, rien ne s’ins­talle comme d’ha­bi­tude. L’im­pres­sion, c’est que le sens flotte et que nous échappent les règles d’un jeu nou­veau. On est à l’o­rée d’un mys­tère. Per­plexi­té. Et pro­gres­si­ve­ment, si on se laisse emme­ner hors de soi-même, si on accepte, beau joueur, une sorte de rite de pas­sage où l’on baigne dans l’in­cer­ti­tude, alors sur­gissent les sur­prises d’une expé­rience, se déplient tous les plai­sirs d’un lan­gage dif­fé­rent, le choc d’un autre cinéma.

Dans le film Le Chat (1968), le cinéaste décla­mait d’une voix téné­breuse, en paro­diant les injonc­tions poli­tiques de l’é­poque, « les films qui répondent seule­ment aux attentes fixes des gens, ça, c’est de la cor­rup­tion du lan­gage. Le ciné­ma doit être un moyen de chan­ge­ment… ». Dès les pre­mières œuvres. Se met en place un dis­po­si­tif dyna­mique qui situe le spec­ta­teur au cœur d’un pro­ces­sus artis­tique, l’ar­ra­chant à sa pas­si­vi­té (celle du ciné­ma de loi­sir). On est invi­té à entrer dans un rap­port vivant avec les images, sinon le film se désar­ti­cule lit­té­ra­le­ment, meurt pen­dant la pro­jec­tion, au lieu d’y trou­ver vie. Affir­mant une démarche qui pro­pose une véri­table co-créa­tion de l’œuvre, ce ciné­ma fait du pre­mier pas consen­ti du public un de ses enjeux, pari ris­qué qui sup­pose un regard actif et dis­po­nible 1. Le pas­sage pro­vi­soire par une déso­rien­ta­tion est donc inévi­table et même néces­saire. Cela pro­voque par­fois les affres du néo­phyte. Ain­si, cet ami qui revint d’une séance de courts métrages de Keu­ken en criant : « Je n’ai rien vu ! Rien !» ; et plus je ten­tais de lui faire racon­ter cette inté­res­sante céci­té, plus il s’ex­cla­mait : « Je ne me sou­viens de rien ! Pas une image, pas une ! » Per­tur­bé par l’é­cla­te­ment du récit, par l’ab­sence d’his­toire unique, pri­vé de la ras­su­rante arma­ture début-milieu-fin, il ne « voyait » plus que la déstruc­tu­ra­tion de sa propre perception.

Ce n'est pas, reconnaît Keuken, par manque de respect pour le spectateur que, manifestement, je lui complique la vie, mais, hélas, l'instabilité qui le contrarie fait partie intégrante de ma démarche de pensée — c'est une philosophie, ou un défaut de caractère  2.

Le cadre physique, la dimension éthique. 

Le cinéaste est son propre came­ra­man. Son corps tan­tôt dirige, tan­tôt pro­longe l’ap­pa­reil de prise de vues. Le regard est sous ten­sion, on per­çoit à tra­vers une camé­ra « vivante », en per­ma­nente vibra­tion, entre caresses cha­leu­reuses et cruau­té assu­mée. Une rue en Inde (L’Œil au-des­sus du puits) ; un homme-tronc gît sur un trot­toir, comme « une chose à ramas­ser de l’argent », sa sébile sur le ventre :

II me fallait cette image, l'échange de regard avec cet homme, qui me regarde moi — regard caméra terrible. Je l'ai vu. Maintenant, il le faut. J'ai été chercher ma caméra. Je l'ai approché vraiment en tremblant. Je l'ai regardé,' il m'a regardé, et c'est ça. C'est le moment d'abîme dans le film; le moment impardonnable 3.

Sen­ti­ment hale­tant de découpe et presque simul­ta­né­ment d’embrassement pic­tu­ral. Fusion orga­nique du méca­nique, du sen­si­tif, du géo­mé­trique. Peu dcart entre l’homme et sa machine, entre l’homme-machine et l’homme-cer­veau : Cir­cu­la­tion entre la main et la forme, l’œil et la pen­sée. Cir­cuit très court de la sen­sa­tion à l’é­mo­tion, étin­celles du direct, entre vrai et arti­fice, pour plus de jeu. Pré­sence intri­gante du corps du cinéaste, bou­le­ver­se­ment de la rela­tion machines/individus, redé­fi­ni­tion des rap­ports entre images et réa­li­té4.

Le cadre, ce seuil qui s’ef­face (nous voyons en oubliant les bords de notre regard), est sou­vent dis­cret dans le ciné­ma clas­sique (le cadrage est sou­mis aux impé­ra­tifs de la nar­ra­tion). Ici, il est for­te­ment affir­mé, per­son­na­li­sé. La tech­nique n’est plus cette « chose » sépa­rée, loin­taine, délé­guée ou Johan van der Keu­ken, cinéaste des seuils ser­vile. Le réa­li­sa­teur-tech­ni­cien et le monde phy­sique (matières, ombres et lumières, cou­leurs…) vibrent en écho, l’au­teur- acteur et le monde humain (mimiques, ges­tuel, émo­tions) sont en dia­logue. Machine, être et choses interagissent :

Je trouve déjà que, quand on filme un mur, il y a interaction, car il faut bien que j'obéisse au mur. Il y a la lumière qui tombe sur le mur et je dois quand même comprendre le mur 5.

Nous sommes dans une démarche qui per­çoit, trans­crit, signale chaque stade, avec suc­ces­sion de tous les tou­chers pos­sibles (contact, frot­te­ment, choc), uti­li­sa­tion de tous les registres (du pano­ra­mique-caresse au zoom-coup-de-poing, du direct magni­fié à l’ar­ti­fice avoué). Les rela­tions entre le cinéaste et la réa­li­té (approche, conflit, entente, fas­ci­na­tion, contem­pla­tion, tru­cage) se lisent phy­si­que­ment (le cadre bouge, tremble, se fige), s’ex­priment cor­po­rel­le­ment (le cadre vacille, tâtonne, griffe), se des­sinent plas­ti­que­ment (le cadre trace, balaie, entoure). Est indi­qué tout ce qui consti­tue l’es­pace : l’au­tour, le bord, l’ex­té­rieur et le dedans, Tailleurs et encore au-delà. Pro­fu­sion de déca­drages, sur­ca­drages, cadres dans le cadre, sur­frag­men­ta­tions. Tout finit sur l’a­plat de l’é­cran, mais l’es­pace a été creu­sé, vidé, par­cou­ru, satu­ré et fina­le­ment recons­truit. La camé­ra soli­taire et soli­daire devient per­son­nage, l’i­mage se rela­ti­vise, explose hors de son petit loge­ment habi­tuel. Elle se désigne comme image, puis­qu’elle a tou­jours un à‑côté, qui est aus­si une image. La camé­ra n’est pas une machine à fabri­quer de la réa­li­té, avec bou­ton à pres­ser pour que du réel appa­raisse. Pour ten­ter d’ap­pro­cher ce réel tour à tour fuyant, enva­his­sant, envoû­tant, il est néces­saire d’ef­fec­tuer cette infi­ni­té de petits sauts, de repo­si­tion­ne­ments, de désignations.

On voyage donc chez Keu­ken dans une esthé­tique du fran­chis­se­ment. On frôle sans cesse des points limites : série d’ins­tants cri­tiques soi­gneu­se­ment enre­gis­trés, mar­qués, constam­ment repris, dépas­sés. On balance entre fusion impos­sible et trans­gres­sion accep­table. La réa­li­té est comme feuille­tée, tou­jours en com­po­si­tion et recom­po­si­tion. « Mon monde n’existe que par approxi­ma­tions », dit-il. Pas de repli dans le cli­ché ; le cinéaste se pose et nous pose en per­ma­nence la ques­tion du point de vue (« com­ment se situer ? »). Le refus de s’en­fer­mer dans les clas­se­ments socio­lo­giques per­met au cinéaste de gar­der une viva­ci­té d’ap­pré­hen­sion et une hon­nê­te­té du regard, dans un équi­libre sub­til entre can­deur et dure­té. Mise en ques­tion de notre per­cep­tion en ce qu’elle tend à oublier ce qui la consti­tue. Déploie­ment de notre regard, dans toutes ses dimen­sions : troubles et rigueur, limi­ta­tions et lignes de fuite, hau­teur et mes­qui­ne­ries. Radi­ca­le­ment, le mythe de la non-inter­ven­tion docu­men­taire est dénon­cé comme la plus sub­tile des immoralités :

Je pré­fère inter­ve­nir, je trouve cela plus moral. Avec les erreurs que l’on fait, et les petites salo­pe­ries. Mais elles doivent être visibles. Ce qui est immo­ral, c’est de faire toutes ces cochon­ne­ries et un ciné­ma qui n’en montre rien.

Ain­si, dans Vers le Sud, le cinéaste dévoile-t-il les manœuvres du guide égyp­tien pour mas­quer la réa­li­té, en tra­dui­sant ses apar­tés : « Les étran­gers n’ont pas besoin de savoir. La véri­té doit res­ter entre nous. » De même, le film montre les négo­cia­tions sur l’argent, en géné­ral lais­sées hors champ, et pour­tant omni­pré­sentes, lors des tour­nages dans les pays pauvres. Ce ciné­ma avoue ses dérè­gle­ments, étend les ques­tions morales « à la tota­li­té de la com­po­si­tion ». Aus­si, Keu­ken s’é­tonne qu’il soit admis que la contrainte morale ne doive peser que sur le seul documentaire :

Le réalisateur de fictions peut assassiner, tuer et violer dans ses films. Nous, nous devons toujours être moraux. Je trouve cela terrible 6.

JvdK inter­roge sans cesse la figu­ra­tion et brise les repré­sen­ta­tions conve­nues, consi­dé­rant tout cadre (for­mel, moral ou social) comme pro­blé­ma­tique, par­ve­nant à cette « non-hié­rar­chie des inté­rêts » dont Barthes fai­sait un cri­tère de moder­ni­té (« le social, le nar­ra­tif, le névro­tique ne sont que des niveaux du monde total, qui est l’ob­jet de tout artiste 7 »). Keu­ken tra­vaille l’i­mage d’un monde ouvert et mul­tiple, sans en, atté­nuer les grin­ce­ments et les écla­te­ments, explo­rant aux limites du visible (tra­vail sur les aveugles, sur les lieux de contact, sur. la « peau » du monde), jus­qu’au bout du sen­sible (absence, chaos, abs­trac­tion), dans toute l’é­ten­due du réel (« cui­sine » du fil­mage, rap­ports de force et tra­fics en tout genre, tentative.de sai­sie du tout). Son ciné­ma du « chan­ge­ment » ne repose pas sur un état, sur le confort des dra­ma­tur­gies pas­sées, sur la répé­ti­tion d’une recette, sur une fas­ci­na­tion spec­ta­cu­laire, sur la consom­ma­tion d’une his­toire pré­ré­glée. Visant une trans­for­ma­tion en nous, il uti­lise tous les moyens pour nous secouer de notre siège : sen­sa­tion mar­quée des pas­sages, levée des blo­cages, cir­cu­la­tion dans les étran­ge­tés du mixte, trans­gres­sion de l’in­ter­dit. Le seuil n’est pas, chez lui, un espace de tran­si­tion ou un effet de style, c’est le ter­rain où il se situe : il cherche là, il invente là, lit­té­ra­le­ment, sur le seuil.

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Pho­to Johan van der Keu­ken, Mon­tagnes dehors/Montagnes dedans, 1975.

Images du seuil. 

Chez Keu­ken, toute image peut reve­nir, réap­pa­raître plus tard dans le film. Répé­tés de façon lan­ci­nante ou comme variante, les plans peuvent deve­nir des figures récur­rentes qui rythment la com­po­si­tion, scandent le récit comme des rimes, le peuplent d’é­chos et de leit­mo­tive. Nous nous sen­tons comme « char­gés » de mémoire, trans­por­tant des sou­ve­nirs de plans qui voyagent d’une séquence à l’autre, ou même d’un film à l’autre, à tra­vers l’œuvre. Au sein de ce sys­tème struc­tu­rel, fait de rap­pels et d’im­bri­ca­tions, tra­vaillé par couches, l’au­teur puise dans des « choses de base », sorte de réserve de gestes et de formes uni­ver­selles : c’est la figure géo­mé­trique, ou rythme simple (le cercle, le car­ré, la ligne, le pas, la main, le sol, la sur­face, le bat­te­ment régu­lier, le coup). On trouve ensuite des formes doubles, qui se prêtent au mou­ve­ment dia­lec­tique : la route, l’é­cran, le miroir, l’ob­jet et son ombre, l’œil qui regarde l’ob­jec­tif. Puis des situa­tions tran­si­tion­nelles, comme le mar­ché (où l’argent s’é­change contre les objets, où se ren­contrent les cultures), le sacri­fice (où s’ef­fec­tue le pas­sage de la vie à la mort), la cir­cu­la­tion et ses signaux (qui font voya­ger le sens). Enfin, reviennent des sys­tèmes plus com­plexes, comme l’é­du­ca­tion, le blo­cage des sens, la répé­ti­tion d’un geste8.

Le seuil fait par­tie de ces « thèmes ». Par­tie infé­rieure de la baie d’une ouver­ture, au sens strict, il déli­mite deux côtés (l’in­té­rieur et l’ex­té­rieur). Il est ce qui, à la fois, ouvre et ferme, peut faire obs­tacle (phy­si­que­ment), deve­nir pas­sage obli­gé ou à évi­ter (détour), ou être tra­ver­sé (échap­pée du regard) . Il va être décli­né sous de mul­tiples occur­rences simples (fenêtres, porte, entrée, grille, ouver­ture, trou, brèche, sou­pi­rail, tun­nel, bouche, écluse), être répé­té sous plu­sieurs angles dans une séquence, reve­nir char­gé d’un sta­tut plus abs­trait. Il per­met l’en­vo­lée de l’i­ma­gi­naire vers une sédui­sante clar­té ou la chute du rêve dans une sombre trouée 9.

Côté exté­rieur, c’est sur le seuil que se jouent les tra­vaux d’ap­proche. C’est là qu’est accueilli le visi­teur, d’où est obser­vé cet homme à la camé­ra qui lui-même observe. Le cinéaste s’ar­rête devant le seuil, le filme comme un espace social et/ou comme une forme géo­mé­trique. Dans La For­te­resse blanche, un rideau à damier ondule, démul­ti­pliant l’ou­ver­ture en cent portes mou­vantes. Ce seuil vibre du mou­ve­ment des habi­tants qui le tra­versent. Il parle et se tait, s’ouvre et masque. Ambi­guï­té de la façade, opaque mais per­cée de trous, où se cloître, se devine et s’é­pie la vie. C’est un lieu de spec­tacle pour le voya­geur qui n’a plus de chez-soi et qui s’ins­talle lon­gue­ment devant celui des autres. Innom­brables plans où une per­sonne pose sur le seuil, ins­tant rete­nu, attra­pé, volé, flot­te­ment de la prise de contact, timi­di­té ou audace de part et d’autre, confron­ta­tion. Les films sont emplis de ces temps rete­nus, où l’on glisse vers plus d’in­ti­mi­té, vers le dedans de l’ha­bi­tat et de l’être 10.

À l’in­té­rieur, le docu­men­ta­liste place le sujet près de l’ou­ver­ture, car il cherche la lumière. Le visage reçoit les lueurs exté­rieures, le regard fil­mé s’in­té­rio­rise ou fuit au-dehors, c’est le conten­te­ment du foyer ou le besoin de rompre l’en­fer­me­ment. Depuis la fenêtre tran­quille, on res­sent l’a­gi­ta­tion de la ville, on per­çoit les sons qui en arrivent atté­nués. C’est l’at­tente, le bien-être ou la tris­tesse. Une trouée illu­mine, sert de scan­sion, pousse à la médi­ta­tion. La buée trouble la vue. Désir et mélan­co­lie 11.

Dans Le Mur, une vieille femme rêve der­rière sa fenêtre et son regard flot­tant fait décol­ler le film vers l’i­ma­gi­naire. À la fin de La For­te­resse blanche, les sous ‑pro­lé­taires d’un ghet­to amé­ri­cain écartent leurs pauvres rideaux. Démo­cra­tie de la lumière qui frappe tous les corps éga­le­ment. Sou­ve­nir des peintres qui ren­for­çaient un témoi­gnage par leur art de l’é­clai­rage (Breu­ghel, Rem­brandt, Goya, Grosz). C’est tout le choc du contraste beauté/pauvreté qui est pro­je­té sur pel­li­cule. Rap­pel des por­traits de fer­miers rui­nés par la Grande Dépres­sion (magni­fiés par les regards de Wal­ker Evans et de Doro­thea Lange).

Et puis il y a le pas­sage du seuil. Dans Vers le Sud, au Caire, une bar­rière tente d’empêcher les pié­tons de tra­ver­ser. Tous par­viennent à se glis­ser à tra­vers les mailles trop larges, et leurs contor­sions révèlent, cho­ré­gra­phi­que­ment, les strates de la socié­té égyp­tienne. Dans L’Œil au-des­sus du puits, à l’en­trée d’une école d’arts mar­tiaux, on embrasse le sol, en signe de défé­rence pour ce lieu consa­cré, l’u­sant de mil­liers de bai­sers. Dans Cuivres débri­dés, au Népal, l’é­troit cou­loir du siège de la Fan­fare Moderne de Musique Légère pour Cuivres devient le lieu où se négo­cient les contrats, où défile le groupe en grande tenue, où se croise et se recroise la famille. Cette embra­sure sert de leit­mo­tiv, donne le rythme de la mai­son qui per­pé­tue la tra­di­tion de la caste des musi­ciens damai.

Domaine inter­mé­diaire, que l’on peut fran­chir sans y pen­ser, sans noter qu’il existe (pré­ten­du­ment neutre), le seuil, par l’in­sis­tance d’un regard et le tra­vail du mon­tage, peut se char­ger d’in­tenses signi­fi­ca­tions. Dans Quatre Murs, la porte tour­nante par laquelle s’en­gouffrent les mal-logés et qui pivote sans fin sur elle-même méta­pho­rise le broyage admi­nis­tra­tif qui, per­pé­tuel­le­ment, recrache les dému­nis sur le pavé. Dans Jour­nal, le cou­loir inter­mi­nable sur lequel donnent des dizaines de bureaux et où divague une armée de cols blancs devient ce ter­ri­toire aber­rant où règne le vide de pen­sée et d’hu­ma­ni­té qui engendre la sur­pro­duc­tion, le gâchis mili­taire, les désastres éco­lo­giques et les famines endé­miques. Ain­si ce ciné­ma par­vient-il à visua­li­ser et à dé-mon­ter les grandes puis­sances qui nous régulent. D’un double mou­ve­ment, ces enti­tés sont sai­sies par des images-pen­sées (sous forme rêvée ou poé­tique) tout en mani­fes­tant leur pré­sence dans le quo­ti­dien. On voit la Porte de la misère, le Dédale de la surproduction.

Ce ciné­ma échappe aux limites de la figu­ra­tion réa­liste, au carac­tère réduc­teur de la sépa­ra­tion fiction/documentaire, aux contraintes du récit à un seul niveau. Il n’a­dopte pas le point de vue de ceux qui tentent de domi­ner une his­toire, de don­ner à tout prix sens à l’His­toire (qui veulent sou­mettre le sens) . On voit par les yeux, les mots et les rêve­ries de ceux qui vivent cette his­toire (dans tous les sens, par tous leurs sens, avec le sens du Tout). Aus­si est-ce un ciné­ma qui dérive, qui plane, qui explose. Il atteint à la repré­sen­ta­tion de forces qui nous oppriment men­ta­le­ment et par­vient à les déjouer, car il fait voya­ger l’es­prit. Le ciné­ma de Keu­ken cherche à pro­duire des images des oppres­sions invi­sibles, en libé­rant notre vision, en la sor­tant des logiques du spec­ta­cu­laire. Il cir­cule dans les modes de récit, il navigue dans la libé­ra­tion des formes. Il veut faire voir et sen­tir les enchaî­ne­ments et les blo­cages : il joue entre limi­ta­tions et ouver­tures, entre oppres­sion et liber­té. Il s’ins­crit dans un quo­ti­dien, dans les gestes de nos vies. Il rend ces mou­ve­ments de conscience pré­hen­sible, par mon­tage d’i­mages dans nos têtes.

Par exemple, la For­te­resse blanche (qui donne son titre au film) est une chaîne de res­tau­rants amé­ri­cains : façade cré­ne­lée, simple décor de paco­tille, image banale qui se charge, au cours du film, d’une puis­sance ten­ta­cu­laire et mys­té­rieuse. Long­temps, la camé­ra cerne cette bâtisse, la scrute, l’en­toure d’in­ces­sants tra­vel­lings, tan­dis qu’on par­tage la vie de délin­quants, écra­sés par le sys­tème US, en quête de démo­cra­tie. Et quand l’o­rage se déchaîne, cette cita­delle impre­nable devient l’I­mage, comme fan­tas­mée, du pou­voir blanc, de son capi­ta­lisme retran­ché, de sa vio­lence per­ma­nente, insi­dieuse, car la plu­part du temps insai­sis­sable. L’ob­jet vu décolle sou­dain de sa fonc­tion concrète (comme le mot, en poé­sie, se détache de son sens pesant et ordi­naire) et s’é­claire en une pro­jec­tion lisible. Ce film donne aux spec­ta­teurs un sen­ti­ment de pro­fonde libé­ra­tion, en leur ren­dant une capa­ci­té de voir l’op­pres­sion (poétiquement/politiquement, en dehors et au- dedans d’eux)/ II en fait une repré­sen­ta­tion fra­gile, un simple arti­fice de car­ton-pâte, une image ins­tal­lée dans nos têtes. En bri­sant ce qui aliène notre vue, par des fran­chis­se­ments de seuil qui débouchent notre regard, il nous ouvre à l’in­ven­tion, à une vision de voyants.

Faire le pas de la modernité, ou le cas Keuken. 

Dans l’é­la­bo­ra­tion de ce récit, pro­li­fé­rant, mul­tiple, écla­té, le cinéaste devient une sorte d’ex­plo­ra­teur qui cherche son che­min dans une forêt enche­vê­trée de couches sonores super­po­sées, dans un kaléi­do­scope de visages, d’é­di­fices et de paysages :

Je joue sur différents lieux en même temps, donc il me faut chercher des passages, ou bien à travers les assonances, ou bien dans des oppositions de mouvements : mouvement/arrêt, arrêt/arrêt, mouvement/ mouvement, enchaînement/heurt, le même bruit qui court tandis qu'un autre s'y faufile, etc. 5

Toute tran­si­tion est codi­fiée, dans le ciné­ma clas­sique, par des « lois » : règles du rac­cord de mou­ve­ment, de regard, de conti­nui­té psy­cho­lo­gique, etc. Chez Keu­ken, cette recherche du pas­sage néces­site une refon­da­tion pour chaque film, avec redé­fi­ni­tion d’une nou­velle gram­maire, au tour­nage comme au mon­tage. Cette ins­tau­ra­tion d’une méthode, en même temps que s’ex­plore le sujet, fait de chaque prise une aven­ture, de chaque rac­cord un tour­nant impré­vi­sible, de chaque film une pro­po­si­tion originale.

L’ar­ri­vée dans un espace se fait pas à pas, « en tâtonnant » :

Un problème dans le filmage direct, dit Keuken, c'est d'arriver de l'autre côté de la rue, vers le trottoir où il se passe quelque chose. Traverser la rue, c'est un simple barrage psychologique et donc physique que tout le monde connaît. Il faut arriver peu à peu à faire ce contact proche 12.

Cette recherche du « point de contact » demande du métier pour res­ter spon­ta­née, une soi­gneuse pré­pa­ra­tion pour être relâ­chée ; elle res­semble à l’im­pro­vi­sa­tion des jazz­men. Elle pro­cure une ten­sion (comme celle d’un cou­rant élec­trique) qui est à tout moment per­cep­tible, presque mesu­rable. Un film de Keu­ken se regarde en bat­tant du pied, en mar­quant le rythme.

Une autre manière d’ar­ti­cu­ler, c’est non plus de mar­quer la tran­si­tion, mais de l’ô­ter. Face Value, gigan­tesque fresque euro­péenne fil­mée tout en gros plans, pro­cède ain­si, par enchaî­ne­ments sans tran­si­tion. Suc­ces­sion de visages, à la fois constam­ment lisibles et pour­tant mys­té­rieu­se­ment opaques, mon­té sans join­ture, de façon par­fois auda­cieuse (lors­qu’on saute des faces du Front natio­nal aux visages graves d’une céré­mo­nie juive), le film est une suite de figures qui nous adressent leurs innom­brables miroi­te­ments. Pas besoin de les « contex­tua­li­ser » : les visages « par lent », se révèlent et ne se confondent pas, nous entraî­nant à une atten­tion extrême aux êtres, der­rière leur appa­rence. L’ef­fa­ce­ment du seuil devient un outil de réflexion sur cette Europe bou­le­ver­sée : après la chute du Mur, nous sommes obli­gés de repen­ser les rap­ports, de voir ce qui unit ou divise un conti­nent en mutation.

Un autre film se per­met une audace struc­tu­relle, en se situant au-delà du der­nier seuil. C’est Amster­dam After­beat, mon­tage de frag­ments de fin de plans, suc­ces­sion de « claps », ces coups qui servent à syn­chro­ni­ser image et son 13. On est ici dans la reprise d’une pos­ture moderne, celle de Schwit­ters, qui, dès 1919, com­po­sa un tableau fait de rebuts. Réha­bi­li­tant tout ce qui n’est pas noble, l’ex­po­sant au regard, Amster­dam After­beat met en ques­tion la ségré­ga­tion entre « sujets » dignes et « objets » indignes. Keu­ken, avec ce film clin-d’oeil, ren­verse la hié­rar­chie, en magni­fiant sur l’é­cran ce qui finis­sait au chu­tier 14. Moments ver­ti­gi­neux, qui révèlent qu’il y a encore quelque chose au-delà des limites conve­nues, qu’il n’y a pas de fron­tières à l’ob­jet artis­tique : les chutes de pel­li­cules peuvent consti­tuer la matière d’un film.

Ce making-of d’Amster­dam Glo­bal Vil­lage est aus­si un mani­feste van­tant l’art du contre-pied. Mar­quant les arma­tures invi­sibles qui relient visible et audible, il sou­ligne l’im­por­tance du beat, de la mesure. Il affirme la néces­si­té de posi­tion­ner l’i­mage dans le temps, le son par rap­port aux images (ques­tion du tem­po, des contre­temps). Il montre com­bien le ciné­ma est un art de la durée maî­tri­sée, de l’es­pace recons­truit. Le film s’a­muse de tous les déca­lages pos­sibles lors du clap : camé­ra ratant le contact, coup mal don­né et répé­té, glisse sur la mesure juste. Jouer sur l’after­beat, l’a­près-coup, est une atti­tude fon­da­men­tale que Keu­ken a emprun­tée au jazz et qui lui per­met d’im­pul­ser le fameux swing :

II s'agit d'être juste devant ou juste derrière le rythme, c'est là le swing. Les grands improvisateurs, très souvent, jouent en retard. Si tu écoutes Lester Young ou Miles Davis, ils sont toujours un peu paresseux par rapport au rythme. On attend, puis on remplit, et c'est ça qui donne le swing 5.

Keu­ken joue donc avec la règle, s’a­muse du seuil impo­sé, pro­pose un art ludique (d’où l’im­por­tance des signaux, sou­vent détour­nés de leur fonc­tion stricte, vidés de sens, ren­dus à leur géo­mé­trie, à leur plas­tique, à leur cou­leur). Pour un autre exemple de dérè­gle­ment, mais côté gra­vi­té, reve­nons à la fin de La For­te­resse blanche. Nous sommes dans une pièce misé­rable, nous res­sen­tons vio­lem­ment le regard affo­lé d’une pauvre femme, tan­dis que le zoom s’ap­proche d’elle en hési­tant. Le plan sui­vant cadre un tableau (chro­mo d’un tor­rent de mon­tagne), puis on voit la main d’un pri­son­nier sur une grille, puis le seuil entre deux pièces, latte lit­té­ra­le­ment déchi­rée, plan­cher défon­cé, sol cre­vas­sé. Dans ce final grave, qui reprend les grandes séquences du film autour du thème de l’en­fer­me­ment (chaîne de mon­tage à l’u­sine, pri­son, pau­vre­té), on res­sent une totale liber­té d’es­prit, car le mon­tage est ouvert aux asso­cia­tions les plus inventives.

L'image est désenchaînée, écrit Deleuze de ce cinéma moderne dégagé du carcan qui liait chaque liaison au déroulement du récit. Les images ne sont certes pas livrées au hasard, mais il n'y a que des ré-enchaînements soumis à la coupure, au lieu de coupures soumises à l'enchaînement [...]. Au lieu d'une image après l'autre, il y a une image plus une autre. [...] C'est toute une nouvelle rythmique, et un cinéma sériel ou atonal, une nouvelle conception du montage 15.

La com­pa­rai­son avec la révo­lu­tion musi­cale de l’é­cole de Vienne est juste concer­nant Keu­ken, au sens où il dis­tri­bue l’i­mage comme un frag­ment, où il la fait entrer quelle que soit sa nature (forme, objet, machine, êtres vivants) dans dif­fé­rentes séries, inter­ve­nu* au niveau choi­si. La prise n’est plus un plan unique, sorte d’i­cône sacrée qui n’in­ter­vient qu’une fois, avec un sta­tut stable, mais un mor­ceau fil­mé, mani­pu­lable, mobile. Le plan peut « perdre sa place et deve­nir un signe dans une série d’i­mages libres, asso­cia­tives 16 ».

La For­te­resse blanche, La Leçon de lec­ture, La Tem­pête d’i­mages : trois films qui, sur des sujets très dif­fé­rents (le désen­fer­me­ment vis-à-vis du capi­ta­lisme et la recherche de la démo­cra­tie, le lien des mots et des images, la contre-culture), ont en com­mun de cher­cher com­ment rompre nos chaînes (poli­tiques, séman­tiques, esthé­tiques). Ils tra­vaillent jus­qu’au bout les pos­si­bi­li­tés de la séria­lite et démontrent la richesse inven­tive que le ciné­ma peut géné­rer en se déga­geant du linéaire et du chro­no­lo­gique. On peut être décon­cer­té « de ne plus savoir où l’on se trouve. […] Pour cer­tains spec­ta­teurs, c’est encore un pas dif­fi­cile à fran­chir de voir que les décors fonc­tionnent en même temps sur des niveaux réels et fic­tifs, comme des docu­ments, et aus­si comme des élé­ments d’une construc­tion pure­ment concep­tuelle 17 ».

En orga­ni­sant de nou­velles formes (impro­vi­sa­tion, construc­tion asy­mé­trique, rythmes syn­co­pés ou tran­si­tions fluides), Keu­ken décrypte l’é­poque avec ses vibra­tions et ses mélanges (rap­port Nord/Sud, pré­gnance du corps, métis­sage de cultures, mar­gi­na­li­té, éco­sys­tème). On retrouve chez lui ce qui a fait la nou­veau­té dans les autres arts (abs­trac­tion et concep­tua­li­sa­tion, forme ouverte, écla­te­ment de la syn­taxe), mais sans que cette éman­ci­pa­tion dérive en pure gra­tui­té et jeu for­mel. Son ciné­ma, bran­ché sur la réa­li­té, mais en recherche constante, tra­vaille à une moder­ni­té « géné­ra­li­sée », explo­rant les franges du post­mo­derne. Alors que le ciné­ma est de plus en plus aspi­ré dans la spi­rale de l’in­dus­trie du diver­tis­se­ment, Keu­ken est un cas. Il main­tient les exi­gences de l’art ciné­ma­to­gra­phique, sans céder sur son pou­voir de regard cri­tique dans tout le champ de la Repré­sen­ta­tion 18.

Filmer le passage. 

Si le ciné­ma de Keu­ken secoue les confor­mismes, c’est qu’il se pose constam­ment, nous l’a­vons vu, une double ques­tion : « Com­ment mon­trer, et déclen­cher par là, des chan­ge­ments d’é­tat ? » S’il nous inter­pelle, c’est que toute l’œuvre inter­roge les modes de pas­sage, du fugace à l’ir­ré­mé­diable. « Le ciné­ma, c’est la mort au tra­vail », disait Coc­teau. Keu­ken revient avec insis­tance sur ce bou­le­ver­se­ment ins­crit dans le pro­ces­sus même de l’i­mage mou­vante, ce moment que le ciné­ma semble conju­rer et qui pour­tant le marque onto­lo­gi­que­ment. Mort fil­mée dans des scènes tan­tôt crues (de mise à mort, de viande sai­gnante, où l’on retrouve le regard fas­ci­né de l’en­fant), tan­tôt pleines de com­pas­sion, d’é­mo­tion et de lyrisme (lorsque sont évo­qués les amis dis­pa­rus : le jazz­man Ben Webs­ter, le pho­to­graphe van der Els­ken, le peintre Luce­bert) 19.

Un film plus par­ti­cu­liè­re­ment (Bert Schier­beek-la Porte) tente de don­ner des images à cette sen­sa­tion étrange d’apparition/disparition que déclenche la perte d’un être aimé. Le poète a per­du sa femme. On voit les objets quo­ti­diens qui l’en­tourent, et qu’elle ne voit plus : « Je n’ai jamais encore été mort / Mais quand on est mort / Qu’est-ce qu’on voit / Que vois-tu que je ne vois pas ? » En « sur­fant » sur les mots du poète, le cinéaste essaie de visua­li­ser cet ailleurs. Le regard cherche les flous incer­tains du sou­ve­nir, fixe avec insis­tance une eau qui se trouble, quand le reflet fait et défait l’ob­jet, observe le bal­let aléa­toire d’élec­trons sur un écran (serait-ce ain­si que se dis­perse l’a­mour ?). On nous fait péné­trer dans ces inter­zones intan­gibles où le réfèrent est dépha­sé par le deuil.

Dans Les Vacances du cinéaste, Keu­ken reprend cette thé­ma­tique en y adjoi­gnant, une réflexion sur la mémoire et le ciné­ma. Il filme sa famille au soleil, célèbre les jouis­sances de la vie, avec comme per­son­nage cen­tral son fils décou­vrant le monde qui l’en­toure. Sur le seuil de la mai­son, ses petits pas hési­tants des­cendent l’es­ca­lier de pierre : séquence émou­vante, à la fois d’une totale sen­sua­li­té (les petits talons sur les marches chaudes, l’hé­si­ta­tion, l’é­qui­libre instable) et d’une grande beau­té plas­tique (la reprise cubiste du même mou­ve­ment). En sui­vant les décou­vertes de son enfant, le réa­li­sa­teur décline tous les registres du Temps (origine/instant/durée/cycle/passé/fin), par­court chaque étape de la vie (les pre­miers pas tré­bu­chants, l’ai­sance phy­sique des plus grands, les échanges graves ou futiles des adultes, la déchéance d’un vieillard). Il par­vient, de façon tech­ni­que­ment modeste (en uti­li­sant sa vieille camé­ra Paillard-Bolex muette à res­sort) mais en déployant toutes les gammes de sa palette (mon­tage fluide magis­tral), à relier l’in­time au poli­tique, l’a­nec­do­tique à l’his­to­rique, à pas­ser du vérisme à l’érotique.

Au cœur du film, une « cita­tion » d’An­dré Bazin (« Le ciné­ma est le seul média capable de mon­trer le pas­sage de la vie à la mort ») ouvre une réflexion sur l’im­puis­sance qu’au­rait l’i­mage fixe à cap­ter le tran­si­toire et sur la pré­ten­due capa­ci­té du ciné­ma en ce domaine 20. Or, dans son ate­lier pho­to­gra­phique, Keu­ken a lon­gue­ment étu­dié les infimes varia­tions entre deux images, déter­mi­né à quel seuil se pro­duit une dif­fé­rence per­cep­tible à l’œil, avec quel rap­pro­che­ment on crée des varia­tions sen­sibles de la pen­sée. Il s’est pen­ché sur la spé­ci­fi­ci­té de chaque sup­port, leur rap­port au temps et à l’ins­tant, s’in­ter­ro­geant sur le constat de Bazin :

La photographie sur ce point n'a pas le pouvoir du film, elle ne peut représenter qu'un agonisant ou un cadavre, non pas le passage insaisissable de l'un à l'autre 21.

Repre­nant dans Les Vacances du cinéaste la scène du mou­ton sacrifié
d’Un film pour Luce­bert, le cinéaste la com­mente ainsi :

J'ai filmé ce passage plusieurs fois et j'ai vu qu'il n'y a rien à apprendre : il ne se passe rien. Il est plus difficile de montrer le passage de la mort à la vie. Mais il faut créer ce passage, car il ne se passe rien.

Évi­dem­ment, cette décla­ra­tion contient un para­doxe. Car il se passe quel que chose, pour nous qui regar­dons : un choc, une fas­ci­na­tion mêlée de répul­sion, lorsque le cou­teau pénètre la gorge de l’a­ni­mal. Mais ce que vise la remarque, c’est que jus­te­ment, dans le défi­lé d’i­mages, si l’on regarde cli­ni­que­ment, rien ne change. Où est le pas­sage, où est le seuil ? Si l’on voit quelque chose, c’est le mou­rir, et non la Mort. Vingt-cinq ans plus tard, Keu­ken revient sur cette séquence et sur ses propos :

C’est comme la tran­si­tion entre l’ar­rêt et le mou­ve­ment […]. Entre ces deux stades, il y a un moment de rup­ture et puis on se trouve dans l’é­tape sui­vante d’ac­ti­vi­té, de vitesse, d’am­pleur. […] L’é­tat entre les deux, on le recom­pose avec son ima­gi­na­tion. On loupe tou­jours le moment déci­sif. Il faut créer quelque chose qui fasse sen­tir cela, par le cadrage, le mon­tage. Dire qu’il ne se passe rien, c’est peut-être une autre manière de dire qu’on loupe tou­jours l’es­sen­tiel 22.

Il est inté­res­sant que Keu­ken s’in­ter­roge sur cet « ins­tant déci­sif », axe autour duquel s’ar­ti­cule une des grandes ten­dances de la pho­to­gra­phie. En cher­chant à l’ap­pro­cher ciné­ma­to­gra­phi­que­ment, il montre com­bien toute tran­si­tion est obte­nue par recons­truc­tion. Mani­pu­la­teur méti­cu­leux qui expé­ri­mente dans son labo­ra­toire, dou­blé d’un gref­fier poin­tilleux qui en enre­gistre les résul­tats, il n’est pas ques­tion pour lui d’ac­cré­di­ter ce qui n’a pas été consta­té de visu, sous ses optiques. Sa table de mon­tage est à la fois le lieu de dis­sec­tion de nos per­cep­tions et le micro­scope révé­lant nos illu­sions. Le ciné­ma est fait de tours de passe-passe et de prises de conscience, le spec­ta­teur est pris entre luci­di­té et magie. Nous croyons avoir vu le pas­sage, le moment ultime, mais nous n’en avons pro­duit que l’i­dée ; il s’est des­si­né dans nos cer­veaux, en images, fabri­qué par le cinéaste.

Tout le tra­vail de Keu­ken tourne autour d’un élé­ment-clé : c’est un point, appro­ché, visé, dési­ré, convoi­té, mais presque tou­jours inac­ces­sible. Lors­qu’il est atteint, il est frap­pé d’é­phé­mère. Ayant aban­don­né l’U­nique (l’his­toire linéaire, le per­son­nage cen­tral, le style défi­ni) et déman­ti­bu­lé la dia­lec­tique (il y a tou­jours un ailleurs à Tailleurs, un excès de signes, un défaut dans la symé­trie), il s’in­té­resse à ce que le peintre danois Asger Jorn appe­lait la « tria­lec­tique », cette « troi­sième chose » que Keu­ken situe dans un équi­libre entre le vide et le trop-plein. Pour lui, plus on raré­fie l’i­mage, plus notre per­cep­tion s’aiguise :

Le regard devient dense lorsque c'est totalement épuré, vidé d'anecdote, quasiment vide de sens. Mais quand je suis profondément là-dedans, j'ai envie de donner un coup de pied, de me solidariser avec la banalité, la pulsion de la vie [...]. Il y a deux forces et toutes deux lorgnent vers un troisième point, peut-être inconnu, qui ne se situe pas entre deux, mais encore dans une troisième position ; et si on arrive à concrétiser le film dans ce troisième domaine, il serait peut-être possible dé faire un art plein, qui sorte de cette nostalgie de la pureté et de cet engagement dans l'impureté, où tout peut se passer en même temps, et où tout peut s'harmoniser, pour un millième de seconde5.

Les films de Keu­ken four­millent de ces ins­tants de « plé­ni­tude », qui en font un de ces artistes qui nous entraînent le plus loin, au-delà des limites. Il nous pro­cure des sen­sa­tions rares, parce qu’il brouille nos fron­tières soli­de­ment ancrées (visible/invisible, document/fiction, perçu/imaginé), fait sau­ter les ver­rous de nos habi­tudes de regar­der et de penser.
Ain­si, dans Her­man Slobbe, lors­qu’il confie son micro au han­di­ca­pé et que l’on « voit » le monde par un aveugle. Dans Le Nou­vel Age gla­ciaire, c’est la scène des lits, où la musique de Willem Breu­ker fait écla­ter l’es­pace, et où la lettre anno­née par une ouvrière se trans­fi­gure en poème post­mo­derne. C’est, dans Luce­bert, temps et adieux, lorsque l’a­te­lier se peuple de l’es­prit du peintre et que la dis­con­ti­nui­té sonore réveille les fan­tômes du lieu. C’est le mon­tage de Beau­ty, ou les tra­vel­lings du Temps, qui nous embarquent dans des asso­cia­tions insen­sées. Ces sauts, rom­pant les cloi­son­ne­ments pré­vi­sibles, déclenchent des exci­ta­tions phy­si­co-men­tales extrêmes, où conscience et perte de repère se suc­cèdent et se super­posent. Nous sommes pro­je­tés dans des états où se mêlent luci­di­té, vision et extase. Le ciné­ma est ren­du à son essence et l’art rap­pro­ché de son but : une redé­cou­verte magique du réel.

 

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Tour­nage en Boli­vie d’Amsterdam Glo­bal Vil­lage. À la camé­ra, Johan van der Keu­ken ; à la prise de son, Nosh­ka van der Lely.

 

Au seuil de la mort. 

Johan parle avec sa sœur Joke, atteinte d’un can­cer, quelques jours avant sa mort ; entre eux, une camé­ra numé­rique. Der­niers Mots — Ma sœur Joke (1935 – 1997) est un film qui résonne de non-dits, frô­lant l’ex­trême du rece­vable (dou­leur, inti­mi­té, frayeurs der­nières), vacillant aux fron­tières du repré­sen­table. Il rap­pelle, par son issue inexo­rable et son cli­mat sus­pen­du, que toute image, même mou­vante, est un arrêt dans le flux du temps, que le ciné­ma enre­gistre nos corps fuyants et, en même temps, les fige sous leur appa­rence péris­sable : « Comme la mort, l’a­mour se vit et ne se repré­sente pas, du moins ne se repré­sente pas sans vio­la­tion de sa nature. Cette vio­la­tion se nomme obs­cé­ni­té », notait André Bazin 23.

Film pudique pour­tant (il res­pecte le moment extrême, puis­qu’il ne le montre pas), mais film à la limite de l’im­pu­deur, puis­qu’il enre­gistre les avant- der­niers mots, les met en scène (même si c’est au mini­mum), ren­dant public et repro­duc­tible le plus pri­vé, le plus intime, le plus per­son­nel des ins­tants de quel­qu’un : le dernier.

Le cinéaste nous fait entrer dans son cercle fami­lial, nous fait les par­ti­ci­pants d’une céré­mo­nie qui nous consti­tue en une com­mu­nau­té éphé­mère. La séance de pro­jec­tion devient rite, retrouve ses loin­taines ori­gines : recueille­ment et cathar­sis. Et pour qui a vécu l’a­go­nie d’un proche, impos­sible de ne pas être bou­le­ver­sé par un effet de rémi­nis­cence. Nos sou­ve­nirs se super­posent aux scènes du film, on repense à l’être qu’on a sou­te­nu, qui s’est débat­tu devant nous et qui a été vain­cu. On retrouve cet affreux sou­la­ge­ment d’être celui qui reste face à celui qui part, celui qui veut oublier la ter­rible cer­ti­tude qu’un jour, ce sera son tour d’être regar­dé par d’autres qui le ver­ront partir.

Le film s’ins­talle dans une ter­rible gra­vi­té et recèle une intense émo­tion : il est dif­fi­cile de rete­nir ses larmes. Spec­ta­teurs d’une tra­gé­die — l’a­go­nie d’un être — assis­tant à un drame ori­gi­naire — le recueil des der­nières volon­tés d’une mou­rante —, nous voyons les images et les mots se muer en forces vives ou en ombres mena­çantes, selon qu’ils aident celle qui se bat à don­ner un sens ultime à sa vie ou qu’ils lui échappent parce qu’elle se sent disparaître.

Le pro­jet de ce film a été pro­po­sé à Joke par son frère, et accep­té par elle, comme son der­nier pro­jet. On peut craindre une com­plai­sance et un voyeu­risme qui ne peuvent que pla­ner dans de telles situa­tions. Mais on est avec cet être qui souffre, mora­le­ment et phy­si­que­ment, qui se débat avec achar­ne­ment contre les charges inces­santes de la dou­leur. Elle nous fait les témoins actifs de son com­bat, elle nous trans­met sa lutte pour une vie sereine, effec­tue un bilan clair­voyant de son par­cours, et milite pour une fin digne, offrant de façon extra­or­di­nai­re­ment géné­reuse son témoi­gnage, dans la fra­gi­li­té de l’im­mé­diat, en repous­sant sous nos yeux l’an­goisse des der­niers moments.

D’a­bord, la camé­ra est entre le frère et la sœur : c’est l’é­coute et la des­crip­tion des dou­leurs. Puis l’ap­pa­reil est avec eux : c’est le récit d’une vie. Pro­gres­si­ve­ment, tout effet de seuil, de rampe, de scène s’ef­face. Il n’est pas indif­fé­rent que le sup­port. uti­li­sé soit la vidéo. Grâce à son rap­port à la durée (les cas­settes font une heure, alors que la pel­li­cule ciné­ma demande à être rechar­gée toutes les onze minutes), cette tech­no­lo­gie minia­ture per­met la fami­lia­ri­té. Objet dis­cret, inté­gré à l’en­vi­ron­ne­ment pri­vé, res­pec­tueux des pro­pos plus secrets, il n’in­ti­mide pas, cap­tant la trame sub­tile des his­toires, non leur dimen­sion spec­ta­cu­laire — comme le ciné­ma aurait pu l’in­duire, avec une majes­té qui aurait pu déré­gler le pro­ces­sus d’in­tros­pec­tion, deve­nir exhi­bi­tion, mise en spec­tacle, déri­ver vers le cal­cul et l’af­fec­té 24.

Mais, d’un autre côté, cet œil de la vidéo est ter­rible en ce qu’il sait se faire oublier, pour se mani­fes­ter sou­dain. Chaque prise de conscience qu’un « der­nier » film se tourne, que c’est la « der­nière image », nous bou­le­verse et bou­le­verse Joke. Nous ne sommes pas dans une confor­table dis­tance — en spec­ta­teurs de l’his­toire d’un autre, d’une fic­tion que serait la vie — mais au che­vet de quel­qu’un, d’un proche, notre « sœur ». Elle veut nous trans­mettre un mes­sage, au point d’im­mor­ta­li­ser pour nous et devant nous ses der­niers moments. Par­fois, nous oublions tous cette situa­tion inte­nable. Mais lorsque Joke, après un échange intense, retrouve bru­ta­le­ment la réa­li­té, on voit, en même temps qu’elle, son ave­nir bar­ré. Elle regarde la camé­ra. C’est cet objet qui lui mani­feste sou­dain que la sépa­ra­tion d’a­vec ses proches est là, iné­luc­table. Il y a alors un effet de fran­chis­se­ment — est-il pos­sible de le for­mu­ler sans détruire sa nature vio­lem­ment para­doxale ? -, la sen­sa­tion de par­ta­ger les der­nières dou­leurs men­tales de cet être, de s’in­si­nuer — de façon presque insup­por­table — à l’in­té­rieur de son angoisse. On vit, avec elle, ce moment où elle n’ose plus pen­ser, puisque c’est se pro­je­ter dans le temps, et on res­sent avec elle que se déroule un atroce compte à rebours. Cette pen­sée ne peut être expri­mée. Trop dou­lou­reuse. Elle se dit dans un regard-camé­ra bou­le­ver­sant, amour/haine envers cet appa­reil qui tourne silen­cieu­se­ment. Cap­teur du vivant, méca­nique plus solide que les corps qui tra­hissent, le ciné­ma refe­ra redé­fi­ler et revivre ce regard : de déses­poir vers nous et de défi à la mort qui arrête tout25.

Chez Keu­ken, les appa­reils ne pro­tègent de rien, le ciné­ma n’est pas une planque pour obser­ver impu­né­ment — ou, pire, une machi­ne­rie pour se don­ner l’illu­sion de domi­ner le monde. Le came­ra­man est là, fra­gile, s’im­pli­quant, hési­tant par­fois. Rare­ment un dis­po­si­tif aus­si rudi­men­taire (une camé­ra posée là pour recueillir un témoi­gnage) aura ren­du aus­si pal­pable le fait que la vie se déploie dans l’es­pace. Vivre, c’est être là. Quant à la mort, elle erre, dans un lieu sans lieu, vers lequel est comme aspi­rée Joke. Ici, le Néant n’est jamais loin. Il est devant nous, déli­mi­té par le simple bord de l’i­mage, et au-delà, c’est le vide. Tant que cet espace est empli de paroles, que s’é­changent ces mots cou­ra­geux, Joke reste reliée à nous, et à tous les vivants. Plu­sieurs fois, Johan doit rap­pro­cher l’ap­pa­reil, car la voix fai­blit. Comme si la mort s’ap­pro­chait, elle aus­si, dans le dos de la malade, gagnant du ter­rain, l’en­ve­lop­pant insi­dieu­se­ment. Lors­qu’il recadre sa sœur, lui, le vir­tuose du mou­ve­ment, il fait caho­ter son pied, perd le point. Son émo­tion s’y exprime, dans la mal­adresse des gens ordi­naires : tout pro­fes­sion­nel est un ama­teur, tout artiste, un homme comme un autre, tout créa­teur, un être secoué dans l’ur­gence du malheur.

Cette émo­tion fon­da­men­tale s’ex­prime dans une esthé­tique de la sim­pli­ci­té : par une approche vers l’être cher, une envie de l’embrasser, de se fondre en elle, pour empê­cher son irré­mé­diable départ. La camé­ra est à l’en­droit où une ten­sion extrême se noue, entre la dou­ceur des pro­pos échan­gés et les efforts vio­lents pour repous­ser l’horreur :

Tant que Johan tient la caméra et dialogue, hors champ, avec Joke, [le film] donne l'impression à la fois de retenir la sœur et d'entraîner le frère dans le cadre, en les unissant comme jamais. Le champ cinématographique se fait dès lors champ de bataille, entre la vie à l'œuvre et la mort au travail, en un corps à corps tragique et lumineux à la fois, presque pacifié par l'acceptation de son issue 26.

Ain­si, une rela­tion intense s’est nouée entre fil­meur, fil­mée et spec­ta­teurs, habi­tuelle chez JvdK, mais que barre ici une paroi infran­chis­sable : celle qui sépare les encore-vivants des presque-morts. L’é­cran, deve­nu cloi­son impal­pable, déli­mite cette zone où est entrée Joke, et d’où elle nous parle déjà27.

Si j’ai dit « impal­pable », c’est que, pen­dant la pro­jec­tion, j’at­ten­dais qu’une main sai­sisse celle de l’a­go­ni­sante. Ce geste natu­rel, qui veut sou­te­nir une détresse, serait une légère trans­gres­sion au ciné­ma, puisque cela obli­ge­rait à péné­trer dans le champ. Or le contact n’au­ra pas lieu, tant que Joke parle. C’est la camé­ra qui est main ten­due, le micro, oreille com­pré­hen­sive. Pour­tant une main va sou­dain sur­gir, au moment le plus inat­ten­du, le plus émou­vant : lorsque Joke n’est plus en vie. Cap­tée par un ultime cli­ché, elle est figée dans la mort. Alors la main de son frère vient enle­ver une pous­sière sur son front, d’un geste tendre et bou­le­ver­sant, affec­tueux et violent à la fois. C’est par cet attou­che­ment sur l’i­mage de sa sœur que la malé­dic­tion qui pesait sur la famille est levée, le « grain de sable » enfin éli­mi­né. Der­rière tout cela, un « secret » pla­nait, sug­gé­ré au détour d’une phrase. Il fixait cha­cun dans un rôle, fai­sait souf­frir et mou­rir. S’il n’est pas dévoi­lé dans le film, c’est comme s’il avait, grâce au par­cours de celui-ci, moins de prise. La sépa­ra­tion dont a souf­fert la fra­trie est enfin conju­rée, puisque les pro­ta­go­nistes ont arra­ché leurs masques en public. Le frère et la, sœur se sont rejoints, en nom­mant la malé­dic­tion paren­tale (l’in­ter­dit d’ai­mer). Cette lutte contre la névrose, qui per­met de retrou­ver les jonc­tions « orga­niques » (avec les siens, avec les autres, avec le monde), c’est le mes­sage de Joke. Au moment ultime, deux êtres se rejoignent et nous redonnent un monde plus vivant. Nous sommes plus forts et plus soli­daires, après avoir vécu le dérou­le­ment de cette transfiguration.

Cette récon­ci­lia­tion in extre­mis et en direct fait de ce film une œuvre à dimen­sion majeure, en dépit de la modes­tie de sa pro­duc­tion. Il rejoint les grandes médi­ta­tions ciné­ma­to­gra­phiques sur la Mort, où la vio­lence de la sépa­ra­tion est vain­cue par un lien plus fort qui la dépasse. La vie triomphe parce qu’un élan d’a­mour libé­ra­teur a réduit les forces des­truc­trices, qu’une union impré­vue a repous­sé la mor­bi­di­té. A la fin de Voyage à Tokyo, de Ozu, mal­gré l’a­mer­tume, c’est la géné­ro­si­té qui l’emporte : la belle-fille reçoit un cadeau (une montre) pour s’être occu­pée des vieux parents quand leurs propres enfants les aban­don­naient. Au-delà de la méchan­ce­té et de la ter­reur, Cris et Chu­cho­te­ments, de Berg­man, est illu­mi­né de beau­té, quand la ser­vante enlace la mou­rante tan­dis que les deux sœurs se déchirent. En dépit de la rigi­di­té reli­gieuse, un coup de théâtre clôt Ordet, de Dreyer, lorsque le frère fou et l’en­fant naïf res­sus­citent la femme et brisent les into­lé­rances sec­taires. Mal­gré le poids du non-dit et la fata­li­té de l’is­sue, la séré­ni­té rayonne de Der­niers Mots : le fils et la fille ont for­mu­lé ce qui les unit, le tra­vail sur soi et la subli­ma­tion. Leur film est un hymne à la puis­sance récon­ci­lia­trice des paroles et un mani­feste de la force apai­sante des images.

Et quand tout semble fini, le der­nier voile se dis­sout. Il nous empê­chait de dis­tin­guer l’es­sen­tiel dans le flux des appa­rences. Evo­quant une pho­to de Joke prise par Johan en 1955, frère et sœur la recom­posent, en direct devant nous, en 1997. Le pas­sé et le pré­sent fusionnent pour for­mer un visage, entre ces deux images, toute tem­po­ra­li­té éva­nouie. La pho­to­gra­phie, mise en mou­ve­ment par le film, échappe à sa fixi­té. Le ciné­ma, ancré dans une éter­ni­té par la pho­to, ne se dis­sout plus dans un écou­le­ment anec­do­tique. Ces trans­mu­ta­tions per­mettent que se confondent les échelles du temps, que s’ex­priment les strates flot­tantes des sen­ti­ments, que s’ouvrent les bar­rières psy­chiques, que sautent les limi­ta­tions phy­siques 28.

Par­tant de cet « entre-image », conquis magi­que­ment au cours de la céré­mo­nie des der­niers mots, le film fait défi­ler les autres visages de Joke. Sou­dain aspi­rée par un retour arrière, elle rajeu­nit de pho­tos en icônes, de sou­rires en tris­tesse, de matu­ri­té en inno­cence, jus­qu’à son extinc­tion dans un fon­du au noir « éblouis­sant ». Johan van der Keu­ken nous a conduits au seuil ultime. A nous de le fran­chir. Il intro­duit à un domaine où l’ab­sence abso­lue éclate en plé­ni­tude infi­nie… 29

  1. Cette confiance en un spec­ta­teur créa­tif a long­temps effrayé, semble-t-il, les sélec­tion­neurs de fes­ti­vals. Refu­sés dans toutes les mani­fes­ta­tions hors Hol­lande jus­qu’au milieu des années soixante-dix, les films de Keu­ken furent ain­si pen­dant quinze ans exclus de la pos­si­bi­li­té d’être vus.
  2. Fran­çois Albe­ra (éd.), Johan van der Keu­ken. Aven­tures d’un regard : films, pho­tos, textes, Cahiers du Ciné­ma, 1998, p. 93. Les cir­cuits com­mer­ciaux hésitent à pro­gram­mer ce ciné­ma « désta­bi­li­sa­teur », alors que les salles plus ouvertes (lieux cultu­rels et artis­tiques, espaces alter natifs) l’ont adop­té depuis long­temps. On constate cette ten­dance à « éva­cuer » ceux qui refusent de se sou­mettre au ciné­ma-diver­tis­se­ment en par­cou­rant la liste des « 100 cinéastes du siècle » (opé­ra­tion Le monde-FNAC, 1999) : en sont absents Joris Ivens, Fre­de­rick Wise­man, Robert Frank, Chan­tai Aker­man, Ray­mond Depar­don, Robert Kra­mer, Jonas Mekas et… Johan van der Keu­ken ; bref, toute la ten­dance d’un ciné­ma du « réel ». 
  3. Entre­tien : film Johan van der Keu­ken, de T. Nouel (prod. : AMIP-INA-Idéale Audience), dif­fu­sion sur France 2 en novembre 2000.
  4. J’ai ana­ly­sé dans le texte « Amster­dam Glo­bal Vil­lage — Ailleurs est ici » (à paraître dans La Revue Docu­men­taire) les consé­quences déci­sives (esthé­tiques et poli­tiques) d’une triple impli­ca­tion du corps (du cinéaste, de la camé­ra et des ano­nymes). On peut s’é­ton­ner que deux ouvrages récents (Le Corps au ciné­ma et De la figure en géné­ral, et du corps en par­ti­cu­lier) ne fassent aucune men­tion du tra­vail fon­da­men­tal de Keu­ken à ce sujet.
  5. Entre­tien : film Johan van der Keu­ken.
  6. Aven­tures d’un regard, op. cit., p. 117. Un autre homme-à-la-camé­ra, Ray­mond Depar­don, décrit ain­si le lien intime entre cadre et morale : « Pour moi la dou­leur est aus­si dans le cadre, dans le pay­sage, un coin de porte ou autre chose […]. C’est un pro­blème éthique : ten­ter de lais­ser aux gens leur liber­té, leur auto­no­mie […]. J’ai besoin de marque de dis­tance, de cadres pour qu’il y ait un échange » (cité par Ariette Farge, « Ecri­ture his­to­rique, écri­ture ciné­ma­to­gra­phique », in A. de Baecque et Ch. Delage [dir.], De l’Histoire au ciné­ma, Éd. Com­plexe, 1998, p.122).
  7. Roland Barthes, « Cher Anto­nio­ni », Cahiers du Ciné­ma, n° 311, mai 1980, p. 9.
  8. vdK défi­nit son ciné­ma comme « thé­ma­tique ». Mais il insiste sur le recy­clage per­ma­nent qu’il en fait : à chaque retour d’un élé­ment thé­ma­tique, il s’ar­range pour le fil­mer « comme une pre­mière fois » (Aven­tures d’un regard, op. cit. p. 17).
  9. Fil­mer le seuil avec insis­tance, c’est bien sûr, dési­gner le pro­ces­sus de consti­tu­tion même de l’i­mage. La lumière doit fran­chir une fenêtre, celle de la camé­ra, pour qu’un double du réel s’ins­crive sur la pel­li­cule, dans la chambre noire.
  10. On pense aux tra­vaux d’Ed­ward T. Hall sur la « proxé­mie » et les fron­tières de l’in­ti­mi­té. Les tac­tiques d’ap­proche de Keu­ken, où la camé­ra fait sen­tir et fran­chir les limites des dif­fé­rents espaces (intimes, sociaux, publics), évoquent la pro­blé­ma­tique de cet auteur. En par­ti­cu­lier tout ce qui se joue sur les seuils, en fonc­tion des diverses cultures (cf. le cha­pitre 10, « Les dis­tances chez l’homme », de La Dimen­sion cachée, Éd. du Seuil, coll. « Points Essais », 1978, p. 143).
  11. Der­rière la vitre, c’est le titre de la deuxième publi­ca­tion pho­to­gra­phique de Keu­ken (1956). Il a 18 ans, le texte est d’un jeune poète, Rem­co Cam­pert, aujourd’­hui illustre (membre de Géné­ra­tion 50) : « Être jeune est une petite his­toire de res­pi­ra­tion et d’at­tente. La res­pi­ra­tion empêche de voir les mai­sons de l’autre côté. » La thé­ma­tique du seuil se met en place.
  12. Entre­tien : Robin Dereux, Pré­sence du regard dans le ciné­ma de JvdK, mémoire, uni­ver­si­té Paris VIII, 1993, p. 83.
  13. Les deux bandes (son et image) étant recueillies sur des machines sépa­rées (la camé­ra et le magné­to­phone), on les syn­chro­nise grâce à un repère sonore et visuel, petit coup (le « beat ») don­né sur le micro, ou par le cla­que­ment d’une ardoise (le clap). Ensuite, à la table de mon­tage, une fois le syn­chro­nisme par­fait retrou­vé grâce à ce repère (visible à l’i­mage, puisque la camé­ra enre­gistre l’ins­tant du choc), on coupe cet appen­dice technique.
  14. Keu­ken se situe dans la conti­nui­té des esthé­tiques ouvertes et cri­tiques, non dis­cri­mi­nantes, comme l’é­tait le mou­ve­ment COBrA, qui l’a influen­cé dans sa jeu­nesse. Il est res­té par la suite en rela­tion étroite avec cer­tains de ses membres, en par­ti­cu­lier avec le peintre-poète Luce­bert, sur lequel il a réa­li­sé trois films, à des époques dif­fé­rentes, réunis dans Luce­bert, temps et adieux (1962 – 1966-1994).
  15. Gilles Deleuze, L’I­mage-Temps, Minuit, 1985, p. 278 – 279.
  16. Aven­tures d’un regard, op. cit., p. 159.
  17. Ibid.
  18. La ques­tion de la noto­rié­té de Keu­ken en France est inté­res­sante. Sou­vent éti­que­té « docu­men­ta­riste », peu dis­tri­bué, il est comme mis à l’é­cart du public ciné­phile (alors que ses films sont lar­ge­ment dif­fu­sés à la télé­vi­sion). C’est qu’on se heurte, en France, lors­qu’on expé­ri­mente dans le ciné­ma, à une « tra­di­tion » his­to­rique qui se méfie de toute recherche et qui mar­gi­na­lise ceux qui se détachent du clas­si­cisme nar­ra­tif. C’est ce qu’ex­plique très jus­te­ment Jacques Man­del­baum dans Le Monde (20 août 1999), en notant que la Nou­velle Vague « a entre­te­nu une défiance qui ne s’est jamais démen­tie à l’é­gard des avant-gardes et du ciné­ma expé­ri­men­tal […]. La poli­tique des auteurs s’est tou­jours ins­crite dans le cadre d’une défense du ciné­ma comme art des­ti­né au plus grand nombre ».
  19. Si Keu­ken relie rare­ment ses obses­sions thé­ma­tiques à des ori­gines bio­gra­phiques, il déclare cepen­dant sou­vent qu’il fait par­tie d’une géné­ra­tion qui a vécu son enfance dans la guerre, sous l’oc­cu­pa­tion nazie, et qui « en a été pro­fon­dé­ment mar­quée, beau­coup plus qu’on ne l’a pen­sé pen­dant longtemps ».
  20. On note­ra que cette cita­tion est aus­si approxi­ma­tive que celle du Mépris. Keu­ken a effec­tué, dans son tra­vail théo­rique, de fré­quents com­men­taires des for­mules célèbres de la Nou­velle Vague, avec laquelle il dia­logue en per­ma­nence (cf. Aven­tures d’un regard, op. cit., en par­ti­cu­lier p. 31 : « La véri­té 24 fois par seconde »). Sa phi­lo­so­phie géné­rale de l’« homme-d’i­mage » dif­fère des théo­ries godar­diennes, tou­te­fois chaque point pour­rait être mis en paral­lèle de façon pas­sion­nante. C’est comme un par­tage en deux champs de la pen­sée-ciné­ma : JLG est l’his­to­rien du visible, tan­dis que JvdK est le géo­graphe du per­cep­tible. Notons enfin qu’il est amu­sant par ailleurs que Godard qua­li­fie Keu­ken de « très ciné­ma et trop gale­rie-vidéo » (Tra­fic, n° 29, prin­temps 1999), comme s’il se sen­tait dou­blé à la fois en son centre et sur ses marges.
  21. « Mort tous les après-midi », in Qu’est-ce que le ciné­ma ?, Éd. du Cerf, 1964, p. 90.
  22. Revue Bref, n° 39 (qui contient un dos­sier d’en­semble remar­quable sur JvdK), hiver 1998, p. 34.
  23. André Bazin, art. cité, p. 90.
  24. Un autre film a mis en jeu de façon aus­si intense et pro­blé­ma­tique les der­niers moments. C’est Nick’s Movie, de Wïm Wen­ders, pro­jet extrême où le réa­li­sa­teur amé­ri­cain Nicho­las Ray, atteint lui aus­si d’un can­cer, vou­lait don­ner un der­nier témoi­gnage fil­mé. Il y avait deux camé­ras, l’une ciné­ma, l’autre vidéo, conflits et volon­té d’a­pai­se­ment se scin­daient en mul­tiples oppo­si­tions : entre spec­tacle et mala­die, entre images et sup­ports, entre le Père et les deux fils. Fina­le­ment, dans ces deux films, on trouve le même effet gla­çant d’« arrêt de mort », quand cou­per la camé­ra signi­fie débran­cher le fil (m) de la vie — ain­si, Joke dit à son frère : « On arrête ? », ce qui rap­pelle l’ef­frayant « Cut ! » de Ray, auquel Wen­ders répon­dait : « Don’t cut ! »
  25. Dans sa vidéo Pudeur ou Impu­deur, Her­vé Gui­bert a pous­sé le défi jus­qu’à sa der­nière limite. Il nous fait les com­plices d’une ter­rible par­tie de rou­lette russe : posant deux verres devant lui, dont l’un est un poi­son, il boit au hasard. C’est dési­gner, de façon radi­cale, le spec­ta­teur comme voyeur de la mort de l’Autre.
  26. Jacques Man­del­baum, Le Monde, 11 jan­vier 1999.
  27. C’est pour­quoi la scène avec la fille de Joke, au Concert­ge­bouw d’Am­ster­dam, résonne avec une incroyable inten­si­té. De la fosse, où gronde l’or­chestre, montent une beau­té et une menace d’une indi­cible ambi­guï­té ; c’est par la musique que se dit la limite entre la vie et la mort…
  28. « La pho­to­gra­phie, dans son rap­port au deuil, est ten­due entre trois pôles : le refus du deuil, dans lequel le mort est appe­lé comme encore vivant à tra­vers son image ; l’ac­cep­ta­tion du deuil comme tra­vail de sépa­ra­tion éven­tuel­le­ment étayé sur les images du dis­pa­ru ; la trans­fi­gu­ra­tion de l’ob­jet per­du, dans laquelle sa dis­pa­ri­tion per­met de le sai­sir dans une inten­si­té qui était impos­sible de son vivant même » (Serge Tis­se­ron, Le Mys­tère de la chambre claire, Flam­ma­rion, coll. « Champs », 1999, p. 73 – 74).
  29. Je tiens à remer­cier Gil­bert Cabas­so, Clé­men­tine Fer­rei­ra, Mathias Nouel et Lau­rence Paix pour leur lec­ture atten­tive, leurs obser­va­tions per­ti­nentes et leurs remarques critiques.