Ceux dont on parlait et qui ne parlaient pas

Il y a trente ans, Mar­tine Van­de­meu­le­broucke a cou­vert les émeutes de Forest pour le quo­ti­dien « Le Soir ». Elle nous livre aujourd’hui son regard sur sa pro­duc­tion jour­na­lis­tique de l’époque.

Relire les articles que j’ai écrits il y a 30 ans pour Le Soir laisse une curieuse impres­sion. Comme celle de revoir un film que l’on sait avoir vu mais dont les séquences ne cor­res­pondent plus au sou­ve­nir qu’on en a gardé.

Pre­mier éton­ne­ment : le voca­bu­laire. On par­lait comme ça en 91 ? « Un immi­gré », « un Maro­cain »… On se sou­vient alors que, oui, il y a 30 ans, les jeunes étaient encore vrai­ment d’origine étran­gère. Les jour­na­listes ne savaient d’ailleurs pas trop par quels termes les dési­gner. Les Fla­mands par­laient « d’allochtones », un mot qui accen­tuait encore leur « étran­géï­té » et qui n’a jamais pris du côté francophone.

Ces jeunes, je les ai ren­con­trés, qua­si tous les jours, sur la place Saint-Antoine, mais aus­si à Molen­beek, à Schaer­beek, avec les quelques rares tra­vailleurs sociaux en qui ils avaient confiance. Mais ils sont si peu pré­sents tant dans Le Soir que dans les autres médias.

Mais il n’y a pas que les mots. Ceux qui parlent, les inter­lo­cu­teurs de l’époque appa­raissent bien vieillots. En 91, le consu­lat du Maroc s’invitait encore presque natu­rel­le­ment par­mi les acteurs incon­tour­nables pour les pou­voirs publics. La police, les auto­ri­tés com­mu­nales étaient LA source évi­dente. Les asso­cia­tions de jeunes, pour les jeunes, elles, n’étaient nulle part, faute de poids et de repré­sen­ta­ti­vi­té. Les parents (les « immi­grés maro­cains »), eux, étaient bien pré­sents sur le ter­rain. Ils venaient d’ailleurs spon­ta­né­ment à notre rencontre.

Et les jeunes eux-mêmes ? Ceux qui caillas­saient les voi­tures de police comme ils l’avaient vu faire à la télé fran­çaise ? Dans les articles, on parle d’eux mais eux ne parlent pas ou si peu. Et c’est là que mes sou­ve­nirs ne cor­res­pondent plus à ce que je lis dans les articles. Ces jeunes, je les ai ren­con­trés, qua­si tous les jours, sur la place Saint-Antoine, mais aus­si à Molen­beek, à Schaer­beek, avec les quelques rares tra­vailleurs sociaux en qui ils avaient confiance. Mais ils sont si peu pré­sents tant dans Le Soir que dans les autres médias. Parce que « ça ne se fai­sait pas » ? Parce que la « bonne » info se vou­lait dis­tante, fac­tuelle ou recueillie de pré­fé­rence auprès des sources offi­cielles ? Je me sou­viens comme il fal­lait se battre au sein de la rédac­tion pour relayer les paroles du « ter­rain ». Mes « vieux » col­lègues (pour moi !) ne sem­blaient pas per­ce­voir le fos­sé gran­dis­sant entre les médias et les habi­tants des quar­tiers défa­vo­ri­sés. En 91, pour la pre­mière fois, des émeu­tiers s’en étaient pris aux sym­boles du monde média­tique comme les camé­ras de télé­vi­sion de VTM. Mais, en même temps, l’excitation « de pas­ser à la télé » était si forte ! Les médias, on ne les reje­tait pas mais la méfiance com­men­çait déjà à poindre.

Der­nier éton­ne­ment. L’ampleur don­née aux évé­ne­ments. Les émeutes étaient un « sujet », mais par­mi d’autres. Comme le début de la guerre civile en You­go­sla­vie ou l’arrivée du TGV à Bruxelles. Et même si, au Soir, le cour­rier des lec­teurs débor­dait, même si ces émeutes étaient tout de même une pre­mière (ou presque) dans un pays tra­di­tion­nel­le­ment « calme », on n’en fai­sait pas les gros titres tous les jours. On n’ose pas ima­gi­ner les mil­liers de publi­ca­tions sur Face­book, les édi­tions spé­ciales du JT, les « dos­siers » de plu­sieurs pages, les inter­views d’experts et sur­tout les micros-trot­toirs des jeunes, des habi­tants qui défer­le­raient aujourd’hui.

Un point com­mun tout de même. Il a fal­lu insis­ter pour conti­nuer à « cou­vrir » le sujet quand les vio­lences ont ces­sé. Affron­ter les sour­cils qui se levaient quand on pro­po­sait un papier plus poli­tique. « Encore Forest ? »  Oui, encore Forest. Une info chasse l’autre. Cela n’a pas changé.