Les intellectuels de droite pensent que le football démontre que le peuple pense avec ses pieds
Vu l’approche imminente de la coupe du monde de football, il nous a semblé important de faire appel à Eduardo Galeano… et de vous recommander la lecture de son livre éblouissant « Le football – Ombre et lumière ». Il s’agit d’un contrepied pour combler un vide stupéfiant, lecture obligée et qui célèbre la beauté spécifique du football et nombre de ses héros.
Galeano met à nu la colonisation de ce sport par les intérêts marchands, ainsi que ses effets bien connus et qui caractérisent plus le capitalisme que l’univers sportif : soumission des clubs au pouvoir de l’oligarchie financière, médiatisation grotesque de l’évènement sportif, lui-même trop souvent “commenté” par des experts en médiocrité, généralisation de la corruption et du dopage, ou encore, depuis les années 70, multiplication des efforts pour substituer au joyeux public traditionnel des stades, connaisseur et spectateur critique, la figure folklorique et infiniment plus manipulable du supporter.
Eduardo Galeano nous a malheureusement quitté en 2015, mais il nous a laissé ses indispensables ouvrages. Gerard Devienne, journaliste à L’Huma l’a rencontré en 1996, une année après la parution du livre “El fútbol a sol y sombra” qui sera traduit et publié en Europe en octobre 2014. Voici son entretien.
Il faut rencontrer Eduardo Galeano chez lui, à Montevideo, dans la vieille ville, pour avoir une idée de ce qu’est un écrivain, un intellectuel populaire. Du chauffeur de taxi qui vous charge de le saluer de sa part, à la dizaine de personnes qui, profitant que l’écrivain est assis à la terrasse du vieux café Brasilero lui demandent un autographe et échangent avec lui quelques nouvelles de la famille, aux enfants, le peuple, si présent dans l’oeuvre d’Eduardo Galeano, rend un hommage vibrant, in vivo, à l’une des consciences du continent. Et l’auteur avoue une passion : « Comme tous les Uruguayens, j’ai voulu être joueur de football. Je jouais très bien, c’en était une merveille. Mais seulement la nuit, pendant que je dormais.»
Pourquoi l’une des grandes voix de l’Amérique latine, un de ses intellectuels les plus respectés, s’est-il mis à écrire sur le football ?
Le football fait partie de la vie. Avec les passions, les rejets qu’il suscite, il ne peut laisser indifférent un écrivain. Le football ressemble à la religion par la dévotion que lui vouent ses fidèles et par la méfiance dans laquelle le tiennent les intellectuels. Si Kipling, il y a un siècle, se moquait du football et des spectateurs, Borges, lui, en avait saisi toute la dimension : il donna, en pleine dictature, en 1978, au moment même où l’équipe nationale argentine jouait sa première rencontre du Mondial, une conférence sur le thème de l’immortalité.
Qu’est-ce qui, de tout temps, pourrait justifier le rejet des intellectuels ?
Les intellectuels de droite pensent que le football démontre que le peuple pense avec ses pieds : le football est la religion qu’il mérite, puisque l’instinct animal s’y imposerait à la raison. Quant à ceux de gauche, ils disqualifient ce sport parce qu’il castrerait les masses et détournerait leur énergie révolutionnaire, soit, du pain et des jeux, et, finalement des jeux sans pain : hypnotisée par la balle qui exerce sa perverse fascination, la classe ouvrière voit s’atrophier sa conscience et se laisse manipuler par l’ennemi de classe. Mais on constate qu’au début du siècle naquirent, sur les bords du Rio de la Plata, après que le football a été le sport des riches anglais, des clubs fondés par les ouvriers des chantiers navals et des chemins de fer. Certains dirigeants anarchistes et socialistes dénoncèrent alors cette manoeuvre de l’impérialisme visant à maintenir dans un état infantile les peuples opprimés. Cependant, l’Argentino juniors s’appelait à l’origine club des martyres de Chicago, en mémoire des ouvriers tués un 1er mai, et ce fut un 1er mai que fut fondé, à Buenos Aires, le club Chacarita dans une bibliothèque anarchiste. Il y eut quelques intellectuels qui célébrèrent le football — y ayant saisi ce que ce sport véhiculait de passions. Ainsi Gramsci qui choisit « ce règne de la loyauté humaine exercée à l’air libre ».
Et le football a souvent été utilisé par les gouvernements antidémocratiques et dictatoriaux…
Il est vrai que football et patrie ont toujours eu partie liée, du fait de l’identification du spectateur-citoyen avec le sport : les dictateurs surent jouer de ce lien : en 1934 et 1938, quand l’Italie remporta le Mondial, les joueurs gagnèrent au nom de la patrie incarnée par Mussolini. Au début et à la fin des rencontres, ils faisaient le salut fasciste. Quelques décennies plus tard, en Italie toujours, Silvio Berlusconi, propriétaire du club de Milan et de quelques chaînes de télévision, gagna les élections avec pour slogan « Forza Italia », mot d’ordre crié dans les stades ; il avait promis de sauver l’économie comme il l’avait fait avec son club. Les dictateurs latino-américains se firent un devoir de se lier au football selon l’axiome « le football c’est le peuple, le pouvoir c’est le football, et moi je suis le peuple ». La marche Pra frante Brasil, composée pour la sélection en 1970, devint la musique officielle du gouvernement du général Medici, dictateur qui posa pour la postérité avec la coupe gagnée par le Brésil. En Argentine, le dictateur Videla utilisa à son profit l’image du meilleur joueur du Mondial 78, son compatriote Mario Kempes. Le général Pinochet présida les destinées du club Colo-Colo, tandis que son homologue bolivien Garcia Mesa faisait de même avec Wilstermann.
La Coupe du monde 1978, qui se déroula en Argentine en pleine dictature, « prouva»-t-elle que le football sert de masque aux dictateurs ?
Deux ans après le coup d’état du général Videla, la Coupe du monde se déroula durant la dictature la plus sanglante de l’histoire argentine. Il est vrai qu’aucune allusion a été faite aux milliers de disparus. Mais deux ans plus tard, durant le « mundialito », disputé à Montevideo, on entendit dans les stades, pour la première fois, des mots d’ordre hostiles à la dictature qui, depuis 1973, asphyxiait l’Uruguay. Pendant sept ans, les gens s’étaient tus, et c’est dans les stades de football que naquit la contestation.
Mais l’exemple du Mondial de 1978 ne donne-t-il pas raison aux intellectuels qui répudient le football ?
Toute passion humaine pouvant être manipulée, comment le football, qui est une pratique universelle, y échapperait-il ? Mais le football peut être un lieu de résistance. Par exemple, en 1942, les joueurs du Dynamo de Kiev, en pleine occupation, commirent la folie de battre la sélection allemande, malgré l’avertissement reçu : « Si vous gagnez, vous êtes morts. » Les Soviétiques rentrèrent résignés sur le terrain, tremblant de peur, mais ils ne purent pas supporter de perdre leur dignité, aussi gagnèrent-ils et furent-ils fusillés, en tenue, dès la fin de la partie. En 1934, alors que le Paraguay et la Bolivie faisaient se massacrer leurs soldats dans le Chaco, la Croix-Rouge paraguayenne avait formé une équipe de football qui joua en Argentine et en Uruguay afin de recueillir les fonds nécessaires aux soins des blessés des deux camps. Trois ans plus tard, pendant la guerre d’Espagne, deux équipes itinérantes symbolisèrent la résistance de la République agressée. Pendant que Franco — aidé par Hitler et Mussolini — assassinait, une sélection parcourait l’Europe recueillant des fonds et faisant la propagande pour les républicains. Le club de Barcelone, dont le président avait été tué par les franquistes, faisait de même au Mexique et aux Etats-Unis. En 1958, en pleine guerre d’indépendance, les Algériens montèrent une sélection qui portait les couleurs patriotiques ; en faisaient partie les vedettes opérant en France. Mais elle ne put jouer que contre le Maroc et disputer des rencontres organisées par les syndicats, que dans certains pays arabes et d’Europe de l’Est. La Fédération internationale (FIFA) suspendit le Maroc et tous les joueurs algériens. Après 1962, ils furent intégrés dans les clubs français qui ne pouvaient pas se passer de leur talent.
Ne vous paraît-il pas dommage qu’aujourd’hui un Maradona ait plus d’influence sur les jeunes qu’un artiste ?
Avec la globalisation de l’information, la mainmise des puissances d’argent sur la télévision, un sportif a un fort impact, son image est utilisée à des fins politiques ou mercantiles, le plus souvent à son corps défendant. Cela tient du fait, je le répète, que toute passion humaine peut être détournée. Maradona est le sportif qui, dans le monde, a le plus déchaîné les passions durant la décennie écoulée. Créateur génial, il a commis le crime de jouer avec le pied gauche qui signifie pour le « Petit Larousse » : « Contraire à ce qu’il faut faire. » En plus, il a dénoncé ce que le pouvoir voulait taire. Sa confession est courageuse car c’est un message adressé à la jeunesse. Il décrit quel enfer est sa vie et celle qu’il fait subir à sa famille. Si vous ou moi disions la même chose, quel impact cela aurait-il ? Tandis que venant de Maradona… Dans le sport devenu frigide en cette fin de siècle où il faut gagner et où il est défendu de jouir, il est l’un des rares joueurs qui démontre que la fantaisie peut être efficace. Son drame vient du fait qu’il a à charge un poids nommé Maradona. Il a eu un jour cette parole terrible qui résume sa condition de demi-dieu : « J’ai besoin que l’on ait besoin de moi. » Résultat de la mainmise que je dénonçais plus haut.