La politique du gouvernement Di Rupo n’était guère différente sur le fond de celle du gouvernement Michel.
Guerre idéologique
« On dit qu’il faut travailler plus longtemps ? Qui a dit le contraire ?[[Le Soir 25 – 26 octobre 2014]] : cette interrogation — qui porte en elle la réponse- de la cheffe de l’opposition PS en dit plus qu’un long discours. La question du temps de travail, du moins celle de son allongement, ne sera pas discutée. A l’image de ce non-débat, le PS, comme l’ensemble des partis traditionnels, ne mettent pas en doute le dogme libéral. On peut discuter méthode, rythme ou modalités de l’allongement du temps de travail mais le principe en est sacro-saint : il fait partie de cette vulgate néo-libérale (comme les « charges »(les cotisations) patronales, la flexibilité, le statut des chômeurs et bien entendu l’ « austérité » — rebaptisée ou non « rigueur ») imposée par un rouleau compresseur idéologique qui œuvre depuis près de quatre décennies. Le résultat n’a jamais été aussi flagrant : les éditorialistes les plus réputés comme les bonimenteurs médiatiques tiennent cette bible libérale comme indiscutable et toute critique, y compris parfois celle d’économistes traditionnels parmi les plus lucides, est rejetée sans débat.
De Valls à Renzi, en passant par Di Rupo, la social-démocratie contemporaine a revêtu les habits du social-libéralisme. Certes, par son ancrage populaire et son verbe de gauche, chez nous, le PS donne le change. Mais il s’agit d’abord d’une posture et d’un repositionnement politique indispensable après trois décennies de participation au pouvoir. La politique du gouvernement Di Rupo n’était guère différente sur le fond de celle du gouvernement Michel. Certes, elle était moins violente et veillait à préserver les maigres restes du compromis social mais il s’agissait bien d’une différente de degrés, pas de nature. Il est d’ailleurs significatif que Di Rupo lui-même ait affirmé, qu’en matière budgétaire, « 70 % des politiques nouvelles (proposées par le gouvernement Michel) étaient en fait des politiques déjà décidées » sous son propre gouvernement. [[Le Soir 17 octobre 2014]]
La violence antisociale de la nouvelle coalition de la droite radicale n’a sans doute pas de précédent dans l’histoire contemporaine depuis l’époque du thatchérisme triomphant : elle est l’aboutissement de la victoire idéologique de la droite libérale en Europe.[Voir l’éditorial de Marc Jacquemain dans le [prochain numéro de Politique]] Son hégémonie culturelle et idéologique se traduit quotidiennement non seulement dans les mesures économiques et sociales mais aussi dans l’exaltation des valeurs individualistes au mépris de l’esprit collectif, dans la valorisation absolue de la compétition au détriment de la solidarité. Au plan mondial, la force de cette hégémonie s’est traduite par un paradoxe absolu : depuis 2008 le capitalisme financier a détruit des économies entières. Ce qui aurait dû être une crise mortelle s’est transformée en confirmation et même en consolidation du système.
On a beaucoup insisté, ces derniers jours, sur la portée communautaire de l’asphyxie budgétaire dans le domaine culturel. La mise à mal de la production et la création culturelle mais aussi de sa diffusion et de son partage traduit également une volonté idéologique. La création culturelle produit du lien social, elle interroge « l’autre », elle est la condition de l’esprit critique. En dehors des régimes totalitaires, seule une droite radicale aussi dominatrice et sûre d’elle-même peut oser attaquer aussi frontalement la culture.
Des mouvements de résistance et de reconquête sociale et culturelle émergeront, des premiers signes en témoignent. Mais, pour la gauche, le rapport de forces est défavorable. S’opposer à l’hégémonie idéologique de la droite est une chose, en renverser le cours en est une autre. Le combat sera de longue haleine. Devant le désarroi et le sentiment d’injustice, des manifestations de révolte et de rébellion pourront se produire. Mais quelles sont les forces qui pourront leur donner un horizon et une traduction politique ? Agir et réfléchir de concert, être dans la rue et construire une alternative qui ne soit pas une simple alternance : c’est le terrible défi auquel doivent faire face les gauches politiques, syndicales, culturelles et associatives. Leur rassemblement dans la résistance sera déjà un premier objectif dans ce qui est bien aujourd’hui une guerre idéologique.
“Idéologie” n’est pas un gros mot !
dans sa chronique du Soir, « Le grand retour de l’argument de l’idéologie », Vincent de Coorbyter critique – justement- l’usage détourné ou vulgarisé du mot et du concept. Il fait remarquer que généralement cet « argument » sert à disqualifier l’adversaire, qu’il désigne toujours les idées des autres, qu’il suppose une idée sans auteur, de plus fixée dans le passé. De tout cela on peut convenir. Il ajoute qu’« il est difficile de réfléchir aux phénomènes idéologiques sans revenir à Marx, qui attribuait le succès des idéologies aux rapports sociaux et aux intérêts catégoriels dont elles se font l’interprète ». Retour ou détour bienvenu.
Mais il faudrait encore davantage, me semble-t-il, revenir à Gramsci et à son concept « d’hégémonie ». Pour le dirigeant historique du Parti Communiste italien, la « phase hégémonique » désigne un moment historique ou une classe sociale occupe la fonction dirigeante de la société non seulement par sa domination économique et politique mais aussi culturelle. Pour Gramsci, l’hégémonie culturelle ou idéologique est même la condition de la direction politique : elle suppose le consentement actif de ceux qu’elle domine. En ce sens, qui est bien le sens originaire du concept, la domination idéologique n’a rien d’un « argument » adressé à un adversaire politique mais un état de fait ou un moment de conquête. L’idéologie est partie intégrante du politique. Et même ceux qui s’en défendent font de « l’idéologie » comme Monsieur Jourdain faisait de la prose. Il est vrai que depuis les années, le triomphe de la pensée néolibérale s’est construit sur la fiction de la « fin des idéologies ». Ce qui a permis à cette idéologie de s’imposer comme l’ordre naturel des choses. Ce que Gramsci appelait le « sens commun » dans la période de l’hégémonie du capitalisme. L’ « idéologie » est donc tout sauf un « gros mot » devant servir de repoussoir aux idées des autres. Le combat idéologique est légitime et se revendique : il est partie constituante de la démocratie. Et quand j’évoque donc la « guerre idéologique » que mène le gouvernement Michel , il s’agit d’abord de prendre acte et conscience de la nature du combat en cours et donc de la manière de s’y opposer.