Journalistes sous pression(s)

S’il existe bel et bien des formes de subordination individuelle des journalistes, la plupart d’entre eux, ne sont pas directement tenus en laisse : personne ne leur tient les mains, quand leurs doigts s’agitent sur le clavier de leur ordinateur, ou ne leur susurre à l’oreille ce qu’ils doivent dire...

medias.jpgpar Hen­ri Maler, le 4 juin 2012

L’article ci-des­sous a été rédi­gé à l’invitation de la rédac­tion d’Hommes & Liber­tés, la revue de la Ligue des droits de l’homme et est paru dans le n°157, de mars 2012.

Les métiers et les genres du jour­na­lisme sont si divers que tout diag­nos­tic glo­bal est mena­cé de sim­pli­fi­ca­tion abu­sive, du moins si un tel diag­nos­tic ne se borne pas iden­ti­fier les ten­dances les plus lourdes et à les pré­sen­ter comme telles, en sou­li­gnant d’emblée qu’elles ne vont pas sans contre-ten­dances ni excep­tions. De même, les pres­sions qui s’exercent sur les jour­na­listes et sur leurs pra­tiques émanent de sources si dif­fé­rentes, dépendent de causes et pro­duisent des effets si variés qu’on ne se foca­li­se­ra ici que sur cer­taines d’entre elles.

Emprises, dépen­dances

Les formes les plus visibles de l’emprise des pou­voirs poli­tique et éco­no­mique sur les médias et les jour­na­listes sont connues. Cette emprise s’exerce ouver­te­ment quand les médias sont assu­jet­tis à un pou­voir poli­tique qui décide de la nomi­na­tion des res­pon­sables de l’audiovisuel public et s’abrite der­rière un orga­nisme crou­pion et fan­toche (le Conseil supé­rieur de l’audiovisuel) ; un pou­voir qui, de sur­croît, place des jour­na­listes sous sur­veillance et leur impose une loi limi­ta­tive et arbi­traire sur le secret des sources. Cette emprise s’exerce mani­fes­te­ment quand les médias sont dépen­dants de pro­prié­taires pri­vés qui tentent d’en faire des leviers d’influence poli­tique et la source de profits.

Mais les cen­sures les plus mani­festes et les pres­sions les plus contrai­gnantes qui peuvent s’exercer sur des jour­na­listes plus ou moins iso­lés et par­fois jaloux de pré­ser­ver cet iso­le­ment, rebap­ti­sé « indé­pen­dance », ne sont pas l’essentiel. S’il existe bel et bien des formes de subor­di­na­tion indi­vi­duelle des jour­na­listes, sou­mis à l’intervention directe de leur hié­rar­chie, aux injonc­tions des pro­prié­taires et aux inter­ven­tions des res­pon­sables poli­tiques, la plu­part d’entre eux, dans nombre d’entreprises média­tiques, ne sont pas direc­te­ment tenus en laisse : per­sonne ne leur tient les mains, quand leurs doigts s’agitent sur le cla­vier de leur ordi­na­teur, ou ne leur susurre à l’oreille ce qu’ils doivent dire, du moins dans les repor­tages. Mais cette rela­tive indé­pen­dance indi­vi­duelle ne doit pas dis­si­mu­ler les contraintes inté­rio­ri­sées qui la hantent, et la dépen­dance col­lec­tive des rédac­tions qui la mine.

Concen­tra­tion, financiarisation

Tout ne s’explique pas par l’économie, mais rien ne s’explique sans elle. Com­ment nier que dans des médias de plus en plus concen­trés et finan­cia­ri­sés, les jour­na­listes sont de plus en plus fra­gi­li­sés et dépen­dants ? Les concen­tra­tions des médias ont pour moteur leur finan­cia­ri­sa­tion. Leur appro­pria­tion par de grands groupes pri­vés a pour fina­li­té de les rendre non seule­ment ren­tables, mais pro­fi­tables. Pour le dire sim­ple­ment, l’objectif n’est pas seule­ment de déga­ger un chiffre d’affaire qui per­mette de payer les sala­riés et d’investir pour accroître les capa­ci­tés d’informer, mais de déga­ger des taux de pro­fit équi­va­lents à ceux qui existent dans les sec­teurs de pointe de l’économie.

Ces ten­dances pèsent non seule­ment dans l’audiovisuel et la presse maga­zine, mais éga­le­ment dans la presse écrite géné­ra­liste, notam­ment natio­nale, qui, à défaut d’être pro­fi­table et même sou­vent ren­table, tente de sau­ver ce qui peut l’être, en se sou­met­tant à des groupes finan­ciers. Ces groupes s’approprient des « marques » qui peuvent être défi­ci­taires, avec pour objec­tif de les inté­grer à des stra­té­gies englo­bant plu­sieurs types de médias. Les consé­quences sont consi­dé­rables à la fois sur la nature de l’information pro­duite, sur les condi­tions de sa pro­duc­tion et sur les métiers de l’information. Par­mi ces consé­quences, les pres­sions qui s’exercent sur les jour­na­listes en rai­son de pro­ces­sus de ren­ta­bi­li­sa­tion, d’intensification du tra­vail et de l’introduction des formes néo­li­bé­rales du sala­riat et du mana­ge­ment sont évi­dentes. On l’oublie trop sou­vent : à bien des égards, les entre­prise média­tiques sont des entre­prises comme les autres… et par­fois pire que bien d’autres.

Pré­ca­ri­sa­tion, dépossession

Par­ti­cu­liè­re­ment sen­sibles dans la presse écrite, les licen­cie­ments mas­sifs et les menaces de licen­cie­ment, la réduc­tion des effec­tifs et l’expansion du jour­na­lisme pré­caire fra­gi­lisent les rédactions

Alors qu’il avait connu une pro­gres­sion remar­quable pen­dant les décen­nies pré­cé­dentes, le nombre de jour­na­listes encar­tés a dimi­nué pour la pre­mière fois en 2010 et cette dimi­nu­tion s’est confir­mée en 2011. En revanche, la pro­por­tion de jour­na­listes pré­caires – en CDD ou pigistes – n’a ces­sé de croître. Et si la fémi­ni­sa­tion du jour­na­lisme s’est pour­sui­vie, ce sont les femmes qui se trouvent dans les situa­tions les plus pré­caires. Ce sont désor­mais plus de 20 % de jour­na­listes pré­caires qui sont offi­ciel­le­ment encar­tés, aux­quels il convient d’ajouter tous ceux qui ne le sont pas (parce qu’ils ne tirent pas 50 % de leurs reve­nus de leur acti­vi­té dans une entre­prise de presse) et l’armée de réserve des sta­giaires et des cor­res­pon­dants de presse. La plu­part des jour­na­listes pré­caires, qu’ils se sou­mettent aux formes domi­nantes du jour­na­lisme et à sa hié­rar­chie, en devan­çant ses exi­gences ou que, récal­ci­trants, ils les subissent… « parce qu’il faut bien vivre », sont par­ti­cu­liè­re­ment vul­né­rables et per­méables à toutes les pres­sions. Ils exercent à leur tour une pres­sion interne sur ceux qui, en CDI, rechi­gne­raient encore à s’adapter.

Une telle situa­tion contri­bue à aggra­ver la dépos­ses­sion crois­sante des rédac­tions sur les choix non seule­ment éco­no­miques, mais éga­le­ment édi­to­riaux de chaque média. Ce n’est pas tota­le­ment nou­veau dans tous les médias. Mais il vau­drait la peine de décrire lon­gue­ment les pro­ces­sus par les­quels la logique de l’audience com­mer­ciale qui pré­vaut dans l’audiovisuel pri­vé et de la concur­rence mimé­tique que lui livre l’audiovisuel public ont ren­for­cé en leur sein le poids des chef­fe­ries édi­to­riales et des pré­sen­ta­teurs, au point de vider peu à peu de sub­stance l’existence col­lec­tive des rédac­tions. Il fau­drait aus­si s’attarder lon­gue­ment pour mon­trer com­ment la prise de pou­voir des inves­tis­seurs pri­vés dans des jour­naux comme Le Monde ou Libé­ra­tion ont pri­vé d’effectivité les droits réduits dont dis­posent encore leurs socié­tés de rédac­teurs, sou­mises à des chan­tages et des pres­sions pério­diques. Que dire alors de ce qui se passe dans d’autres titres ?

Dépen­dance interne, concur­rence externe

Effet et condi­tion de cette dépos­ses­sion plus ou moins accen­tuée : la sta­bi­li­sa­tion ou la mon­tée en puis­sance de direc­tions plus ou moins auto­cra­tiques, dont la dési­gna­tion dis­pense les pro­prié­taires d’un contrôle direct, constant et tatillon sur les jour­na­listes pris un à un ou sur l’orientation édi­to­riale, du moins dans les périodes de faible conflic­tua­li­té sociale et poli­tique. Il suf­fit de mettre à la bonne place des res­pon­sables ajus­tés à leur fonc­tion pour que ceux-ci la rem­plissent sans qu’il soit néces­saire de les rap­pe­ler constam­ment à l’ordre. Et ce qui est vrai des médias pri­vés l’est éga­le­ment, on l’a com­pris, des médias publics, quand la nomi­na­tion des PDG dépend direc­te­ment (ou par CSA inter­po­sé) du pou­voir politique.

Enfin, les pres­sions qui résultent direc­te­ment de l’affaiblissement interne des rédac­tions les rendent par­ti­cu­liè­re­ment vul­né­rables à toutes les autres, et en par­ti­cu­lier celles qui résultent de la concur­rence qu’exercent des pro­fes­sions limitrophes.

En effet, les jour­na­listes ont tou­jours dû ten­ter de démar­quer leur acti­vi­té d’autres acti­vi­tés. C’est ain­si que sont décla­rées offi­ciel­le­ment incom­pa­tibles avec le sta­tut de jour­na­liste pro­fes­sion­nel les fonc­tions d’agent de publi­ci­té, de char­gé de rela­tions publiques et d’attaché de presse. Mais ces concur­rents ne sont pas seule­ment des rivaux. Non seule­ment ces pro­fes­sion­nels de la com­mu­ni­ca­tion, dont le nombre excède celui des jour­na­listes pro­fes­sion­nels, ont été for­més pour la plu­part dans des écoles de jour­na­lisme ou dans des dépar­te­ments d’ « info-com », et dis­posent des mêmes com­pé­tences que les jour­na­listes pro­fes­sion­nels, mais ils s’adossent à des entre­prises ou à des ins­ti­tu­tions sou­vent beau­coup plus per­for­mantes que les entre­prises média­tiques : com­ment s’étonner si les jour­na­listes, de gré ou de force, doivent subir leurs pres­sions ? Pour quelques publi­re­por­tages avé­rés, com­bien d’informations publiées sous l’emprise des com­mu­ni­cants ? Que pèsent les résis­tances de jour­na­listes indi­vi­duels quand ils ne dis­posent pas col­lec­ti­ve­ment des moyens, et trop sou­vent de la volon­té de mener des enquêtes indépendantes ?

Nou­velles tech­no­lo­gies : l’émancipation ?

Aucune tech­no­lo­gie n’est par elle-même éman­ci­pa­trice : les nou­velles pos­si­bi­li­tés qu’ouvrent les nou­velles tech­no­lo­gies sont pla­cées sous condi­tion de leurs usages qui peuvent être aus­si bien libé­ra­teurs que contrai­gnants. Pis : la fas­ci­na­tion qu’exercent les nou­velles tech­no­lo­gies de pro­duc­tion, de mise en forme et de dif­fu­sion de l’information masquent sou­vent de nou­velles vulnérabilités.

La révo­lu­tion numé­rique et les nou­velles tech­no­lo­gies qui lui sont asso­ciées ont des effets ambi­va­lents. Elles per­mettent de mul­ti­plier les canaux et les formes de dif­fu­sion, de s’affranchir de la tyran­nie des for­mats propres à chaque média et de diver­si­fier les genres et les formes de l’information et du débat public, de favo­ri­ser l’émergence de nou­veaux et nom­breux acteurs de l’information, et, en par­ti­cu­lier, d’un jour­na­lisme par­ti­ci­pa­tif qui oblige le jour­na­lisme tra­di­tion­nel à se redé­fi­nir et à redé­fi­nir les fron­tières du professionnalisme.

Mais, dans le même temps, le jour­na­lisme par­ti­ci­pa­tif, rare­ment et chi­che­ment rému­né­ré, n’est sou­vent qu’une forme demi-habile de réduc­tion des effec­tifs de jour­na­listes sala­riés et de désta­bi­li­sa­tion des rédac­tions. De même, l’introduction de nou­velles tech­no­lo­gies peut se tra­duire par une dété­rio­ra­tion des condi­tions de tra­vail. De sur­croît, les sites ados­sés à des médias impri­més ou audio­vi­suels, quand ils ne se bornent pas à redif­fu­ser, sou­vent contre abon­ne­ment, les conte­nus de ces der­niers, se com­portent en médias de flux où des « petites mains » recyclent des dépêches d’agences.

Quant aux sites indé­pen­dants, rares sont ceux qui – à l’instar de Media­part par exemple – reposent sur une rédac­tion qui se dédie à l’information et à l’enquête ori­gi­nales. Les blogs, enfin, qu’ils soient ou non asso­ciés à des sites pro­fes­sion­nels, peuvent eux aus­si don­ner le change. Com­ment ne pas se féli­ci­ter de l’expansion de l’expression et du débat démo­cra­tiques qu’ils favo­risent ? Mais pour­quoi taire que si on leur doit une mul­ti­pli­ca­tion expo­nen­tielle de chro­ni­queurs et d’éditorialistes, ils contri­buent à étendre l’empire du com­men­taire, sans enri­chir autant qu’on laisse entendre, la qua­li­té de l’information et de l’investigation, et en par­ti­cu­lier de l’enquête sociale ?

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Dès lors que, dans nombre de médias, les effec­tifs mai­grissent, que les licen­cie­ments se mul­ti­plient, que les menaces sur l’emploi s’accroissent, que les condi­tions de tra­vail se dété­riorent, que les choix éco­no­miques et les orien­ta­tions édi­to­riales obéissent à des moti­va­tions de plus en plus mer­can­tiles qui échappent, à des degrés divers, aux jour­na­listes pris col­lec­ti­ve­ment, et que les nou­velles tech­no­lo­gies sont por­teuses de poten­tia­li­tés nou­velles, mais contra­riées, voire retour­nées contre les jour­na­listes eux-mêmes, ces jour­na­listes subissent une dépen­dance collective.

Certes, même sur Sirius, les jour­na­listes ne joui­raient d’une totale indé­pen­dance et ne pour­raient pas se sous­traire à toutes les pres­sions. Faut-il se rési­gner, comme le font ceux à qui le mar­ché tient lieu de cer­veau, à lais­ser libre cours, sans les contre­car­rer, à ces ten­dances lourdes ? Faut-il accep­ter que les jour­na­listes subissent de plein fouet les consé­quences des formes néo-libé­rales du sala­riat ? Faut-il se satis­faire de l’affaiblissement col­lec­tif des rédac­tions face aux pou­voirs éco­no­mique et poli­tique, et à ces nou­veaux chiens de garde qui les repré­sentent et les pro­tègent ? Les réponses se trouvent dans les questions.

Com­ment contre­car­rer ces ten­dances ? Par une appro­pria­tion démo­cra­tique des médias. Selon quelles moda­li­tés ? C’est une autre affaire [Voir ici même « [Trans­for­mer les médias : nos pro­po­si­tions ».]].

Hen­ri Maler

Source de l’ar­ticle : acri­med