Homicides policiers et omissions médiatiques
Leurs noms apparaissent souvent sous forme de graffitis, d’affiches ou stickers collés à la hâte. Sur les murs de Bruxelles, nous lisons : justice pour Semira, pour Adil, pour Mehdi, pour Lamine, pour Mawda, etc. Qui sont-iels ? Le dénominateur commun est celui d’être décédé.e.s entre les mains de la police belge. Tou.t.e.s sont d’origine étrangère. Une donnée non négligeable qui a toute son importance dans la symbolique raciste à laquelle l’État belge est sujet. Si on connaît leurs noms, leur histoire est moins connue.
« Une société capitaliste sans police, cela n’est pas possible parce que les misérables ne se laissent pas faire. Et une société égalitaire n’a pas besoin de police. » Mathieu Rigouste
Je me remémore un épisode d’il y a quelques années : nous étions dans un parc à Watermael-Boitsfort avec quelques amis. Soudain, une patrouille de police surgit et procède à un contrôle. On connaît déjà la chanson. On nous fouille tous, à la recherche de stupéfiants. Pour contextualiser, nous sommes tous jeunes et Noirs. Le seul d’entre nous à ne pas avoir subi de palpations est notre ami blanc… qui, pour la cerise sur la gâteau, avait quant à lui « quelque chose à se reprocher ». Cette forme d’appréhension de la police est celle que tout jeune homme ou jeune femme, noir.e ou issu.e de l’immigration, connaît au quotidien et intègre dans son approche à la police, car iel a compris en quoi la police est raciste.
Quand un.e jeune Noir.e ou Maghrébin.e meurt sous leurs coups, la pensée qui nous hante tou.t.e.s demeure la même : cela aurait pu être mon frère, ma sœur ou… moi. Ces dernières années, le nombre de victimes s’est accru. En cours d’écriture de cet article, j’ai dû ajouter le nom d’Ilyes Abbedou. Je me pose alors les questions de savoir pourquoi, jusqu’où, et jusque quand ?
La crise sociale et économique liée au Covid exacerbe bien sûr les violences des forces de l’ordre et les tensions déjà existantes avec les populations marginalisées. Mais les mesures sanitaires sont venues s’ajouter à la liste de déresponsabilisation politique des homicides/féminicides policiers. Après tout, iels ne respectaient pas la distanciation physique, le port du masque, le couvre-feu… Lorsque je brave l’interdit en rentrant après 22h, je prie pour ne pas tomber nez-à-nez avec la police. Car je redoute un énième contrôle qui dégénère. Ce n’est jamais la même violence selon que tu sois considéré comme blanc ou non.
Une constante dans le profil des victimes
Lorsque je parcours les portraits des victimes décédées entre les mains de la police, la première chose qui me frappe, c’est leur jeunesse. Des vies qui avaient tout l’avenir devant elles, des futur.e.s professionnel.le.s, des personnes qui étaient aimées et qui laisseront derrière elles un vide impossible à combler. Mais ce qui tombe sous le sens, elles sont racisées pour la quasi-totalité, ou au moins d’origine étrangère [Jozef Chovanec].
Je me pose alors la question pourquoi dans les sphères juridique, politique et médiatique, la dimension raciale – et raciste – des crimes policiers n’est jamais évoquée ? Même si cela saute aux yeux, comment cela se fait-il que le caractère raciste des homicides ne soit jamais mis en avant ? Si l’omission fait partie de l’auto-censure, elle fait également état d’une complicité coloniale qui n’avoue pas son nom. Quels sont les mécanismes qui permettent de justifier, minimiser, étouffer ces morts ? Pourquoi la Belgique ne reconnaît toujours pas le caractère systémique et endémique du racisme dans sa police ? Ces questions me traversent, me hantent et me font dire qu’un autre crime serait de me taire, mais la perspective d’appartenir à la communauté de résigné.e.s et de complices silencieux m’insupporte.
Stigmatisation médiatique pour préparer l’opinion publique
Omettre dans les médias les homicides à caractère raciste de la police revient à tuer une deuxième fois les victimes. Parfois, ils remontent à la surface et sont médiatisés des années plus tard [Lamine Bangoura, Jozef Chovanec…]. Lorsque les médias en parlent, alors se met en marche un mécanisme de décrédibilisation et de criminalisation des victimes : on se presse de mettre en avant leur rapport aux stupéfiants ; la présumée mauvaise attitude de la personne au moment des faits ; l’allusion à l’appartenance à un environnement problématique ; l’allusion à un passif judiciaire [inexistant dans plusieurs cas] ; la marginalisation des « quartiers populaires » et des personnes qui en sont issues ; les problèmes de santé [mentale] de la victime, qui seraient responsables de sa mort. A en croire l’empressement des journalistes à mettre l’accent sur ce point, on pourrait penser que les jeunes issu.e.s de la deuxième ou troisième génération semblent fréquemment connaître des troubles cardiaques. Ces pertes humaines [accidentelles ?] se comptent par dizaines. Mais non, le silence règne et on sait tou.t.e.s que ces liens sont suspects.
Dans le cas de Lamine Bangoura, plusieurs médias traditionnels ont fait mention d’un jeune homme qui était « sous l’emprise de stupéfiants et particulièrement agité ». Finalement, que ce soit vrai ou faux [s’attarder sur la véracité ne ferait que ralentir le journaliste pressé], cela justifie-t-il d’arriver à huit agent.e.s de police pour une seule personne, et que celle-ci perde la vie au bout du compte ? Lamine, un jeune homme de 27 ans, ancien footballeur professionnel au Club de Bruges et d’origine guinéenne, ignorait ce qui l’attendait.
Pareil pour Akram Kadri, [pour le peu que son cas ait été relayé dans les médias francophones], systématiquement décrit comme un individu « sous l’influence de drogue », un homme « connu de la police et de la justice pour des faits de drogues et de vol ». La police avance que le jeune homme de 29 ans souffrait d’épilepsie, ce que la maman du concerné réfute sans équivoque.
Dans les cas de Mehdi Bouda, Adil Charrot ou encore Soulaïmane Jamili, les médias parlent de « fuyards » pour avoir échappé un contrôle, laissant supposer que ces jeunes avaient quelque chose à se reprocher. La réalité est telle que les jeunes racisé.e.s ont des raisons légitimes de craindre la police. L’argument de la « cavale » vise évidemment à « blanchir » la police ; la victime n’étant plus là pour contester la version des faits. Par ailleurs, la presse insinue le casier judiciaire (vierge au demeurant !) de Mehdi pour le disqualifier.
L’affaire Mawda Shawri s’inscrit dans la même lignée de stigmatisation médiatique et révèle l’importance du choix des mots. Ici, le gratin médiatique généraliste a scandé en chœur les termes « enfant-bélier » et « bouclier » [repris dans les procès-verbaux]. L’avocate des parents de Mawda, Me Selma Benkhelifa, rapporte qu’un inspecteur a écrit que, d’après les informations dont il disposait, le bébé de deux ans aurait perdu la vie non pas après avoir reçu une balle, mais après qu’on a utilisé sa tête pour casser l’une des vitres du véhicule pendant la course-poursuite. Une fausse version, confirmée plus tard par le parquet. Comme le dit lui-même le procureur général de Mons, Ignacio De La Serna : « On ne communique jamais au niveau des causes du décès d’une personne tant qu’on n’a pas des conclusions fermes et définitives d’un médecin légiste ».
Pour les cas de Dieumerci Kanda et Jozef Chovanec, dans les médias, il a été question de suicide pour le premier, alors qu’il ne souffrait d’aucune tendance suicidaire ni de troubles neuropsychologiques selon sa famille ; et de « syndrome de délire agité » pour le second, ce qui est vrai. La seule nuance est que les médias ont détourné cet accès de « démence » de sorte que ce soit la raison du décès de M. Chovanec. Or les conditions de son enfermement [durant plusieurs heures] sont à l’origine cette crise et les policiers qui l’asphyxiaient en faisant un salut nazi n’ont jamais cherché à comprendre.
L’histoire se répète avec Ibrahima Barrie. Il aurait été victime d’un malaise au commissariat, bien qu’aucun problème de santé ne lui soit connu. En revanche, silence radio sur les hématomes que portait son corps et le mensonge selon lequel Ibrahima a été interpellé en plein couvre-feu… l’heure du décès est signalée à 20h22. Force est de constater que les médias s’empressent de rendre innocent.e.s les policier.e.s et coupable la personne qui a perdu la vie.
Les techniques de violence
Le placage ventral et/ou étouffement.
La technique du maintien au sol est utilisée comme une manœuvre d’immobilisation par la police, fortement décriée et interdite dans certains pays. « L’asphyxie positionnelle se produit lorsque l’on maintient une personne allongée sur le ventre afin de l’immobiliser ou de la transporter : cette position empêche de respirer correctement », expliquait Amnesty International dans son rapport “Notre vie en suspens”, en 2011, sur cette méthode jugée « dangereuse ». L’asphyxie liée aux méthodes d’immobilisation et à la consommation de drogue est pointée du doigt par plusieurs études médicales comme étant la cause de l’augmentation significative du nombre de cas de morts subites en détention policière dans le monde depuis le début des années 1980 jusqu’au début des années 2000. Le plaquage ventral n’est pas proscrit en Belgique. En revanche, il est « interdit de placer le genou sur ou au-dessus du cou de la personne arrêtée dans cette position (…) Pour immobiliser l’individu, le genou peut être placé sur l’épaule ou le dos de la personne ».
Semira Adamu meurt étouffée par les neuf gendarmes chargés de son escorte le 22 septembre 1998. Pieds et poings liés, elle se met à chanter à l’arrivée des passager.e.s. Et c’est précisément parce qu’elle commence à chanter que Semira est victime de la « technique du coussin ». Un usage conforme aux procédures écrites fixées par le ministère de l’Intérieur de l’époque, interdit depuis lors, remplacé aujourd’hui par celui du « saucissonnage » (les jambes et les bras de la personne expulsée sont entourés de bande adhésive). La jeune nigériane est maintenue immobile par un premier policier ; un deuxième lui enfonce la tête dans deux coussins. Les sept autres font écran pour masquer la scène. Un scénario qui est sans rappeler Lamine Bangoura, maintenu de force par huit policiers à l’aide d’un placage ventral avec sa tête enfoncée dans le canapé. Le jeune homme – menotté – agonise, mais personne ne lui vient en aide. L’assistant du huissier sur place filme la scène. « Il fait semblant de mourir », dit un policier affichant un cynisme choquant. « On appellerait pas le corbillard tant qu’on y est », lâche un policier pour rire avant même que Lamine ne soit déclaré mort.
Ces agents de police ont fait usage de sangles de déménagement afin de garder Lamine immobile. Jozef Chovanec, un entrepreneur slovaque de 38 ans, s’apprête à prendre son avion à l’aéroport de Charleroi. Il est interpellé par la police fédérale aéroportuaire, alors qu’il aurait bousculé une hôtesse de l’air, motivant la décision du commandant de bord de refuser de décoller en sa présence. Emmené en cellule, il est menotté, mis sur le dos, et ses chevilles, colsonnées. Un policier enfonce ses genoux sur la poitrine de Jozef, 16 minutes durant. Les autres policier.e.s rigolent, et une policière effectue un salut nazi. Abderrahman Kadri, dit Akram, 29 ans et Molenbeekois d’origine algérienne, est mort à Anvers, non loin de la gare, le 19 juillet 2020. Interpellé par deux policiers, le jeune homme est maintenu au sol sous un placage ventral duquel il décède.
Toutes des circonstances qui ne sont pas sans rappeler celles de George Floyd aux États-Unis. Dans bien des esprits encore, les violences policières sont des réalités américaine et française. Mais celles que je décris ici se passent en Belgique et devraient susciter la même indignation.
La technique du parechocage
Une « course-poursuite » parmi tant d’autres se termine « au mieux » en garde-à-vue, au pire contre un mur ou par un « parechocage », technique policière qui consiste à percuter un véhicule pour l’immobiliser. C’est à cette technique que la police a eu recours pour coincer Mehdi et Adil. Les conditions dans lesquelles Adil a perdu la vie me font penser à un passage du livre La domination policière : une violence industrielle de Mathieu Rigouste. L’auteur y analyse la technique de capture utilisée lors de la « bataille de Villiers-le-Bel », au nord de Paris, comme la première grande application d’un nouveau modèle antiémeute. Le 25 novembre 2007, deux jeunes motards sont tués à Villiers-le-Bel, dans le Val‑d’Oise, percutés par une voiture de police. « Les courses-poursuites et le parechocage sont devenues des techniques d’encadrement quotidien des damnés. Elles appartiennent au répertoire des pratiques que certaines hiérarchies policières tentent parfois – en période critique – de maîtriser par des interdictions de principe. Mais le parechocage des deux-roues est bien une technique de capture jugée efficace, normalisée, instituée, banalisée dans la police des quartiers. « Sur les deux roues, faut avoir l’effet de surprise, il faut fermer le rayon de braquage », raconte un baqueux ».
Ou encore, dans un article de Serge Quadruppani : « La seule existence de ces infractions permettrait de faire retomber, au moins en partie, la responsabilité de leur mort sur les deux adolescents et légitimerait pleinement l’intervention de la police. Que leur mini-moto ait été frappée de plein fouet par une voiture de police en pleine phase d’accélération devient ainsi un fait secondaire, les bonnes intentions policières permettant de ramener à un banal accident de la circulation ce choc entre une machine métallique lancée à plein régime et des corps sans défense. »
Sabrina Elbakkali et Ouasim Toumiont sont deux jeunes pris en chasse par la police Bruxelles-Capitale/Ixelles sur l’avenue Louise, le 9 mai 2017. A la sortie du tunnel Bailli, un véhicule de la brigade canine s’est volontairement mis en travers de la route pour provoquer le parechocage. Ouasim, 24 ans, est mort sur le coup, et Sabrina, âgée de 20 ans, est décédée des suites de ses blessures après avoir été transportée en ambulance.
Pour Soulaïmane Jamili, un garçon de 15 ans qui étudie à l’Athénée royal Serge Creuz à Molenbeek-Saint-Jean, les choses sont différentes dans la mesure où il a été percuté, mais pas par un véhicule de police. Le 21 février 2014, il a été écrasé par une rame de métro à la suite d’un contrôle de police appelée en renfort après une interpellation de la sécurité de la STIB, à la station de métro Osseghem. La vidéo des caméras de surveillance captant le moment des faits a disparu.
Le parechocage est une pratique devenue courante dans les quartiers populaires. Désormais, elle intègre l’arsenal policier et pour beaucoup de jeunes des quartiers, fuir face à la police devient quasiment un acte de légitime défense. La légitimité du monopole de la violence dans un État de droit se base sur une fonction de protection des citoyens. Or, cette protection, en réalité, les tue.
Mourir au commissariat
Jonathan Jacob, un jeune homme de 26 ans, est décédé d’une hémorragie interne à la suite des coups infligés par plusieurs policiers, dans un commissariat de Mortsel, en janvier 2010. Sur les images des caméras de surveillance, on voit une grenade lumineuse lancée dans la cellule, suivie de six policiers armés qui se jettent sur Jonathan. Au moment de l’intervention, Jonathan Jacob, nu et sans défense, semblait tout à fait calme. Cependant, les policiers le battent à mort et l’immobilisent afin de permettre à un médecin de lui administrer une injection. Peu après, les policiers constatent que la victime ne respire plus et qu’elle n’a plus de pouls. Le rapport d’autopsie montre que Jonathan est mort d’hémorragies internes, causées par l’intervention extrêmement brutale de la police.
Dieumerci Kanda, un homme de 40 ans et père de quatre enfants d’origines congolaise et angolaise, se rendait au commissariat central d’Anderlecht, pour des raisons administratives. Dieumerci est placé en cellule de dégrisement pour « état d’ivresse » et aurait fini par se suicider par pendaison, à l’aide de son t‑shirt… Des journalistes reprennent la communication de la police, le présentant comme une personne saoule et dangereuse. Sa famille rejette en bloc cette version, dénonce de multiples incohérences et porte plainte contre la police.
Ibrahima Barrie est décédé le 9 janvier 2021 suite à son interpellation par la police alors qu’il exerçait son plein droit de la filmer lors d’un contrôle d’un groupe de personnes, près de la Gare du Nord. Emmené au commissariat, il y aurait perdu connaissance… mais surtout, personne ne lui a porté assistance pendant 7 minutes. Ilyes Abbedou, d’origine algérienne, est mort le 18 janvier 2021 dans un commissariat de la police de Bruxelles-Ixelles, sans avoir été notifié par la police d’une décision prise à son égard par l’Office des Étrangers. Selon plusieurs sources policières, il aurait été « oublié » en cellule et ce alors qu’il était libérable. Que s’est-il passé entre son arrestation et la déclaration de son décès qui a duré 24 heures ? Aucune information claire n’a été délivrée pour éclairer la raison du décès. Les cas se répètent, la déficience des caméras de surveillance juste au moment des faits aussi, un classique.
Mort par balle
Comme le disait le sociologue Mathieu Rigouste, spécialiste passionné en construction du système sécuritaire : « L’État a recours à des répertoires de violence qui montent en intensité jusqu’à ce qu’il ait réussi à écraser ou discipliner ce qui gêne les classes dominantes ». Dans ce « répertoire » des violences que l’État délègue à la police, nos agent.e.s, insultent, cognent à la matraque et tirent des bombe lacrymogène, des balles en caoutchouc, au flash-Ball (manifestation du 13 janvier 2021, hommage à Ibrahima)… L’humiliation et la punition collective ont une filiation coloniale et militaire.
Mawda Shawri, une enfant de deux ans d’origine kurde irakienne tuée par balle policière sur l’autoroute E42, dans la nuit du 17 au 18 mai 2018. Dans un premier temps, la presse relaie l’information – qui s’avère fausse – selon laquelle Mawda a été utilisée comme « enfant-bélier » pour casser une des fenêtres de l’utilitaire avec sa tête. Ensuite, il est fait état d’un « bouclier humain » – autre mensonge médiatique fabriqué pour disculper le policier et calmer toute indignation ou potentielle réaction spontanée. Les classes dominantes racontent ce qu’elles veulent aux classes dominées, c’est la base. L’idéologie dominante, c’est l’idéologie des dominants et donc l’idéologie de leur domination, expliquait Marx.
La maman a supplié pour pouvoir rester auprès de sa fille. La police le lui a interdit. La petite Mawda est morte dans l’ambulance, seule, sans sa maman et sans son papa car placé.e.s en détention avec son frère de 4 ans. Menotté.e.s comme des criminels, détenu.e.s en cellule. Ainsi traite-t-on les personnes migrantes en Belgique. « Les actions policières contre les transmigrants vont continuer jusqu’à ce que les filières soient éradiquées », avait déclaré Jan Jambon, ministre de l’Intérieur, une semaine avant les faits donnant ainsi de manière implicite mais certaine le permis de tirer à ses policiers. Une caractéristique de la classe politique est qu’elle ne se responsabilise jamais. Lorsque les regards indignés se tournent vers Jan Jambon, il laisse son porte-parole déclarer à sa place : « Ne retournons pas la logique. C’est le résultat du trafic d’êtres humains ».
Mawda et sa famille font partie d’une catégorie de la population créée par l’État et dépourvue de droits, victime d’une politique migratoire raciste. Sa mort est un crime d’État.
Les familles, victimes collatérales
Le traitement réservé aux familles des victimes fait également partie du processus de déshumanisation. Jean-Pierre Bangoura, le père de Lamine explique que le jour où iels sont allé.e.s voir le corps à l’hôpital de Bruges, a dit à un des deux policiers civils que s’ils ne leur disaient pas ce qui s’était passé ce 7 mai 2018, il demanderait aux voisins de leur raconter. Ce à quoi le policier lui a répondu : « On n’est pas en Afrique ici ». Mais on continuera de nier le racisme de la police, au-delà d’un meurtre clairement négrophobe. A l’hôpital, la famille Bangoura n’a pas eu d’explications concernant le décès, n’a pas pu toucher le corps et n’a eu droit qu’à voir sa tête, le reste étant couvert. Pour rappel, les Bangoura paient toujours la conservation du corps de Lamine, avec un montant dépassant les 30.000 euros. La Belgique refuse également le rapatriement et l’enterrement en Guinée souhaités par la famille. Une énième preuve d’inhumanité.
Idem pour la famille Bouda. Celle-ci a été mise au courant le lendemain, 11 heures après le drame. On leur dit que « Mehdi a été impliqué dans un accident de voiture et il y a des victimes ». Ni plus ni moins. A la morgue, pour identifier le corps, absolument personne ne leur donne d’informations sur ce qu’il s’est passé. Un formulaire à remplir leur est fourni. Ni plus ni moins. « Des policiers en civil sont venus me demander une photo de toi pour t’identifier et je ne savais toujours pas ce qui s’était passé. Ensuite, ils [les policiers] ont dit ‘c’est lui’ ; je ne comprenais toujours pas. Et là, mon cerveau a fait le lien […] », témoigne la petite sœur de Mehdi. « Les médias ont parlé de toi de la pire des manières, et ils ont annoncé, au monde entier, ta perte, alors que moi, la première concernée, je n’étais pas au courant […]. Aujourd’hui, j’ai décidé de briser le silence en vous posant une question : un enfant désarmé mérite-t-il d’être tué ? », s’exprime la maman du jeune homme de 17 ans.
Ako Shawri, la maman de Mawda, a appris la mort de sa fille plusieurs heures après, depuis sa détention. Après un an, Maggie de Block, secrétaire d’État à l’Asile et la migration, octroie un permis de séjour d’un an aux parents de Mawda qui découvrent comment le service des étrangers fait trainer en longueur les démarches de régularisation, tel un système de découragement. La famille Barrie n’a été informée de la mort d’Ibrahima que le lendemain, 6 heures après les faits. La police a délibérément menti sur son malaise et qu’il a été interpellé après le début du couvre-feu. A la douleur de la perte des familles des victimes se rajoute un calvaire bureaucratique, un montage médiatique et judiciaire favorable aux policier.e.s.
Désespérée, la petite sœur d’Ibrahima, Aissatou, a dû se débrouiller seule pour et téléphoner tous les hôpitaux de Bruxelles pour savoir où se trouvait son frère. Information non fournie par les policiers lors de leur passage à domicile.
Réciprocité ?
Nous savons que les luttes sociales ont toutes en commun de subir des pratiques de contrôle, de surveillance et de répression de plus en plus féroces. Que l’on soit militant.e, noir.e, une personne migrante ou issu.e d’un quartier populaire, nous sommes une cible pour la férocité des classes dominantes. D’autant plus que dès que l’État est confronté à des formes de lutte qu’il n’arrive pas à maîtriser ou à soumettre, il fait usage de son « répertoire » de violences. Dans ce rapport aux forces de l’ordre, il existe également un « répertoire » d’éléments pouvant être à charge des personnes civiles : refus d’obtempérer, outrage à agent.e, « rébellion », etc. Mais quelle place le profilage ethnique [disons les termes] prend-il dans le débat public concernant les violences policières ? Quelle place pour les insultes racistes, sexistes, xénophobes, islamophobes, lgbtqia+ phobes, putophobes ? Quelle place pour les violences faites aux personnes sans papiers, sans abri ? Quelle place pour les violences faites aux travailleurs et travailleuses du sexe ? C’est le néant, jusqu’à présent.
Le 7 décembre 2019 à Bruxelles, un mur commémorant les 27 agent.e.s de police ayant perdu la vie en service a été inauguré. Du côté des personnes mortes à la suite de violences policières, il est déjà difficile d’avoir une liste exhaustive. Serait-il absurde, au nom de la réciprocité, d’ériger un mur en hommage aux victimes mortes entre les mains de la police ?
Dans cette même logique de réciprocité, on expose volontiers la vie des victimes, leur passé « criminel » et leur vie personnelle dans les médias. Mais lorsqu’un.e policier.e est reconnu.e responsable d’un délit ou porte du sang sur ses mains, pourquoi bénéficie-t-iel de l’anonymat médiatique le plus complet ? Quel est l’intérêt d’occulter le parcours d’un.e policier.e récidiviste ? Un.e policier.e délinquant.e, blanchi.e, lui donne le feu vert pour un parcours professionnel en toute impunité et devenir peut-être un véritable danger public. S’iels n’ont rien à se reprocher, pourquoi empêchent-iels les citoyens et même les journalistes de les filmer ? A partir du moment où les violences policières ont commencé à toucher les journalistes, plus proches de la classe dominante, on a enfin commencé à parler des « violences policières » dans les médias dominants. Encore faut-il voir comment le sujet est traité.
Violence légitime
La réalité belge est telle que nous évoluons dans un pays de plus en plus totalitaire. Sa politique migratoire a valu à l’État belge bon nombre de condamnations tant par les juridictions belges que par la Cour européenne des droits de l’homme [humains]. La Belgique a aussi été rappelée à l’ordre par le Comité des droits de l’enfant des Nations Unies concernant la détention d’enfants. En matière d’armement et d’équipement des forces de l’ordre [dont l’évolution continuelle est permise grâce à l’expansion du marché de l’industrie de l’armement], la Belgique fait du mimétisme (et de la concurrence) sur la France. Inutile non plus d’ajouter les généreux financements des forces spéciales de police promis par Alexander De Croo – Premier ministre – et Annelies Verlinden – ministre de l’Intérieur, en charge de la sécurité intérieure, et par conséquent de la police belge.
Les homicides policiers durant la période de confinement ont confirmé au grand jour la violence policière maintes fois dénoncée par les organisations citoyennes, souvent niée et minimisée par les médias. Ce déni médiatique cherche à rendre inoffensif cette critique systémique. La répression locale, permanente et quotidienne des quartiers populaires et ponctuelle des manifestations sont les terrains d’exercice des forces de l’ordre pour restructurer le pouvoir sécuritaire [Mathieu Rigouste]. Le « répertoire » des violences policières s’étend du quadrillage permanent d’un quartier, surveillance et contrôle du quotidien, jusqu’aux parechocages ; dans les manifestations, on retrouve les mêmes dispositifs d’humiliation, les encerclements, les étranglements, les tirs au FN 303 et le gazage systématique.
Dans les médias, les révoltes deviennent des émeutes, une manifestation devient une grogne, un parechocage devient un accident… On y considère que les violences produites par les forces de l’ordre ne sont que réponse à la violence populaire, or celle-ci a bien des sources et émane forcément de quelque part… La violence d’État/systémique/institutionnelle engendre une violence populaire, qui s’opère ainsi par manque de ressources et de moyens (après épuisement des parades pacifiques). De cette deuxième violence – celle qui est légitime –, en résulte une troisième : la violence répressive exercée par les forces de police et l’État. Nous voilà en pleine triangulation des violences [Hélder Pessoa Câmara].
Après le rassemblement pour Ibrahima à Schaerbeek, les abribus et les panneaux publicitaires ont volé en éclats, les médias y ont consacré beaucoup d’attention, plus qu’à la perte d’une vie. Un commissariat en feu n’est pas un acte gratuit. Il s’agit là d’un ras-le-bol complet, d’une saturation inévitable, insupportable et [indirectement, ou pas] provoquée. Les casses sont le fruit d’un ensemble de violences structurelles visant à maintenir l’ordre [la fameuse importance du choix des mots] chez les indésirables de notre société. Le pouvoir et sa police ne tolèrent pas les affrontements avec les manifestant.e.s, car ils ne supportent pas que la rue puisse mettre en échec le monopole de la violence que s’attribue l’État, même pour un bref moment.
Le 24 janvier dernier, la manifestation qui dénonçait la justice raciste et de classe et les violences policières, a été sévèrement réprimée par un impressionnant dispositif de police. La plainte collective des victimes et témoins a été refusée par le juge d’instruction le 9 mars 2021. De quoi saper le moral des gens et faire craqueler le mouvement de solidarité qui caractérisait cette action commune.
Le mépris envers l’Autre s’est exprimé sans complexe dans une vidéo tournée en 2018 par deux policières en patrouille dans la zone du Midi (Anderlecht, Forest, Saint-Gilles), tenant des propos racistes envers les habitants des quartiers dans lesquels elles se trouvaient : « Tous des macaques », « On vous emmerde », « Ça pue ici »… La vidéo fuitée intentionnellement sur les réseaux sociaux fin janvier 2021 par le commissaire Geert Verhoeyen, considéré depuis comme un lanceur d’alerte, nous informe aussi des luttes intestines et des règlements de compte au sein de la police. Le scandale de cette vidéo provoqua la démission d’une des policières, l’autre policière réussit à contester sa suspension. Le commissaire Verhoeyen a été « provisoirement déplacé », le temps d’une enquête pour des propos homophobes, xénophobes et antisémites.
Le racisme est présent depuis le rang le plus élevé des états-majors politiques jusque dans les gestes des agent.e.s sur le terrain en passant par le pouvoir juridique. Les médias accompagnent idéologiquement cette dynamique en légitimant la répression sous un prisme colonial non avoué : « ces hordes sauvages prêts à tout brûler ne comprennent finalement que la force ». La construction de l’image de l’Autre, comme des barbares à éradiquer sans retenue, n’est qu’une technique de domination parmi d’autres de l’arsenal militaire et policier. Selon les époques, l’emploi de la torture, l’esclavage, la colonisation ou le génocide a toujours été justifié au sein de la population, pourvu que les classes dominantes se maintiennent au pouvoir. De cette manière, la société coloniale belge s’est constituée une fiction civilisatrice en mutilant, en exploitant et en opprimant une population jugée inférieure. Mettre un terme à cette généalogie culturelle n’implique-telle pas de commencer par décoloniser l’institution policière ?
Il ne s'agit pas de cas isolés, c'est une violation systématique des droits humains. Cet écrit a aussi pour objectif d’honorer la mémoire des victimes [qu’elles reposent en paix] : Mimoun Sanhaji, 22 ans, décédé le 22 août 1991 Saïd Charki, 27 ans, décédé le 7 novembre 1997 Semira Adamu, 20 ans, décédée le 22 septembre 1998 Karim Cheffou, 23 ans, décédé le 23 janvier 2002 Ceylan Ardiçlar, 38 ans, décédé le 17 juin 2006 Fayçal Chaaban, 25 ans, décédé le 25 septembre 2006 Jonathan Jacob, 26 ans, décédé le 6 janvier 2010 Soulaïmane Jamili Archich, 15 ans, décédé le 21 février 2014 Dieumerci Kanda, 41 ans, décédé le 4 février 2015 Ouasim Toumiont, 24 ans, décédé le 9 mai 2017 Sabrina El bakkali, 20 ans, décédée le 9 mai 2017 Jozef Chovanec, 38 ans, décédé le 24 février 2018 Moïse Lamine Bangoura, 27 ans, décédé le 7 mai 2018 Mawda Shawri, 2 ans, décédée le 17 mai 2018 Mehdi Bouda, 17 ans, décédé le 20 août 2019 Adil Charrot, 19 ans, décédé le 10 avril 2020 Abderrahmane Ridha Kadri, 29 ans, décédé le 19 juillet 2020 Ibrahima Barrie, 23 ans, décédé le 9 janvier 2021 Ilyes Abbedou, 29 ans, décédé le 19 janvier 2021