Pour beaucoup de jeunes issus de ce que l’on commence à appeler la « génération consciente », la voie de la libération des peuples en Afrique a déjà été tracée par le Président Thomas Sankara…
« Je viens en ces lieux vous apporter le salut fraternel d’un pays de 274.000 km², où sept millions d’enfants, de femmes et d’hommes, refusent désormais de mourir d’ignorance, de faim, de soif, tout en n’arrivant pas à vivre véritablement depuis un quart de siècle d’existence comme Etat souverain, siégeant à l’ONU.
Je viens […] vous parler au nom d’un peuple qui, sur la terre de ses ancêtres, a choisi dorénavant de s’affirmer et d’assumer son histoire, dans ses aspects positifs comme dans ses aspects négatifs, sans complexe aucun.
Je viens […] pour exprimer les vues de mon peuple concernant les problèmes […] qui constituent la trame tragique des évènements qui fissurent douloureusement les fondements du monde en cette fin du vingtième siècle. Un monde où l’humanité est transformée en cirque, déchirée par les luttes entre les grands et les semi-grands, battue par les bandes armées, soumise aux violences et aux pillages. Un monde où des nations, se soustrayant à la juridiction internationale, commandent des groupes de hors-la-loi, vivant de rapines, et organisant d’ignobles trafics, le fusil à la main. »
Discours de Thomas Sankara le 4 octobre 1984 à la Trente-neuvième session de l’Assemblée générale des Nations Unies.
En partant de cette citation, nous pouvons faire deux constats :
1. En premier lieu : en 30 ans, le Burkina Faso a considérablement changé, et certains chiffres sont à actualiser : si le pays fait toujours 274.000 km² de superficie, la population a plus que doublé en un quart de siècle, pour atteindre 17 millions d’habitants aujourd’hui.
2. En second lieu : l’analyse que Thomas Sankara fait en 1984 à propos de l’affrontement des grandes et semi-grandes puissances sur la scène internationale — qui se fait toujours sur le dos des peuples et des nations exploitées — cette description est toujours valable aujourd’hui et plus que jamais d’actualité.
Nous pouvons ajouter un troisième constat :
3. Les raisons qui ont poussé « sept millions d’enfants, de femmes et d’hommes, [à refuser] de mourir d’ignorance, de faim, de soif », et qui les ont poussé à épouser la révolution sankariste le 4 août 1983, sont les mêmes raisons qui ont poussé des millions de burkinabè à se mobiliser dans les rues pour chasser Blaise Compaoré du pouvoir les 30 et 31 octobre 2014. Mais cet exploit populaire s’enracine dans une longue histoire de luttes syndicales et estudiantines qui remontent aux grandes mobilisations qui ont suivi les nombreux assassinats de l’ère Compaoré : tout d’abord l’ancien président du Faso Thomas Sankara et 12 de ses compagnons le 15 octobre 1987 ; puis l’étudiant Boukary Dabo en 1990 ; puis deux autres étudiants en 1995 ; le journaliste Norbert Zongo en 1998 ; l’élève de CM2 Flavien Nébié en 2000 ; le juge constitutionnel Salifou Nébié en 2014 ; et enfin les martyrs des 30 et 31 octobre 2014 ; ainsi que tous les autres assassinats politiques qui ont émaillé les 4 mandats du président Blaise Compaoré.
Mais comme dit un proverbe burkinabè : « Le mensonge peut courir mille ans, mais la vérité le rattrapera en un jour. ». Et ce jour est arrivé, où le peuple burkinabè a soif de vérité. Ce jour est arrivé, où le peuple réclame justice. Ce jour est arrivé, où le peuple revendique le droit à son autodétermination, à sa liberté, et à sa dignité. Ceux qui ont commis tous ces crimes durant ces 27 ans d’impunité, ont en réalité creusé leur propre tombe, pris au piège de leur logique assassine. Ils risquent d’en payer aujourd’hui le prix, car le peuple burkinabè a la mémoire longue. Il a la patience du juste, et la détermination inflexible de celui qui connait sa force.
L’insurrection d’octobre 2014 :
C’est ainsi que le 28 octobre 2014, plusieurs millions de personnes se sont réunies dans les grandes villes du pays pour protester contre la modification de l’Article 37 de la Constitution burkinabè, qui aurait permis au Président Blaise Compaoré de briguer un 5è mandat à la tête du pays, après plus de 27 ans de règne.
La contestation s’amplifiant, le régime de Compaoré s’est fait plus répressif et plus sanglant que jamais, en réprimant violemment les manifestations pacifiques et les marches organisées par l’opposition. Au matin du 30 octobre dernier, des centaines de milliers de personnes se sont mobilisées dans la capitale Ouagadougou, dans la deuxième ville Bobo Dioulasso et dans toutes les grandes villes du pays, pour empêcher la modification de la Constitution. Les manifestants ont pris et brûlé l’Assemblée Nationale, le siège du parti majoritaire, et d’autres lieux symboliques du pouvoir. Le 31 octobre aux alentours de midi, sous la pression populaire, le Président Blaise Compaoré au pouvoir depuis 27 ans, annonce sa démission et quitte le pays pour se réfugier en Côte d’Ivoire. Le lieutenant-colonel Isaac Zida prend les rênes du pays, et les remet 15 jours plus tard au pouvoir civil. Une transition politique s’engage alors, dirigée par le Président désigné Michel Kafondo et le Premier Ministre Zida[La chronologie précise de l’insurrection des 30 et 31 octobre 2014 est présentée dans l’article : « [Burkina Faso : la révolution dans tous ses détails »]]. Le bilan humain de l’insurrection des 30 et 31 octobre est de 24 morts et 625 blessés, qui ont été élevés au rang de héros nationaux.
Au cours de cette insurrection, les Organisations de la Société Civile et les mouvements sociaux tels que le Collectif Anti-Référendum ou encore le Balai Citoyen ont joué un rôle majeur pour encadrer et organiser les manifestations.
Portrait des insurgés :
Nestor Zanté, jeune sociologue et militant proche du Balai citoyen, analyse la composition des mouvements sociaux qui ont mis à bas le régime de Blaise Compaoré : « Bon nombre des jeunes que j’ai pu rencontrer se tiennent en marge] de la politique. Ce sont des jeunes qui sont beaucoup plus dans la société civile, comme ceux du Balai citoyen qui ont un regard critique sur tout ce que le gouvernement pose comme action. […]C’est ce regard critique qui pour beaucoup de jeunes est plus important que d’être dans un parti politique. […] En fait c’était la particularité de ces mouvements : c’était beaucoup plus une multitude de jeunes d’horizons divers. Il y avait tous les jeunes ; des étudiants, des chômeurs, des scolarisés, des non scolarisés, des commerçants… Toutes les composantes de la jeunesse étaient mobilisées pour cette cause-là. » [[Anthony LATTIER, «[Les jeunes préfèrent le regard critique au militantisme politique », Rfi le 31 mai 2015 ]]
Contexte socio-économique :
Quelques chiffres pour éclairer le contexte socio-économique du pays, et expliquer les causes de l’insurrection populaire :
• 45 % de la population burkinabè a moins de 15 ans, et 65 % a moins de 25 ans. L’âge moyen est de 17 ans. C’est principalement cette tranche d’âge, les 15 – 30 ans qui était dans la rue pour exiger le départ de Blaise Compaoré les 30 et 31 octobre.
• Près de 80 % des burkinabè sont des paysans. Ils travaillent dans des conditions très difficiles pour nourrir les 20 % d’urbains restants, composés essentiellement de fonctionnaires, de commerçants et de travailleurs informels. Les paysans sont maîtres de leur terre, pourtant, ils sont les premiers à subir la famine qui pousse à l’exode rural ou à la mort. Pourquoi ? A cause d’un marché tourné vers l’exportation de certains produits agricoles (le coton « l’or blanc du Burkina Faso », le sésame, le maïs, le karité, l’anacarde, l’arachide, etc.) au détriment des cultures vivrières. A cause d’une politique néolibérale qui favorise aussi l’importation de produits agricoles asiatiques – plus compétitifs – ou européens – moins chers car subventionnés — au détriment des cultures locales issues de l’agriculture familiale. C’est pourtant cette agriculture familiale qui est la plus efficace pour lutter contre la faim dans le monde et atteindre l’auto-suffisance alimentaire, comme l’affirmait déjà Thomas Sankara il y a 30 ans de cela, et comme le prescrit aujourd’hui la FAO[Rapport de la FAO de 2014 : « [La situation mondiale de l’alimentation et de l’agriculture 2014 : Ouvrir l’agriculture familiale à l’innovation », FAO]]. Bref, à cause donc d’une politique qui préfère l’entrée de devises étrangères au profit de quelques uns, à la santé et à la survie de tous.
• Plus de 60% des burkinabè sont analphabètes, surtout dans les villages, et près de 40% des jeunes de 5 à 14 ans ont arrêté l’école pour exercer un travail ou pour aider leurs parents dans les champs ou à la maison pour effectuer les tâches ménagères. 77% de la population est au chômage, et plus de 50% des burkinabè vivent sous le seuil de pauvreté. Le tout alors que le Burkina Faso est le premier producteur de coton d’Afrique et le 4è producteur d’or du continent.
Au cœur des revendications portées par la jeunesse qui a pris la rue les 30 et 31 octobre, se trouve la question de l’enseignement et de l’emploi pour les jeunes.
L’enseignement et l’emploi au cœur des revendications :
• Les conditions d’études à l’université :
Témoignage de Yacouba D., étudiant en 1ère année de droit, le 17 juin 2015 : « J’ai eu mon bac en juin 2014. Pourtant, avec les retards accusés par l’université, nous n’avons pu commencer les cours qu’au mois de juin 2015. Nous avons perdu une année entière, beaucoup se sont découragés et ont abandonné la voie des études pour cette raison. De plus, les conditions d’étude sont médiocres : nous manquons d’infrastructures, de classes et de professeurs compétents. En 1ère année de droit par exemple, nous sommes 3600 étudiants. Pour assister aux cours magistraux, nous sommes obligés de nous entasser dans des hangars du SIAO [la foire d’exposition de Ouagadougou] qui n’ont pas été conçus pour cela. Imaginez 3000 étudiants dans une seule salle mal sonorisée, et où le professeur n’est compris que par ceux qui sont aux premiers rangs. Les autres sont laissés pour compte et beaucoup préfèrent rester à la maison pour étudier les notes de leurs camarades et les livres de cours. Lorsqu’enfin vous décrochez votre diplôme, s’engage un autre combat : trouver un emploi. Sur les milliers de prétendants qui obtiennent leur maîtrise en droit, seuls 20 postes de magistrats sont ouverts chaque année, condamnant les autres à des emplois qui ne sont pas à la hauteur de leur niveau d’étude. En plus de cela, on sait bien que le milieu académique est corrompu et ce ne sont pas toujours les plus compétents qui décrochent les postes, mais plutôt le cousin, le frère, ou le neveu d’untel. Tout cela doit changer, et c’est pour exiger un changement que nous sommes descendus dans la rue les 30 et 31 octobre dernier. »[[Entretien personnel réalisé le 17 juin 2015 à l’Université de Ouagadougou.]]
Il faut savoir qu’au Burkina, faute d’enseignants et de locaux suffisants, il faut en moyenne six ans pour boucler une licence qui se fait normalement en trois ans.[« [Solidarité avec la lutte révolutionnaire du peuple et de la jeunesse burkinabé ! », La Forge de juin 2015]]
• Marché de l’emploi difficile d’accès, et accroissement des inégalités sociales :
Le salaire minimum au Burkina Faso[Salaire Minimum Interprofessionnel Garanti, ou SMIG.]] est de 30.064 FCFA[[« Pouvoir d’achat au Burkina Faso : Le SMIG « doit » passer de 30 864 FCFA à 48 255 FCFA », [Faso Presse le 10 février 2014]], soit environ 46 euros par mois, pour 169 heures de travail mensuelles. Et encore cela ne concerne pas toutes les professions, telles que les paysans qui n’ont aucune garantie de vendre leur production à un prix leur permettant de résister à la période de « soudure » entre deux récoltes.
La plupart des petits boulots urbains ne permet pas d’espérer une amélioration des conditions de vie ou du pouvoir d’achat[« [Une étude confirme la dégradation des conditions de vie des Burkinabè », Rfi le 9 février 2014]]. Un tel salaire permet à peine de survivre, mais en aucun cas d’épargner pour s’assurer, pour investir dans une affaire, pour payer des études supérieures à son enfant, ou pour faire face à une hospitalisation par exemple. Ce qui explique que pour beaucoup, entrer à l’hôpital revient à sortir par la morgue.
Pourtant, l’argent ne manque pas au Burkina Faso. En témoignent les villas luxueuses avec piscine, gardées par des agents de sécurité armés jusqu’aux dents, qui fleurissent dans les beaux quartiers de la Zone du bois et de Ouaga 2000, à Ouagadougou. En témoigne le prix d’entrée au prestigieux Lycée français Saint-Exupéry et à l’ISO, l’International School of Ouagadougou (l’école dite « américaine ») qui rassemblent l’élite de la nation. Comptez 2 millions de FCFA par an de frais de scolarité, soit plus de 3000 euros, pour mettre son enfant au Lycée français ; et 9 millions de Francs CFA par an, soit près de 14.000 euros, pour l’école états-unienne. Qui peut se permettre de payer cette somme ? En témoignent aussi ces centaines de gros 4x4 rutilants, flanqués des sceaux d’ONG et d’organisations internationales aux acronymes bien connus, comme l’OMC, l’OMS, le HCR, le CICR, le PNUD, l’ONU, l’UNICEF, et j’en passe. Le domaine de la coopération est un bon business, tant pour les burkinabè que pour les expatriés. A titre d’exemple, le directeur de la coopération hollandaise au Burkina Faso gagne l’équivalent de 12.000 euros par mois, soit 240 fois le salaire minimum local. Qui l’aide du contribuable néerlandais aide-t-elle ? Le paysan burkinabè, qui après 50 ans d’aide internationale n’a pas amélioré ses conditions de vie d’un iota ? Ou les salariés de cette grande machine qu’est la « coopération internationale », qui négocient des salaires à 5.000 euros / mois, et dont les privilèges indécents amputent l’aide réelle sur le terrain ? Récemment encore, on a appris que la Croix-Rouge des Etats-Unis a collecté 488 millions de dollars pour la reconstruction après le tremblement de terre à Haïti, alors que cinq ans plus tard sur le terrain à peine 6 maisons sont sorties de terre[« La Croix-Rouge américaine a‑t-elle dilapidé l’argent pour Haïti ? », L’express.fr le 4 juin 2015]]. Où sont passés tous ces millions ?
C’est la raison pour laquelle le président Thomas Sankara disait déjà en 1984 : « Nous acceptons l’aide quand elle respecte notre indépendance et notre dignité. » Il analysait déjà ainsi les écarts entre les riches et les pauvres : « D’autres avant moi ont dit, d’autres après moi diront à quel point s’est élargi le fossé entre les peuples nantis et ceux qui n’aspirent qu’à manger à leur faim, boire à leur soif, survivre et conserver leur dignité. Mais nul n’imaginera à quel point “le grain du pauvre a nourri chez nous la vache du riche”. […] Très peu sont les pays qui ont été comme le mien inondés d’aides de toutes sortes. Cette aide est en principe censée œuvrer au développement. On cherchera en vain dans ce qui fut autrefois la Haute-Volta, les signes de ce qui peut relever d’un développement. […] L’aide au Sahel, à cause de son contenu et des mécanismes en place, n’est qu’une aide à la survie. […] Certes nous encourageons l’aide qui nous aide à nous passer de l’aide. Mais en général, la politique d’assistance et d’aide n’a abouti qu’à nous désorganiser, à nous asservir, à nous déresponsabiliser dans notre espace économique, politique et culturel. » Discours de Thomas Sankara du 4 octobre 1984 à la Trente-neuvième session de l’Assemblée générale des Nations Unies.
• L’accès à la santé et l’amélioration des conditions de vie
Après l’éducation et l’emploi, la jeunesse porte d’autres revendications : l’accès à la santé et l’amélioration des conditions de vie.
Zinaba Rasmane, ancien membre d’ATTAC et du CADTM Burkina, actuellement membre de la coordination nationale du Balai Citoyen, explique que « sur 100 personnes qui se rendent aujourd’hui à l’hôpital public pour des maladies bénignes, 15 décèdent faute du matériel médical suffisant pour les soigner. » [[Entretien personnel le 19 avril 2015 à Ouagadougou.]]
De plus, un enfant sur 100 meurt à la naissance, et l’espérance de vie à la naissance n’excède pas les 55 ans.[[The World Factbook of CIA]]
On comprend ces chiffres alarmants lorsqu’on sait qu’il y a à peine 1 médecin pour 20.000 personnes, 1 lit d’hôpital pour 2.500 personnes, que 20 % de la population n’a toujours pas accès à l’eau potable et qu’1 enfant sur 4 est en sous-poids.[[Idem]]
Le SIDA, le paludisme, la fièvre jaune, la typhoïde, les méningites et les hépatites tuent encore de nombreuses personnes chaque année, faute de moyens pour les prendre en charge et les soigner.
A qui la faute, lorsqu’on sait que 6 % du budget à peine est attribué au secteur de la santé, alors que le service de la dette mobilise 8% des recettes budgétaires[Chiffres de 2012 présentés par Pauline IMBACH du CADTM, dans l’article du 23 janvier 2015 accessible en ligne : « [Burkina Faso : une dette illégitime qui doit être répudiée » ]], une dette publique qui représente près de 30% du PIB du pays ?
La dette publique du Burkina s’élevait à 2,6 milliards d’euros fin 2014, dont la plupart est détenue par le FMI et la Banque Mondiale. Il faut savoir que cette dette a augmenté de 78% entre 2000 et 2013, alors que le niveau de vie des habitants, lui, n’a pas bougé, voire diminué à cause de l’augmentation des prix des loyers et des produits de premières nécessités. [Voir l’étude de 2014 de la CGT‑B présentée dans l’article de Rfi le 9 février 2014 : « [Une étude confirme la dégradation des conditions de vie des Burkinabè »]]
Alors, à quoi sert l’argent prêté, sinon à perpétuer une dépendance monétaire de type néocoloniale ?
Ce qui faisait dire au Président Thomas Sankara : “La dette ne peut pas être remboursée parce que si nous ne payons pas, nos bailleurs de fonds ne mourront pas. Soyons-en sûrs. Par contre, si nous payons, c’est nous qui allons mourir. Soyons en sûrs également.”
Moins de trois mois après ce discours qu’il a tenu le 29 juillet 1987 à la 25e Conférence au sommet des pays membres de l’Organisation de l’Union Africaine à Addis-Abeba, Thomas Sankara est assassiné, et Blaise Compaoré arrive au pouvoir pour mettre en place une politique de « rectification » de la révolution sankariste. Il ouvre alors les bras aux institutions financières internationales (FMI / Banque Mondiale) en mettant en place un Plan d’Ajustement Structurel (PAS) mortifère à partir de 1991. Il ouvre aussi les bras aux multinationales étrangères, et met en place un système de corruption et de népotisme généralisé.
« Nous ne voulons pas d’une simple alternance mais d’une véritable alternative » :
• Déception de la transition politique :
- Pas d’amélioration immédiate des conditions de vie, et au contraire diminution du pouvoir d’achat liée à l’instabilité de la situation politique.
- Pas d’amélioration des services publics (santé, éducation, infrastructures…) ni de l’accès à l’énergie (les délestages sont quotidiens dans les grandes villes, et entraînent une paralysie de tout un pan de l’économie du pays).
- Pas d’amélioration visible de la lutte contre la corruption et pour la bonne gouvernance, dont les institutions de la transition ont pourtant fait leur cheval de bataille.
- Pas de réformes structurelles dans le domaine de la justice où règne toujours l’impunité (ex : procès Ousmane Guiro dans le cadre des assises criminelles qui se sont tenues en juin 2015 à Ouagadougou[« [Burkina Faso : l’ex-patron des douanes condamné à deux ans avec sursis] », Rfi le 21 juin 2015] : l’ancien patron des douanes du temps du régime Compaoré – déclaré coupable des faits de corruption sur la somme de 900 millions de francs CFA et de violation de la règlementation en matière de change. — a été condamné à seulement 2 ans de prison avec sursis et 10 millions de FCFA d’amende (15.000 euros), lorsqu’un voleur de chèvre encourt 3 ans de prison ferme.) L’issue de ce procès accentue la conviction des citoyens de l’existence d’une logique de « deux poids, deux mesures » au sein de la Justice burkinabè.
- Pas de réforme visible au sein du Régiment de Sécurité Présidentielle (RSP), un corps d’élite que Blaise Compaoré a créé et qui est dédié à sa sécurité personnelle, alors que certains éléments du RSP sont suspectés d’avoir les mains tâchées du sang de journalistes et d’opposants politiques que le régime a fait disparaître (David Ouédraogo, Norbert Zongo…). Il faut dire qu’aujourd’hui encore Blaise Compaoré a le bras long sur le RSP. C’est d’ailleurs l’ancien aide de camp de Blaise Compaoré, le lieutenant-colonel Moussa Céleste Coulibaly, qui a été nommé à la tête du Régiment de Sécurité Présidentielle il y a cinq mois, en février 2015[[« RSP : Les raisons de la colère. Qui sont les nouveaux hommes forts », Le Faso.net le 9 février 2015, accessible en ligne : http://www.lefaso.net/spip.php?article63165 et « RSP : le colonel major Boureima Kéré passe le témoin au lieutenant colonel Moussa Céleste Coulibaly », Oméga BF le 12 février 2015, accessible en ligne : http://omegabf.net/index.php/societe/item/533-rsp-le-colonel-major-boureima-kere-passe-le-temoin-au-lieutenant-colonel-moussa-celeste-coulibaly]]. Et c’est le colonel major Boureima Kieré – un proche du Général Gibert Diendéré et parmi les fidèles de Blaise– qui est devenu le Chef d’État-major particulier de la présidence du Faso.
- Augmentation de l’insécurité et du grand banditisme dans le pays ces derniers mois, entraînant la création de groupe d’auto-défense dans certains quartiers pour suppléer aux forces de police jugées peu efficaces[« [Groupes « d’autodéfense » : La mise en garde du Gouvernement », Fasozine le 19 juin 2015]].
- Apparition du terrorisme, avec le premier enlèvement d’étranger à déplorer au Burkina Faso : le 4 avril 2015 un agent de sécurité roumain – qui a servi dans la légion étrangère française — a été enlevé dans la zone de Tambao, au Nord du pays. L’enlèvement a été revendiqué par le groupe terroriste Al-Mourabitoune, groupe lié à la mouvance Al-Qaeda / Daesh. Inquiétant lorsqu’on sait que l’enquête sur cet enlèvement a été confiée à l’ancien bras-droit de Blaise Compaoré : le Général Gilbert Diendéré. Diendéré, qui a été démis de ses fonctions de Chef d’Etat-Major particulier à la Présidence mais qui reste au cœur des affaires dans cette période de transition politique, est pourtant soupçonné d’être impliqué dans nombre de crimes de sang au Burkina et dans la sous-région, depuis l’assassinat de Thomas Sankara en 1987, puis de ses compagnons révolutionnaires Jean-Baptiste Lingani et Henri Zongo en 1989, jusqu’aux tirs du Régiment de Sécurité Présidentielle sur les manifestants des 30 et 31 octobre 2014, en passant par les assassinats successifs du chauffeur de François Compaoré, David Ouédraogo ; puis du journaliste Norbert Zongo en 1998 ; et impliqué également dans les guerres civiles libérienne et sierra-léonaise des années 1990, et ivoirienne des années 2000. Le bras droit de toutes les basses besognes de Blaise Compaoré depuis près de 30 ans est donc plus que jamais au cœur du pouvoir post-insurrectionnel, ce qui inquiète légitimement le peuple qui craint la récupération de l’insurrection par l’ancien pouvoir sous un autre masque.[Benjamin ROGER, « [Burkina Faso : que sait-on de l’enlèvement d’un Roumain par Al-Mourabitoune ? », Jeune Afrique le 19 mai 2015 et Rémi CARAYOL, « Armée burkinabè : Gilbert Diendéré, la discrétion assurée », Jeune Afrique le 5 novembre 2014]]
Ainsi, l’étudiant en droit Yacouba D. nous confie : « Je n’ai pas confiance dans les partis politiques. Tous sans exception ont trempé dans les magouilles du régime. Ceux qui se disaient de l’opposition étaient souvent contrôlés par le pouvoir en place. Moi personnellement je ne pense pas aller voter, mais j’attends de voir ce que proposent les différents partis dans leurs programmes de campagne. »[[Entretien réalisé le 17 juin 2015 à l’Université de Ouagadougou.]]
La scène politique pour les élections à venir :
Le spectre politique burkinabè se décompose aujourd’hui en 114 partis politiques reconnus officiellement, mais tous ne participeront pas à la campagne présidentielle. La quête de la magistrature suprême se jouera sans doute entre les 5 principales formations politiques du pays :
• Union Pour le Changement (UPC) :
Candidat à la présidentielle : Zéphirin Diabré, crédité de 27% d’intentions de vote. Zéphirin Diabré a été directeur adjoint des brasseries du Burkina Faso au sein du groupe français Castel, avant de devenir conseiller du Président Blaise Compaoré pour les affaires économiques. En 1998, il devint directeur général adjoint du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD). En 2006, il rejoignit le groupe AREVA en tant que Chairman, Afrique et Moyen-Orient et Conseiller pour les affaires internationales auprès de la présidente Anne Lauvergeon. Il présida également un groupe de réflexion sur les matières premières au sein du Medef. Il siégea au gouvernement comme Ministre du commerce, de l’industrie et des mines, Ministre de l’économie, des finances et du plan, et il présida le Conseil Economique et Social (CES) du Burkina Faso. En 2010, il retourna sa veste en quittant le parti majoritaire et en créant un parti d’opposition : l’Union pour le Progrès et le Changement (UPC), qu’il préside aujourd’hui.
• Mouvement du Peuple pour le Progrès (MPP) :
Candidat à la présidentielle : Rock Marc Christian Kaboré, crédité de 22% d’intentions de vote à la présidentielle d’octobre 2015 selon un sondage paru le mois dernier[[Sondage Bendré, présenté dans le quotidien Le Pays n°5877 du 16 juin 2015, p.2]]. Rock Marc Christian Kaboré a été directeur général de la Banque internationale du Burkina de 1984 à 1989, puis Ministre d’Etat, puis Ministre chargé de la Coordination de l’action gouvernementale, puis Ministre des Finances, puis Ministre chargé des relations avec les institutions, avant de devenir Premier ministre sous la présidence de Blaise Compaoré de 1994 à 1996. En 1999, il devint le secrétaire exécutif national du Congrès pour la Démocratie et le Progrès (CDP, le parti de Blaise Compaoré). Kaboré est même élu président de l’Assemblée nationale en 2002, et devint en 2003 le président du CDP. En janvier 2014, il démissionna du CDP pour créer avec d’autres démissionnaires son propre parti : le Mouvement du Peuple pour le Progrès (MPP), dont il est aujourd’hui le président.
• UNIR/PS (Parti sankariste unifié) :
Candidat à la présidentielle : Bénéwendé Stanislas Sankara, crédité de 8% d’intentions de vote. Avocat de formation, Bénéwendé Sankara participa au Comité de Défense de la Révolution (CDR) entre 1984 et 1986 sous la présidence de Thomas Sankara. Après l’assassinat de l’ancien président, Bénéwendé Sankara devint l’avocat de la famille de Thomas Sankara et s’engagea en politique pour défendre les idées sankaristes en créant en 2000 l’UNIR/MS.
• Nouvelle Alliance du Faso (NAFA), un nouveau parti issu d’une scission avec le CDP :
Candidat à la présidentielle : Djibril Bassolé, crédité tantôt de 8% tantôt de 3% d’intentions de vote. Djibril Bassolé était le Ministre des Affaires étrangères et de la Coopération régionale sous Blaise Compaoré.
• Sans oublier le Congrès pour la Démocratie et le Progrès (CDP), qui fut suspendu le 15 décembre 2014 à la suite de l’insurrection populaire avant d’être réhabilité au nom de la réconciliation nationale et de la garantie d’élections inclusives : Le nouveau patron du CDP est Eddie Komboïgo. Le candidat à la présidentielle n’est pas encore connu, mais il pourrait s’agir de Gilbert Diendéré, l’ancien n°1 du Régiment de Sécurité Présidentielle et ancien Chef d’Etat-major particulier à la Présidence de Blaise Compaoré.[« [Présidentielle 2015 : Gilbert Diendéré, probable candidat du CDP ! », Le Faso.net le 5 février 2015]]
Dans ce sondage, les autres formations politiques recueillent moins de 3% d’intentions de vote et joueront vraisemblablement un rôle négligeable aux prochaines élections : Tahirou Barry (2%), Saran Sérémé (2%), Soungano Apollinaire Ouattara (2%), Ablassé Ouédraogo du Faso Autrement (2%), etc.
L’enjeu majeur de la campagne est la participation. Si en milieu urbain près de 80% des citoyens possèdent leur carte d’électeur[[Sondage Bendré, présenté dans le quotidien Le Pays n°5877 du 16 juin 2015, p.2]], ce n’est pas le cas des campagnes où de nombreux jeunes ne voient pas l’utilité de s’inscrire sur la liste électorale, ou s’en trouvent empêchés par des contraintes logistiques (difficulté d’accès aux mairies, travaux champêtres qui commencent…). Le vote des jeunes est l’autre grande inconnue du scrutin.
Révolution panafricaine / révolution des peuples :
Le sociologue Nestor Zanté nous révèle l’influence des leaders du panafricanisme dans cette insurrection : « Pour un grand nombre de jeunes, il y a une référence politique actuelle : c’est Thomas Sankara. Beaucoup s’inspirent de Thomas Sankara pour aujourd’hui poser des actions – je ne dirais pas politiques – mais pour pouvoir arranger la chose publique. Aujourd’hui les slogans à Ouagadougou c’est : “Plus rien ne sera comme avant”. Je pense que leur inspiration c’est Thomas Sankara, et peut-être d’autres idoles, des politiques hors du Burkina Faso comme Patrice Lumumba et Kwame Nkrumah. …]Très souvent ce sont ces figures-là qui sont le plus portées au-devant de la scène. Ce sont ces derniers qui ont porté les germes de l’Afrique, pour dire : voici comment l’Afrique devrait se développer. Et actuellement c’est vraiment des références panafricanistes pour beaucoup de jeunes africains. »[[Anthony LATTIER, «[Les jeunes préfèrent le regard critique au militantisme politique », Rfi le 31 mai 2015]]
En effet, pour beaucoup de jeunes issus de ce que l’on commence à appeler la « génération consciente », la voie de la libération des peuples en Afrique a déjà été tracée par le Président Thomas Sankara, mais aussi par les pères des indépendances dans les années 1960.
Sankara qui disait très justement : « Avec le soutien de tous, nous pourrons faire la paix chez nous. Nous pourrons également utiliser ces immenses potentialités pour développer l’Afrique, parce que notre sol, notre sous-sol, sont riches ; nous avons suffisamment de bras, et nous avons un marché immense, très vaste — du nord au sud, de l’est à l’ouest. Nous avons suffisamment de capacités intellectuelles pour créer. » / « Faisons en sorte que le marché africain soit le marché des Africains : produire en Afrique, transformer en Afrique, et consommer en Afrique. Produisons ce dont nous avons besoin, et consommons ce que nous produisons, au lieu d’importer. »
Du reste, ce message trouve aussi un écho en Europe, où les peuples retrouvent peu à peu de goût de la consommation locale, et se heurtent aux limites matérielles et environnementales de la mondialisation. Sankara a aussi tracé une voie de sortie de la domination capitaliste qui sévit dans nos nations occidentales, en rappelant que la sobriété et la promotion des échanges à l’échelle locale court-circuitent de fait l’influence des multinationales. Il rappelle aussi que : « les masses populaires en Europe ne sont pas opposées aux masses populaires en Afrique mais ceux qui veulent exploiter l’Afrique, ce sont les mêmes qui exploitent l’Europe. Nous avons un ennemi commun. »
L’appel sankariste est donc un appel à la libération universelle et à la solidarité des peuples du monde entier. Le sankarisme est un patriotisme sans frontières. Le sankarisme est un internationalisme qui appelle à l’unité des peuples dans la lutte contre la domination et pour leur libération. Sachons répondre à cet appel universel, unissons nos forces par-delà les mers, les frontières et les déserts, car comme le rappelle le mouvement Balai Citoyen « Notre nombre est notre force ».
La Révolution ou la Mort, nous vaincrons.
Je vous remercie camarades.
Mikaël Doulson Alberca
Le 24 juin 2015 à Ouagadougou