Après Greta Thunberg

Par Mila García Nogales

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Publ­li­co


Tra­duit par ZIN TV

EN LIEN :

Voix des femmes indi­gènes dans la lutte pour l’environnement.

Je com­mence à écrire cet article assis sur le cana­pé de mon appar­te­ment à Madrid, les pieds sur­éle­vés et un cous­sin sous le dos. J’ouvre les fenêtres. Je suis à l’aise. L’air et la sen­sa­tion d’es­pace me donnent toute la liber­té dont j’ai besoin, c’est confor­table. Mais ce n’est pas juste. Parce qu’en ce moment, dans une autre par­tie du monde, une femme a plus de choses à dire que je n’ai de feuille blanche pour res­pi­rer. Cette femme n’a pas les mêmes chances, ni les mêmes moyens, ni, en somme, les mêmes pri­vi­lèges (le confort est une méta­phore de tout ce que l’on connaît à peine et que l’on ne veut pour­tant pas aban­don­ner) que moi. Cette femme est plu­sieurs femmes à la fois, et elle a autant de voix qu’elle a de gags.

Pour que la voix des femmes indi­gènes soit enten­due, l’é­co­fé­mi­nisme blanc doit être réduit au silence. Je résume : si tu n’es pas racia­li­sé et que tu n’es pas atta­ché au ter­ri­toire, mais que tu veux que le mes­sage de tes sœurs soit enten­du, tai­sez-vous. Écar­tez-vous. Soyez un méga­phone, pas une autre main sur sa gorge.

Main­te­nant, Nia Huay­tal­la, avec la double natio­na­li­té argentine/péruvienne et des racines d’Apu­ri­mac et Chan­ka, Vio­le­ta Sil­vestre, chi­lienne, de région andine, et Nina­ri Chim­ba San­tillan, de natio­na­li­té Kich­wa des peuples Coto­paxi et Ota­va­lo, trois mili­tantes,  trois indi­gènes, expliquent ce que je n’ai pas le droit de dire à leur place.

Nia Huaytalla, Argentine/Pérou

(racines Apu­ri­mac et Chanka)

La crise cli­ma­tique est la consé­quence d’un sys­tème extrac­ti­viste et colo­nial. His­to­ri­que­ment, 47 % des émis­sions de gaz à effet de serre étaient cau­sées par les États-Unis et l’U­nion euro­péenne, alors que l’ ”Amé­rique latine” dans son ensemble n’en émet­tait que 3 %, tout comme l’A­frique. Cepen­dant, les ter­ri­toires exploi­tés pour l’a­gri­cul­ture, l’é­le­vage, l’ex­ploi­ta­tion minière ou la pro­duc­tion pétro­lière se trouvent presque tou­jours dans le Sud glo­bal, et en par­ti­cu­lier les ter­ri­toires indi­gènes. Il est éga­le­ment impor­tant de noter que les classes pri­vi­lé­giées (qui sont géné­ra­le­ment blanches) des villes du Sud sont com­plices de cette exploitation.

Qui souffre le plus de la crise cli­ma­tique ? De nom­breuses études pointent vers la même chose : les femmes qui ont été racia­li­sées à par­tir des ter­ri­toires ou des quar­tiers les plus pré­caires. Ma mère me racon­tait que la pré­sence des com­pa­gnies minières dans une ville voi­sine avait conta­mi­né la rivière dans sa com­mu­nau­té ; cela signi­fie qu’il faut mar­cher des dizaines de kilo­mètres juste pour cher­cher de l’eau et qui le fait ? Les femmes. En outre, avec les séche­resses, les catas­trophes natu­relles, les épi­dé­mies ou les inon­da­tions, les familles sont plus pré­caires et les femmes racia­li­sées sont obli­gées de quit­ter l’é­cole pour tra­vailler ou se marier.

Cepen­dant, ici dans la ville, nous conti­nuons à appe­ler “visages de l’é­co­lo­gisme” les Euro­péens blancs ou d’o­ri­gine euro­péenne qui n’ont jamais connu une telle com­pli­ca­tion dans leur vie, bien au contraire : ils pro­fitent constam­ment du pillage du ter­ri­toire tout en étant inter­viewés dans les médias et en assis­tant à des confé­rences (finan­cées par des entre­prises) pour pleu­rer un ave­nir où des mil­liers de vies raci­sées ont vu leur pré­sent arra­ché. Cet envi­ron­ne­men­ta­lisme tombe dans le cynisme de vou­loir “être divers”, mais cette lutte ne leur appar­tient pas car ils ont été et sont des oppresseurs.

Ce qui suit concerne par­ti­cu­liè­re­ment l’en­vi­ron­ne­men­ta­lisme blanc, le plus sou­vent raciste, pri­vi­lé­gié, qui rend l’é­pis­té­mo­lo­gie extrac­tive et s’ap­pro­prie une lutte his­to­rique : vivre en ville ne signi­fie pas que vous ne pou­vez pas vous sou­cier de l’en­vi­ron­ne­ment, mais connaître votre place, ces­ser de vous appro­prier des espaces qui ne cor­res­pondent pas, ces­ser d’u­ti­li­ser la lutte pour rem­plir votre ego colo­nial, don­ner des espaces à ceux qui le vivent à la pre­mière per­sonne et s’ef­fa­cer, accom­pa­gner les sœurs mais vous n’a­vez pas à les sau­ver du désastre que vous et vos ancêtres avez créé.

L’en­vi­ron­ne­men­ta­lisme blanc est un mou­ve­ment appro­prié et bana­li­sé. C’est une blague qu’a­vec tant de mili­tants indi­gènes qui meurent chaque année, ce n’est que lors­qu’une Euro­péenne blanche pri­vi­lé­giée s’as­soit avec un signe que les gens com­mencent à réflé­chir à la situa­tion cri­tique de la crise cli­ma­tique. C’est insul­tant. Et ils ne se sou­cient même pas des vies noires et indi­gènes, ils se sou­cient juste de ne pas perdre leur pri­vi­lège de ville à l’avenir.

La jus­tice cli­ma­tique est une jus­tice raciale. La jus­tice cli­ma­tique est la répa­ra­tion his­to­rique que les blancs pri­vi­lé­giés du monde entier doivent aux per­sonnes racia­li­sées. Après des cen­taines et des cen­taines d’an­nées de pillage de nos ter­ri­toires, il est temps de payer.

 

Violeta Silvestre, Chili

(liée au ter­ri­toire andin des hauts plateaux)

On com­mence à lut­ter de dif­fé­rentes manières en pre­nant conscience de toutes les oppres­sions du corps, dans le quo­ti­dien. Nombre de ces oppres­sions changent votre vision de la vie pré­ci­sé­ment parce que vous avez été vio­lé. En cours de route, vous ren­con­trez d’autres per­sonnes comme vous qui ont vécu des situa­tions de vio­lence simi­laires en rai­son de ce qu’elles sont ou de la façon dont elles décident d’être, et vous vous ren­dez compte qu’il ne s’a­git pas seule­ment d’un pro­blème per­son­nel (puis­qu’in­di­vi­duel­le­ment il ne trans­cende pas) mais d’un pro­blème col­lec­tif, com­mu­nau­taire, aux plu­ra­li­tés diverses. Et vous le faites pour vous-même, mais aus­si pour ceux qui vous entourent, et par cela je ne veux pas seule­ment dire les humains, mais la Terre Mère, les ani­maux, les plantes, les mon­tagnes, tout.

Après avoir quit­té l’u­ni­ver­si­té, je me suis plon­gée dans la danse, qui a une mémoire et une lutte ances­trales. Aujourd’­hui, il est regret­table qu’elle soit consi­dé­rée comme une acti­vi­té douce et non trans­cen­dante. Cepen­dant, le dia­logue à par­tir du corps a été fon­da­men­tal pour moi, et j’ai com­men­cé à le par­ta­ger avec d’autres femmes ou dis­si­dents qui com­prennent ces corps comme des ter­ri­toires qui sont aus­si contes­tés et colo­ni­sés, patriar­ca­li­sés, capi­ta­li­sés. Se connec­ter avec eux et reve­nir au plai­sir et à la joie sont éga­le­ment des actes de rébel­lion contre le système.

Le capi­ta­lisme et le patriar­cat sont sou­te­nus par des oppres­sions sur d’autres orga­nismes, com­mu­nau­tés ou ter­ri­toires. La nature ou la “terre mère” est liée au corps sexuel des femmes, en par­ti­cu­lier des femmes indi­gènes. Cette construc­tion n’est pas acci­den­telle et jus­ti­fie l’ex­ploi­ta­tion, qui fonc­tionne dans la logique de l’ex­trac­ti­visme, en consi­dé­rant le corps des femmes racia­li­sées comme un ter­ri­toire. Les deux ter­ri­toires sont oppri­més par des orga­nismes ou des entre­prises hégé­mo­niques. Et être une femme blanche, euro­cen­trique, de la classe moyenne supé­rieure dans une ville peut impli­quer des pri­vi­lèges au prix de la pré­ca­ri­sa­tion du tra­vail des femmes indi­gènes et de la dépré­da­tion de la nature.

Le Chi­li est un pays qui, depuis ses fon­de­ments colo­nia­listes, ou depuis qu’il a com­men­cé à s’ap­pe­ler ain­si, pro­meut et ne rend visible que les corps blancs hégé­mo­niques. Elle ne recon­naît pas les peuples d’o­ri­gine d’où elle est actuel­le­ment située. Son édu­ca­tion, sa méde­cine : tout se situe dans une pers­pec­tive euro­cen­trique yan­kee faite pour que le “Chi­li” soit blanc. Si même le peuple métis du Chi­li n’est pas recon­nu comme sujet de droits et de vie digne, que reste-t-il aux indi­gènes ? Le sou­tien que vous rece­vez est à folk­lo­ri­ser, mais jamais à éle­ver la voix, si vous l’é­le­vez, il dis­pa­raît, comme Maca­re­na Val­dés, Matías Catri­leo, Cami­lo Catrillan­ca ou Machi Celes­ti­no Cór­do­ba, qui fait une grève de la faim pour avoir été condam­né à 18 ans de pri­son pour une affaire avec irré­gu­la­ri­tés, sans preuves et avec mise en scène. J’ai par­fois beau­coup de colère contre $hile, ce $hile qui aspire à être un grin­go et à “réus­sir”, mais j’aime aus­si ce Chi­li orga­ni­sé et rebelle qui, en tant que peuple, a construit son his­toire, et j’aime beau­coup de ceux qui ne se sentent pas par­tie pre­nante du nom Chi­li, et qui ont leur propre nom avant qu’on ne les appelle ainsi.

C’est là que nous nous regar­dons avec nos yeux noirs, nos che­veux forts et notre longue mémoire. Les peuples qui, depuis des géné­ra­tions, ont défen­du la Terre sont aujourd’­hui beau­coup plus mena­cés et ont du mal à sur­vivre (per­sé­cu­tion poli­tique, dépla­ce­ment de notre ter­ri­toire, pol­lu­tion, etc.) Et en échange, nous ne sommes que des sujets d’é­tude et/ou de roma­ni­sa­tion, pas des agents qui ont des voix et des demandes, avec des études, avec des sen­ti­ments. Si depuis le fémi­nisme il a été dif­fi­cile d’at­teindre les tri­bus et de se faire entendre, depuis la prise de posi­tion des com­mu­nau­tés indi­gènes pour la défense de la Terre, cela coûte beau­coup plus cher. L’é­co­fé­mi­nisme a été une grande contri­bu­tion, bien qu’il y ait des fémi­nistes dans le monde qui ne sont pas nom­mées éco­fé­mi­nistes parce que beau­coup de ces théo­ries sont nées euro­cen­triques et issues d’u­ni­ver­si­taires blanches. Le fémi­nisme de l’A­bya Yala est ce fémi­nisme sans vague, mais qui est ancré sur sa terre en accord depuis des siècles.

Il est néces­saire, vital, la recon­nais­sance des femmes indi­gènes qui écrivent leurs luttes. Il est néces­saire de chan­ger le sys­tème, d’ap­por­ter des répa­ra­tions his­to­riques aux peuples ori­gi­nels qui ont défen­du les ter­ri­toires, de mettre fin à l’im­pu­ni­té de ceux qui étaient et sont pro­prié­taires et/ou font par­tie des socié­tés extrac­tives qui modi­fient la cycli­ci­té de la terre sans aucune consi­dé­ra­tion pour elle ou pour ceux qui y vivent. C’est une remise en ques­tion et une prise en charge de nos pri­vi­lèges, c’est un chan­ge­ment de para­digme du macro au micro (et je m’in­clus), car cela néces­site des res­pon­sa­bi­li­tés et des chan­ge­ments radi­caux dans les façons d’être, de voir et de sen­tir la vie.

 

Ninari Chimba Santillan, Équateur

(natio­na­li­té Kich­wa des peuples Coto­paxi et Otavalo)

Je me bats pour un retour au res­pect de toutes les formes de vie, humaines et non humaines. Je me bats pour la géné­ra­tion qui n’est pas encore arri­vée, et pour celle qui est ici, pour leur enfance, pour que les pre­mières lettres qu’ils apprennent à lire et à écrire soient leurs propres mots, mil­lé­naires, andins, tel­le­ment les nôtres qu’ils écrivent à leur manière, tis­sés au reste ; pour qu’ils sachent que dans l’ex­pé­rience se niche la mémoire, qu’ils leur sou­rient, les embrassent et se laissent gui­der par leurs ancêtres, que l’é­cole forme, mais que le cha­kra, les pay­sages, élèvent. Je veux qu’ils sachent, lors­qu’ils apprennent ce qui leur est étran­ger, d’où cela vient, ce que cela apporte, ce que cela enlève, com­ment cela contri­bue, quand l’u­ti­li­ser. Je me bats pour la résur­gence d’é­coles res­pec­tueuses des savoirs locaux, d’en­sei­gnants déco­lo­ni­sés avec une atti­tude d’af­fec­tion et de res­pect pour les comu­ne­ros, comu­ne­ras et Wawas, pour la langue mater­nelle et pour les pra­tiques com­mu­nau­taires de sélec­tion de l’a­gro-bio­di­ver­si­té que pos­sède chaque com­mu­nau­té andino-amazonienne.

Je me bats pour que l’es­pace que j’oc­cupe m’in­ter­roge, me rap­pelle, me per­mette et me ren­voie à la cohé­rence et à la cos­mo-exis­tence de mes grands-parents, de ma mère et de mon père. Je lutte pour savoir com­ment bien uti­li­ser les pri­vi­lèges que j’ai gagnés avec l’ef­fort, mais aus­si ceux avec les­quels je suis né. Je me bats pour que la lutte fémi­niste soit inter­sec­tion­nelle et ne soit pas sépa­rée de la lutte éco­lo­gique. Je lutte parce qu’ils recon­naissent, savent, les plus de 3000 varié­tés de pommes de terre qui sont culti­vées dans les Andes, ou les varié­tés de maïs, avec autant de varia­bi­li­té de cou­leur que nous sommes en tant qu’in­di­gènes LGBTQ : parce que nous exis­tons et que toutes les luttes et toutes les dou­leurs, mais aus­si toutes les résis­tances nous traversent.

Je me bats pour que notre musique andine ne meure pas, pour que nos tis­sus et nos cou­leurs ne dis­pa­raissent pas, pour que la mémoire du cœur ne s’ar­rête pas de battre parce qu’il y a encore beau­coup de lutte à mener, et l’art per­met cela. Je me bats pour qu’au­cune Wawa ne se regarde dans le miroir et ne se sente pas belle avec sa peau et ses traits mil­lé­naires, la cou­leur de la terre, qui a plus de 10 000 ans. Je me bats pour que nous, les femmes indi­gènes, appre­nions à libé­rer la colère quand nous en avons besoin, et une affec­tion ferme et aimante quand il est temps.

Je me bats pour que les blancs et les métis ne remettent pas en cause notre dou­leur et notre mort. Contre leur igno­rance, leur manque d’empathie et de sen­si­bi­li­té, leur manque d’af­fec­tion cultu­relle, leur arro­gance, leur pou­voir, leur haine, leur connais­sance “uni­ver­selle” qui n’ap­par­tient pas à tout le monde. Je me bats pour qu’ils ne remettent pas en cause nos connais­sances parce que leur science n’a pas pu le prou­ver. Et, bien qu’ils disent que nous devons prendre soin de la terre, ils ne savent pas com­ment lui par­ler, ils ne savent pas com­ment pleu­rer, ils ne savent pas com­ment l’ai­mer comme ils le font eux-mêmes ; mais, sur­tout, ils ne savent pas com­ment défendre les défen­seurs de tou­jours, les peuples pay­sans indi­gènes. Je me bats pour rendre pos­sible une inter­cul­tu­ra­li­té consciente et critique.

Je me bats pour que dans la lutte pour l’en­vi­ron­ne­ment, le pri­vi­lège blanc soit un outil de plus par­mi d’autres, mais pas de pou­voir, pas de pro­ta­go­nisme. Pour qu’elle soit une pous­sée, un allié, mais pas la cou­leur offi­cielle, ayant à ses côtés un indi­gène, du ter­ri­toire, à qui on peut céder ou don­ner de l’es­pace. Je me bats pour que l’é­co­fé­mi­nisme revienne aux femmes qui, avant même qu’il ne devienne un concept, en mou­ve­ment, étant anal­pha­bètes, le connaissent, crient, vivent, tissent ; pour qu’il les écoute et apprenne d’elles. Pour que les éco­fé­mi­nistes soient réci­proques dans leur vie quo­ti­dienne et créent une cohé­rence dans leur parcours.
Être une femme indi­gène en Équa­teur signi­fie vivre au quo­ti­dien des conflits socio­cul­tu­rels, reli­gieux, raciaux, homo­phobes ou cuisinés.

Cela signi­fie savoir com­bi­ner la ville et le pays en nous. Mais cela signi­fie aus­si avoir des racines, avoir une com­mu­nau­té, avoir un abri, gran­dir avec la bio­di­ver­si­té, vivre une inter­cul­tu­ra­li­té à mi-che­min ou en voie de l’être, mais pas impos­sible. Il s’a­git d’ar­ri­ver à occu­per des espaces et de se battre pour que ceux-ci ne vous absorbent pas, ne vous conta­minent pas, ne vous dépouillent pas et ne vous fassent pas oublier. Cela signi­fie avoir la chance de man­ger la varia­bi­li­té locale, cela signi­fie qu’à un moment don­né de votre vie, vous pou­vez faire connais­sance avec quelques-unes des 14 natio­na­li­tés et 18 peuples qui vivent sur ce ter­ri­toire appe­lé Équa­teur. Cela signi­fie avoir la pos­si­bi­li­té d’ap­prendre, de désap­prendre, de reve­nir à ses racines. Parce qu’il y a encore des tré­sors vivants.

J’ai éga­le­ment vécu en Espagne. Vivre en Espagne signi­fie sur­vivre seul, que vous ayez une famille ou non, vivre sans embras­sades inat­ten­dues et com­plètes, sans un ton de voix qui ne vous fait pas sen­tir petit ou idiot, se taire ou par­ler mais presque tou­jours se taire, se réveiller avec le sou­pir d’ ”un jour de plus”, parce qu’une fois de plus vous allez sup­por­ter l’in­con­fort du métro, les regards parce que vous ne vous inté­grez pas et vous ne le ferez jamais, même si vous ache­tez des vête­ments à Pri­mark. Parce que notre beau­té est dif­fé­rente, nos corps sont dif­fé­rents et nos vête­ments de femmes indi­gènes sont dif­fé­rents. Cela signi­fie l’an­goisse dans les rues parce que vous ne connais­sez pas les lieux et, comme vous ne le savez pas, ils vous crient ou vous parlent dure­ment (nor­mal) parce qu’ils ne savent pas que notre façon de nous expri­mer est tou­jours plus cha­leu­reuse et que leur trai­te­ment fait mal. Et cher­cher une famille ou un groupe de per­sonnes racia­li­sées pour gué­rir, pour se sen­tir embras­sé, aimé, pro­té­gé, impor­tant, pour sur­vivre est supportable.

Pour moi, vivre et étu­dier en Espagne signi­fie que, sur le plan aca­dé­mique, vous devez sur­vivre, que vous appre­nez à vous battre, que cela fait mal, qu’ils vous ignorent, qu’ils remettent en ques­tion vos connais­sances et vos com­pé­tences parce qu’ils ne savent pas ou ne veulent pas savoir. Mais cela signi­fie aus­si trou­ver des Blancs comme ensei­gnants ou étu­diants (des jeunes, peu nom­breux) si vous avez de la chance ; qu’ils demandent, qu’ils inter­rogent, qu’ils écoutent, qu’ils demandent par­don, qu’ils sont recon­nais­sants, qu’ils embrassent, qu’ils veulent être des sœurs, qu’ils essaient et qu’au milieu de toute la dou­leur que cette métro­pole repré­sente pour les femmes indi­gènes racia­li­sées, ils sont le repos et le refuge. Vivre en Espagne, c’est aus­si cher­cher les espaces verts et se sen­tir chez soi pen­dant une seconde, ou par­ler à un migrant, se sen­tir chez soi pen­dant d’autres secondes et ne plus res­sen­tir de sur­vie mais de résistance.

Si Gre­ta Thun­berg a réus­si à trans­for­mer la ques­tion envi­ron­ne­men­tale — celle qui a pri­vé tant de filles et de femmes comme Nia, Vio­le­ta et Nina­ri de leurs terres, de leurs droits et même de leurs vies — en un mou­ve­ment mon­dial, c’est parce qu’elle l’a fait dans une posi­tion de confort, de pri­vi­lège ; plus comme la scène de mon cana­pé et de ma fenêtre que comme les iden­ti­tés indi­gènes oppri­mées qui se battent, jour après jour, coup après coup, pour leur propre sur­vie. L’a­van­tage struc­tu­rel et sys­té­mique que le lea­der de Fri­days for Future a tout sim­ple­ment de naître blanc et dans le Nord glo­bal sur les femmes racia­li­sées du ter­ri­toire se tra­duit, d’autre part, par l’op­pres­sion. Pour chaque pri­vi­lège, il y a tou­jours de l’oppression.

Dans le cas de Gre­ta, il existe un lien entre l’op­pres­sion mas­cu­line (pour être une femme), l’op­pres­sion âgiste (pour être une jeune per­sonne dans un contexte adulte) et l’op­pres­sion capa­ci­tive (pour être le syn­drome d’As­per­ger), mais elle ne souf­fri­ra jamais d’une oppres­sion raciste ou ter­ri­to­riale, liée à l’ex­ploi­ta­tion capi­ta­liste et colo­niale de la nature à un point tel que, si elles ne sont pas vécues, le lien avec la nature ne peut être com­pris ou plu­tôt res­sen­ti dans toute sa dimen­sion, dans toute son honnêteté.

Cela laisse un grand vide dans son his­toire : le grand vide dans son his­toire. En même temps, elle sou­tient l’ac­ti­visme inter­sec­tion­nel et l’i­dée qu’au sein du fémi­nisme, il n’y a pas une seule situa­tion d’i­né­ga­li­té mais de nom­breuses situa­tions dif­fé­rentes, avec des oppres­sions plus ou moins liées, avec un nombre plus ou moins impor­tant de pri­vi­lèges inter­con­nec­tés, et que cha­cune de ces réa­li­tés mérite sa propre place au sein du fémi­nisme. Le pro­blème arrive, et pré­vaut, lorsque le manque d’empathie des uns favo­rise la tyran­nie qui s’exerce sur les autres ; lorsque les plus pri­vi­lé­giés jouissent de plu­sieurs pièces dans la pro­prié­té et que les moins pri­vi­lé­giés ne peuvent exis­ter de l’ex­té­rieur que parce que nous leur avons enle­vé leur place.