Hommage au génial compositeur
“Copier le vrai ce peut être une bonne chose, mais c’est une photographie, pas de la peinture. Inventer le vrai est mieux, beaucoup mieux.” C’est ce qu’écrivait Giuseppe Verdi à la comtesse Clara Maffei dans une lettre du 20 octobre 1876. Il en savait quelque chose, lui qui avait inventé pour l’Aida, quelques années plus tôt, une “musique égyptienne” n’ayant jamais existé. Ennio Morricone se trouva quasiment dans la même situation lorsqu’il commença à composer les musiques pour les westerns de Sergio Leone, mais en renversant les cartes. Il devait inventer le faux, dans la mesure où l’univers West de Sergio Leone était absolument “factice” par rapport à la supposée “verité” du genre hollywoodien. Ce qu’il fit, peut-être forcé par les circonstances, par le budget réduit qui ne lui permettait pas d’avoir un orchestre complet, ou pour toute autre raison qui, dans tous les cas, disparaît face au résultat, fut de décomposer l’instrumentalisation à la manière cubiste et de diviser les sons, en les spatialisant, en rendant chaque signal sonore parfaitement perceptible (pas seulement chaque instrument, car Morricone décida de mettre sur le même plan sons et instruments, en compositeur d’avant-garde qu’il était) sans avoir besoin d’aucun ensemble orchestral. Le West de Morricone devint ainsi une revue de signes musicaux, une sémiotique en musique.
L’utilisation massive de la trompette était personnelle (la trompette, l’instrument de son père, était le même que celui qui lui avait valu son diplôme) mais également un hommage déclaré à El Degüello (littéralement : « l’égorgement »), le thème pour trompette utilisé par Dimitri Tiomkin dans la bande originale de Rio Bravo (Howard Hawks, 1958) puis de Alamo (John Wayne, 1960). Leone avait expressément demandé à Morricone d’écrire une musique “à la Tiomkin”, ce que fit Morricone, mais à sa façon. Outre la trompette, il introduisit des guitares électriques dans le style des groupes de rock instrumental qui étaient alors en vogue, comme les Anglais The Shadows qui avaient connu le succès en 1960 avec Apache. À ces signes largement reconnaissables, Morricone ajouta sifflets, fouets, guimbardes et cris inarticulés (que chantent donc les voix masculines dans Pour une poignée de dollars ? « We can fight » ou des syllabes sans aucun sens ? C’est sans grande importance). Pour le premier film de la “trilogie du dollar”, Morricone avait agi d’instinct, sans se demander où il allait. Personne n’imaginait alors que les westerns spaghettis pourraient avoir un avenir au-delà du marché européen de série B auquel ils étaient destinés. Mais l’instinct de Morricone était nourri de ses études et de sa conscience de la totalité de la musique.
Derrière Morricone il y avait Goffredo Petrassi, dont les sept concerts pour orchestre représentent l’un des sommets du XXe siècle musical italien. Bien que Petrassi ne tolère aucune déviation de ses élèves vers le marché “pop” (si Morricone, encore très jeune, arrangeait des chansonnettes pour arrondir ses fins de mois, et n’était pas encore connu au point de pouvoir utiliser impunément son nom, il restait attentif au fait que le Maître n’en sache rien), Petrassi lui-même avait pourtant écrit des bandes originales (par exemple pour Riz amer de Giuseppe De Santis, 1949). Pour des questions pratiques, sans aucun doute, mais il l’avait fait. Et derrière Goffredo Petrassi il y avait Stravinsky, le maître de la composition cubiste de la musique. Si l’on devait chercher un archétype du processus de déconstruction auquel Morricone soumit l’orchestre classique hollywoodien des Max Steiner, Dimitri Tiomkin, Elmer Bernstein et autres, il faudrait aller chercher dans la réduction stravinskienne de l’ensemble orchestral à la nudité moderniste de l’Histoire du soldat et de Les Noces. Lorsque la trilogie de Sergio Leone arriva sur le marché américain en 1967, la plupart des bandes originales dominant encore à Hollywood, même en incluant celles de compositeurs plus jeunes comme Alex North et Jeffrey Goldsmith (il faut écouter la soundtrack de L’Extase et l’Agonie, Carol Reed, 1965) semblèrent tout d’un coup arrogantes, braillardes, parfois même insupportables. Seuls Bernard Herrmann et Miklós Rósza pouvaient encore maintenir la tradition de l’ensemble orchestral à son plus haut niveau, avant que John Williams ne vienne leur ravir le drapeau. Mais Ennio Morricone, s’il le voulait, pouvait les battre sur leur propre terrain. Il avait la capacité, tout comme Nino Rota, de savoir jouer sur tous les tableaux. Celui qui, au cours de ces mêmes années, était capable d’arranger Sapore di sale en confiant un solo de sax à un Gato Barbieri alors inconnu, ou de composer Se telefonando pour Mina, sur un texte de Maurizio Costanzo (une véritable “aria” pour soprano et orchestre, déguisée en chanson), tout en faisant partie de l’avant-garde la plus radicale et en étant membre actif du Gruppo di Improvvisazione Nuova Consonanza [Groupe d’Improvisation Nouvelle Consonance, NdT], n’avait peur de rien. De plus, pour la bande originale du premier film de Dario Argento, L’oiseau au plumage de cristal (1970), il mit justement en pratique la leçon de l’improvisation absolue (certains morceaux sont totalement improvisés en studio), et ce n’était pas sa faute si pour le grand public une série de dissonances non résolues fit immédiatement penser à un film d’horreur. Il n’y avait pas d’autre moyen de faire parvenir cette musique aux oreilles de ceux qui ne fréquentaient pas les festivals de l’avant-garde, ce que réussit à faire Morricone.
La mélodie typiquement italienne (pas seulement celle de Puccini, car pour comprendre la profondeur des mélodies de Morricone, celles de Mission, Il était une fois en Amérique, Cinéma Paradiso et tant d’autres, il faut avoir dans les oreilles Benedetto Marcello, Scarlatti et Vivaldi) ne lui faisait pas peur, mais on ne peut le séparer des noms les plus significatifs de l’avant-garde italienne, à laquelle durant toute son existence il a désiré s’intégrer : Bruno Maderna, Luigi Nono, Luciano Berio, Giacinto Scelsi, Franco Donatoni, Franco Evangelisti et d’autres encore. Aucun d’eux n’aurait osé écrire le thème d’ Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon (Elio Petri, 1970). Dans ce cas précis, on peut avoir le soupçon qu’aucun, sans doute, à part Maderna, n’en aurait été capable. Morricone s’exaspérait, car ses cent compositions de musique « absolue », comme il les nommait, n’avaient jamais existé pour le public. Tôt ou tard elles trouveront elles aussi leur chemin, comme c’est le cas pour de nombreuses pages de Nino Rota qui n’avaient pas été écrites pour le cinéma. Mais Rota, comme compositeur « absolu » (non pas pour le cinéma, où lui aussi osait beaucoup de choses), était resté un tardo-romantique, Morricone en revanche a toujours été moderne. Le thème principal d’Il était une fois la révolution (Sergio Leone, 1971) est une musique entraînante, une “chanson”, mais tellement fascinante, insistante, insolente et tellement contraire à toute forme de réalisme sonore (elle ne fait absolument pas partie de l’atmosphère acoustique de l’histoire) qu’elle nous oblige à regarder le film avec d’autres yeux, à avoir toujours à l’esprit l’allégorie du temps dont on nous abreuve. C’est une pure distanciation sonore, du brechtisme en musique. Même dans les fascinantes tessitures orchestrales de Mission (Roland Joffé, 1986), sans doute l’un de ses chefs‑d’œuvre, Morricone évite avec soin l’excès dans lequel il pourrait tomber, vu le matériel pléthorique dont il dispose.
Morricone avait déjà gagné un Oscar pour sa carrière en 2007, présenté par Clint Eastwood. Mais l’Oscar pour la bande originale, il ne l’obtient qu’en 2016 pour Les Huit salopards (Quentin Tarantino). C’est peut-être parce que cette fois-là il devait se confronter à un western américain, même très sui generis, qu’il a choisi de réaliser une vraie composition symphonique, mais sans aucun hommage déclaré aux grands compositeurs hollywoodiens. Tout au plus, dans la mesure contenue et très peu funèbre de morceaux tels L’ultima diligenza per Red Rock et Neve, on a par moments l’impression de voir passer les esprits de Prokofiev (la bande sonore d’Alexandre Nevski et d’Ivan le Terrible) et Chostakovitch (les dernières symphonies, mais également les deux bandes originales pour la version théâtrale de Hamlet et sa version cinématographique de Grigori Kozintsev, 1964). Peut-être que si Sergio Leone avait vécu suffisamment pour pouvoir réaliser le film sur le siège de Leningrad, qui était le rêve de sa vie, la musique que Morricone aurait composée pour lui aurait été celle-ci ou quelque chose de très approchant.