Texte de l’éducateur et philosophe brésilien Paulo Freire, l’un des plus grands et des plus importants pédagogues du XXe siècle.
Ceux d’entre nous qui proposent de placer les questions éthiques au centre des débats éducatifs entendent souvent dire que nous sommes mous et “politiques”. Les néolibéraux se considèrent, et sont considérés par beaucoup d’autres, comme des pragmatiques apolitiques. L’un des résultats du nouveau pragmatisme du néolibéralisme est lié à la formation technico-scientifique des éducateurs et refuse une formation plus complète, car ce type de formation exige une compréhension critique de son rôle dans le monde. Cependant, les propositions pragmatiques provoquent toujours une rupture et une désarticulation dans le monde où se situe la spécialisation ou le domaine d’étude. Les informations et les connaissances sont alors séparées du contexte éthique et social dans lequel elles se trouvent.
Désarticulé de son monde, on perd la possibilité de développer des indicateurs culturels qui permettent de le comprendre de manière à pouvoir agir sur lui et le transformer. La position néolibérale pragmatique agit agressivement pour provoquer la rupture entre les êtres humains et leur monde tout en prônant l’articulation invraisemblable entre les êtres humains et le marché. En d’autres termes, l’objectif de l’éducation dans le monde néo-libéral est de savoir comment devenir un consommateur compulsif, comment devenir une machine à savoir efficace, sans proposer de questions éthiques d’aucune sorte.
Lorsque l’on accepte le rôle de simple machine à savoir selon les limites imposées par les besoins du marché — qui considère les étudiants comme de simples consommateurs de connaissances — on tombe dans le piège, dans la véritable manipulation idéologique qui nie la possibilité d’articuler le monde comme un sujet de l’histoire et pas seulement comme un objet à jeter après consommation.
À moins qu’ils ne soient très prudents et très réfléchis, les enseignants peuvent très facilement adopter le rôle de machine à savoir. C’est comme je l’ai soutenu dans la Pédagogie des opprimés : ils deviennent des enseignants qui agissent comme une “éducation bancaire”, en faisant des dépôts dans l’esprit de leurs étudiants.
Ce qui maintient en vie une personne, un enseignant, en tant qu’éducateur-libérateur, c’est sa clarté politique pour comprendre les manipulations idéologiques qui trompent les êtres humains en tant que tels. La clarté politique qui nous dirait qu’il est mal de permettre que des êtres humains soient déshumanisés afin que quelques-uns puissent s’enrichir sur le marché. Pour pouvoir développer cette clarté politique, il faut être motivé et soutenu par la forte conviction que l’histoire est une possibilité. Nous devons croire que, si les hommes et les femmes ont créé ce monde laid que nous dénonçons, ils peuvent créer un monde moins discriminatoire et plus humain.
Ainsi, les enseignants qui tombent dans le piège des programmes mécanistes qui les obligent à proposer de plus en plus de contenus sans instruction de base doivent revenir à leur propre conviction, qui déterminera une position éthique par rapport au programme et l’insérera dans le contexte correspondant. Il convient également de noter que cette insertion n’est pas un acte individuel. Elle doit se faire dans le cadre d’une discussion avec d’autres enseignants qui partagent la même vision de la radicalisation démocratique et de la société humaine.