Faute d’élever davantage le débat, il n’est aujourd’hui qu’un divertissement médiocre. Mais pas sans danger.
Tant sur la forme que sur le contenu, le sacro-saint JT me paraît débilitant. Une entreprise de décervelage proprement inconsciente ou le résultat des contraintes conjuguées du “langage télévisuel” et de l“audimat”?
Faisant résolument partie des gens “pas cathodiques”, je n’ai que rarement l’occasion de voir un journal télévisé, belge ou français, lequel constitue pourtant la principale source d’information du plus grand nombre. A chaque fois, c’est le même choc : tant sur la forme que sur le contenu, le sacro-saint JT me paraît débilitant. Peut-être, à force d’accoutumance, n’en souffre-t-on plus à la longue. Reste à savoir si cela répond à un projet mûrement réfléchi (abêtir les masses) ou si cette entreprise de décervelage à très grande échelle est proprement inconsciente et résulte seulement des contraintes conjuguées du “langage télévisuel” et de l’“audimat”. Essai d’analyse.
La recette traditionnelle d’un JT est invariable. Ses ingrédients peu nombreux et toujours identiques. Il ne faut donc pas avoir “fait polytechnique” pour s’en apercevoir ; un minimum d’esprit critique suffit. L’angle sous lequel sont sélectionnées les infos est en premier lieu étroitement national, régional, voire local. L’événement a d’autant plus d’importance qu’il est arrivé chez nous ou bien concerne “un Belge”. Cet aspect chauvin culmine bien évidemment dans l’information sportive, dont l’intérêt ne se mesure qu’à la grandeur des exploits de “nos” champions. Cette remarque pourrait paraître anecdotique ; il n’en est rien. Cela signifie que nous restons cloisonnés dans un univers étriqué, comme si notre vue des choses s’arrêtait là où notre regard ne porte plus. Une importance démesurée est réservée au tout proche, un intérêt infime au plus lointain, au mépris de toute hiérarchie raisonnée.
Dans le même ordre d’idées, le fait divers a définitivement pris le pas sur les grands problèmes actuels. Ce n’est pas seulement la proximité de l’événement qui justifie son traitement privilégié, c’est, si je puis dire, sa nature basique. Un tireur fou, une disparition d’enfant, une affaire de mœurs, voire un embouteillage occuperont dix fois le temps consacré à des thèmes d’intérêt général (planète, politique, culture ). Soit on postule que le spectateur n’attend que ça (auquel cas l’info nous prend pour des cons), soit on tente de le conditionner pour qu’il ne s’intéresse plus qu’à ça, faute de choix (auquel cas elle nous rend cons à l’usure). Même quand elle évoque des sujets “sérieux”, l’abord doit rester ludique, léger, quasi festif. Tout se résume, en quelque sorte, à refléter “l’air du temps”. On est à la fois dans le local et dans l’immédiat actuel.
Nous en arrivons à un troisième aspect, plus insidieux : une grande partie des infos est composée, non de l’information proprement dite, mais, déjà, de ce qu’en pense le commun des mortels (le quidam auquel un micro est tendu étant censé incarner l’opinion générale). Exemple : un adolescent se pend à l’école. On va interviewer le directeur, les parents d’élèves, les condisciples. Un avion s’écrase en mer, rebelote : on demande ce qu’il faut en penser à des tas de gens qui n’ont aucun avis autorisé sur la question, ne détiennent aucune clé permettant d’expliquer quoi que ce soit et se contentent d’exprimer une réaction spontanée, quasi instinctive (et donc irréfléchie) à propos de ce qui vient d’arriver. Au terme de la “séquence”, en général une minute trente (on n’oserait pas parler d’un “reportage”), le spectateur n’en sait pas plus sur les faits eux-mêmes. Il s’est laissé polluer le cerveau par des propos imbéciles tenus au premier degré par des gens qui ne s’attendaient même pas à ce qu’on leur demande ce qu’ils pensent. Voilà le cœur de l’info, ce qui en constitue l’essence : un miroir tendu au spectateur, à ses propres impulsions, peurs, désirs, haines ou frustrations. Le ressort principal des journaux télévisés consiste à nous faire croire que nous pouvons juger des choses, de tout et de rien, à l’aide de l’information qu’ils nous livrent. Ils flattent notre amour-propre en nous présentant des choses familières et en nous donnant à penser que notre simple avis, recueilli à brûle-pourpoint, vaut expertise.
Bien sûr, pareille démagogie n’est pas innocente. “On n’attrape pas les mouches avec du vinaigre.” Les spectateurs, fascinés par ce miroir qui leur est tendu, n’en finissent pas de contempler ce reflet d’eux-mêmes. Ainsi le JT livre-t-il de moins en moins d’infos. Il a depuis longtemps abdiqué toute volonté de comprendre, toute velléité d’analyse au profit de la réaction à chaud. L’investigation journalistique se réduit dorénavant au micro-trottoir. Par la force des choses, je suis surtout sensible aux conséquences de cette façon d’informer en matière judiciaire. A cet égard aussi, les JT privilégient systématiquement la bonne recette populiste à l’exigence critique, la scandalite aiguë de monsieur tout-le-monde, toujours prompt au lynchage, à l’ambition de faire comprendre. Aujourd’hui, les “spécialistes” de tout poil et autres “experts” sont définitivement disqualifiés au bénéfice de l’homme de la rue qui se venge, par médias interposés, de siècles d’anonymat Les directions de chaînes se justifient par la concurrence qu’elles se livrent. Elles subiraient la dictature de l’audimat. Entre-temps, elles nous font subir cette dictature : une information qui, à force d’aller dans le sens du poil, devient intellectuellement obscène.
J’attends d’un JT qu’il me renseigne et m’enseigne. Qu’il m’éclaire sur les événements importants qui concernent le sort de l’humanité. Qu’il prenne le temps de développer ses sujets en sorte qu’ils n’en soient pas réduits à leur plus simple expression et n’en deviennent pas simplistes. Qu’il élève le spectateur vers des réflexions qui élargissent son champ de pensée plutôt que de le convaincre qu’il a toujours raison même quand il a oublié de réfléchir.
Faute d’élever davantage le débat, il n’est aujourd’hui qu’un divertissement médiocre. Mais pas sans danger. Chacun peut en faire aisément l’expérience : une fois désintoxiqué, on en attrape le dégoût !